ALBERT CASSAGNE
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
PROFESSEUR AU LYCÉE DE HAVHE
DOCTEUR ÉS LETTRESLA
THÉORIE DE L'ART POUR L'ART
EN FRANCE
CHEZ LES DERNIERS ROMANTIQUES ET LES PREMIERS RÉALISTESPARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1906AVANT-PROPOS
Il y a une lettre où Flaubert conseille à Guy de Mau-passant de « creuser la question de l'art pour l'art'». C'est le sujet qui m'a tenté. Mais il y a plusieurs manières de « creuser la question », et je crois bien que Flaubert entendait parler dans sa lettre, en 1876, d'une discussion surtout théorique. Il m'a semblé plus intéressant, une trentaine d'années ayant passé et fournissant le recul nécessaire, de considérer la question au point de vue de l'histoire littéraire. Je ne me suis pas abstenu de me placer, quand je l'ai jugé utile, au point de vue du critique, quelquefois du moraliste ou de l'esthéticien, mais la tâche essentielle que je me suis proposée a été de préciser historiquement la doctrine de l'Art pour l'Art sous la forme qu'elle a prise en France, au xixe siècle, chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, c'est-à-dire à peu près entre la Révolution de 1848 et celle de 1870. Celte théorie ou cette doctrine, je n'ai pas cherché à la développer telle
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qu'elle aurait pu être conçue in abstracto par des philo-sophes, mais à l'exposer telle qu'elle a été réellement professée par les écrivains que j'ai étudiés'.
Je me suis trouvé, j'ai du le faire remarquer une ou deux fois, en présence non pas d'une école à proprement parler, mais d'un groupe assez peu cohérent d'individualités souvent très distinctes, rapprochées seulement par certaines tendances communes, très importantes il est. vrai, quelquefois incapables de tomber d'accord sur lout autre point que la question de l'indépendance de l'art. Je me suis efforcé d'établir l'origine et le progrès des idées que j'ai eu à exposer, ainsi que les influences qu'ont subies ou exercées ceux qui les ont parlagées.
J'ai négligé des hommes comme Mérimée, dont l'œuvre est d'importance, mais dont l'influence a été faible ou nulle, et qui n'a fait partie d'aucun groupe; comme Scribe ou Sarcey qui, ayant lout subordonné à l'effet dramatique, morale, histoire, philosophie, vérité, devraient peut-être loyiquement être rangés au nombre d'écrivains par qui, en fail, leur insouciance artistique les a fait renier et honnir.
Quant à la doctrine, je l'ai trouvée un peu flottante. J'ai résisté autant que j'ai pu à la lentation de la systé-matiser. Je ne l'ai fait qu'autant que cela m'a paru indispensable pour les besoins de l'exposition.
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Est-il nécessaire de dire que, telle quelle, elle n'explique ni tout Flaubert, ni tout Leconte de Lisle, ni tout Baudelaire, ni à plus forte raison tout Renan, mais seulement une des faces de leur talent?
De même quand j'ai dû aborder de larges questions comme les rapports de l'art et de la science, ou de la littérature et des arts plastiques, le pessimisme, etc., je ne l'ai fait qu'en me restreignant au point de vue de l'Art pour l'Art, toujours en historien de la littérature et sans avoir le moins du monde la prétention d'épuiser de tels sujets.
Enfin la nature même de ce sujet-ci m'a obligé à toucher quelques points qui avaient déjà été traités parfai-tement; je n'ai pas cherché à dire autrement quand ce qui avait été dit m'est apparu comme l'expression de la vérilé.
Après cela je n'ai plus qu'à exprimer le plaisir, le grand et vrai plaisir que j'ai pris à étudier ces œuvres qui sont d'hier, encore toutes frémissantes de vie et où la mort n'a presque rien frappé. J'ai eu la joie de vivre un bon nombre de mois dans la fréquentation de très consciencieux et, somme toute, de très nobles esprits qui, au-dessous des génies, sont et resteront l'honneur des lettres françaises au xixe siècle. Je me suis souvent demandé, en écrivant cet ouvrage, ce qu'ils en auraient pensé. Tout mon désir serait qu'il ne parût pas trop indigne d'eux.
Décembre 1905.
[1]PREMIERE PARTIE
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HISTOIRE DE LA THÉORIE DE LART POUR L'ART
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I
LE ROMANTISME ET LA SOCIÉTÉ DE 1830
La bourgeoisie conservatrice et les partis révolutionnaires — L'esprit de piux el l'esprit de guerre — Caractère discordant de la litterature romantique.
Les saint-simoniens prétendaient, aux environs de 1830, que deux sortes d'états se succèdent dans les sociétés, les périodes organiques et les périodes critiques. Dans les premières toutes les manifestations de l'activité humaine sont coordonnées en vue de fins harmonieuses: le but de l'action sociale est nettement défini; tout concourt; un même caractère ressort des faits économiques, des mouvements sociaux, des manifestations littéraires et arlistiques. Au con-traire, dans les périodes critiques il n'y a plus ni communion de pensée, ni action d'ensemble; l'organisation des forces sociales a fait place à l'anarchie, la société n'est plus qu'une agglomération d'éléments isolés en désaccord les uns aver les autres.
Si cette distinction est fondée, il n'est pas douteus, et c'était d'ailleurs l'avis des saint-simoniens, que la France se trouvait en 1830 dans une période éminemment critique. En 1830 en ellet, et dans les années qui ont suivi, li littérature n'a pas été, selon la formule consacrée, l'expression de la société, ou du moins elle ne l'a été qu'à demi. Entre la littérature
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de 1830, - c'est-à-dire la littérature romantique, - et la société de 1830, il y a eu désaccord et discordance. La littérature romantique, outrancière et violente, satisfaisait, il est vrai, les instincts violents qui avaient survécu aux guerres de l'Empire et dont l'influence persistait d'un cuté dans les imaginations bourgeoises et de l'autre dans l'action de certains partis révolutionnaires. Par son autre face, sentimen-tale, rèveuse, idéaliste, elle séduisait encore les ames poétiques el romanesques, mais dans l'ensemble elle était en complet désaccord avec les mœurs, l'esprit, le caractère, et les habitudes réelles de la société bourgeoise pacifique, pon-dérée, pratique, utilitaire, qui constituait la presque totalité du public auquel s'adressaient les écrivains.
En désaccord avec les éléments bourgeois essentiellement conservateurs, en immense majorité dans le public, la littérature romantique était également en désaccord avec les éléments progressistes ou révolutionnaires infiniment moins nombreus, mais très agissants, dont elle n'exprimait pas davantage l'esprit ei les idées.
Tout le monde sait que, des la Restauration et les premières années de la monarchie de Juillet, la paix, le développement des grandes entreprises industrielles, commerciales et financières, l'essor économique du pays avaient produit une prospérité matérielle inconnue jusque-là. Les chemins de fer, en augmentant la circulation et en donnant lieu à la spéculation par le trafic de leurs actions, avaient doublé ou triplé la fortune publique. Les fortunes particulières s'édifiaient dans les banques, dans les boutiques, dans les bureaux de négoce, toujours plus nombreuses, et l'exemple de ceux qui s'enrichissaient était un puissant stimulant pour loutes les activités. La bourgeoisie enrichie débordait les autres classes, maintenait et comprimait le peuple, absorbait peu à peu l'aristo-cratie. Son épanouissement, fait considérable, était noté et
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décrit par tous les observateurs de la société, par les romanciers et par les auteurs dramatiques comme par les historiens. Le plus grand et le plus pénétrant des témoins, Balzac, en faisait la matière de son œuvre, et n'était pas le seul. Innombrables sont les types bourgeois qui remplissent les romans qu'inspira plus ou moins le speclacle de cette course à la richesse. Tel, entre cent autres, le Dambreuse de l'Education Sentimentale, qui s'appelle de son vrai nom le Comte d'Ambreuse, mais qui, • dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, s'était tourné vers l'industrie; et l'oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l'affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, avait amassé une fortune que l'on disait considérable' •. De plus il était, ajoute Flaubert, officier de la Légion d'honneur, membre du Conseil général de l'Aube, député; il allait être pair de France un de ces jours. C'était sur les pareils du comte d'Ambreuse que s'appuyait le gouvernement de Louis-Philippe. Le roi bourgeois régnait bourgeoisement au moyen d'une Chambre des pairs dont n'étaient pas exclus les représentants du grand commerce, et d'une Chambre basse dont les membres étaient nommés par les électeurs censitaires.
Dans cette société il y avait abondance, et même surabondance de vertus proprement bourgeoises : économie, épargne, activité laborieuse, goût pour l'entretien et le développement des patrimoines, prudence, pondération, prédilection pour les opinions moyennes et les doctrines de juste milieu, honneur commercial, ete. La richesse était érigée en vertu d'Etat par la voix autorisée du ministre le plus représentatif du règne; elle conférait la considération presque toujours, faisait en tout cas du bourgeois un électeur, le menait à la Chambre, l'élevait dans les grades de la garde nationale
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(comme il arriva à Jérôme Paturot quand il se fut enrichi par le commerce des bonnets de coton), pouvait l'introduire jusque dans la Chambre des pairs et dans le Conseil des ministres.
A côté de cela vous trouviez un utilitarisme vraiment étroit, une insouciance trop réelle et quelquefois trop affichée de l'art et de la science, de l'indifférence pour tout idéalisme, une apreté d'ambition excessive, une absorption de toutes les facultés intellectuelles et morales par la volonté constamment tendue et bandée en vue de l'enrichissement. La prospérité matérielle, la possession de l'argent étaient tout. Cela s'enseignait dans les familles. Mme Mercadet n'était pas la seule à répéter à sa fille: « Mon enfant, il n'y a pas de bonheur possible dans la misère; il n'y a pas de malheur que la fortune n'adoucisse' ». En politique, à l'extérieur, c'était la paix à tout prix, une politique d'allaires, prudente, mais sans ampleur, sans idées larges, trop exclusivement pratique et terre à terre; à l'intérieur un conservatisme farouche, rebelle aux moindres concessions. C'est un de nos étonnements aujourd'hui de lire dans les histoires que le gouvernement de Louis-Philippe se refusa toujours à admettre l'adjonction au corps électoral des capacités, bien légère concession qui cut peut-ètre sauvé le régime. Les historiens les plus favorables, comme Thureau-Dangin, reconnaissent que cette société bourgeoise « manquait un peu d'élévation d'esprit et de chaleur de cour; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer en bas.... De là le eri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre d'en bas au culte du veau d'or qui régnait en haut ». Et les ennemis, comme Louis Blanc, se complaisent à mettre en relief l'inconséquence de cette bourgeoisie si étroitement monarchiste à laquelle manquait justement le sens monarchique : « Le jour
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où la dotation du duc de Nemours a été refusée si injurieusement aux désirs du roi, il est devenu manifeste que le sens monarchique manquait à la bourgeoisie. Plus on conteste au prince le droit d'agir, plus, si l'on veut qu'il se maintienne, on doit lui accorder les moyens de briller. Le faste est plus nécessaire à un roi constitutionnel qu'il ne l'était à Louis XIV pouvant dire : Je veux'. »
Les Goncourt ont décrit quelque part? l'ascension de la classe bourgeoise et ont résumé les caractères des trois dernières générations dans les types suivants :
D'abord l'homme du bien-fonds, acheteur des biens natio-naux, dur à lui-mème et aux autres, apre comme un paysan, plein du sentiment de la propriété, • sans une foi, et prêt d'avance à tout pouvoir qui n'inquiète pas son champ ».
Ensuite une génération d'hommes généreux, capables de ‹lévouement, d'élan, de foi, de passion, la génération des guerres de l'Empire, des cœurs élevés qu'ont aussi passionnés les luttes politiques de la Restauration.
Enfin la génération des calculateurs intéressés, a l'ambition froide, au sens moral troublé par l'élévation des fortunes scandaleuses, sceptique en tout, sauf en allaires, impatiente de parvenir. C'est celle qu'ils virent et dont ils jugèrent si sévèrement l'égoïsme; celle qui après 1830 n'éprouva plus guère que le désir de jouir des avantages conquis par ses ainés.
Dans l'ensemble une société politiquement conservatrice, économiquement en progrès rapide et continu, moralement dépourvue d'idéal'.
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Si la masse de la bourgeoisie ne révait que le maintien de l'équilibre social dont sa propre prééminence était la base, une minorité très divisée mais très active étudiait sans cesse les moyens de réaliser le progrès social. Saint-simoniens, fouriéristes, bucheziens, icariens, socialistes comme Louis Blanc, positivistes comme Auguste Comte, progressistes indépendants comme Pierre Leroux, républicains de toute nuance, anarchistes comme Proudhon, enhardis par la révolution de Juillet, aspiraient à changer les mœurs, les institutions, les croyances mêmes, et préparaient une nouvelle et plus décisive révolution.
On demandait l'extension du droit de suffrage, la diffusion de l'instruction, l'organisation du travail, la liberté de l'association et de la coopération, bref la reconstitution de la société sur un nouveau plan. Et la plupart des hommes qui méditaient ces grandes réformes, ou du moins leurs disciples immédials et la masse de tous ceux qui avaient confiance en eux et les suivaient, n'étaient pas des rèveurs enfermés dans la spéculation et n'en sortant pas; c'étaient des hommes agissants, impatients d'exercer sur leurs contemporains une action réelle, profonde, et aussi prompte que possible. Ce n'étaient pas de simples sectes utopistes que la bourgeoisie avait en face d'elle et qui travaillaient à la déposséder, ou au moins à la détrôner; c'étaient, quelle que fut leur importance numé-rique, de vrais partis fortement organisés pour la propagande et pour l'action.
Or il arrivait que les bourgeois se donnaient de temps en temps des airs belliqueux, et que ceux qui voulaient réformer la société proclamaient des visées pacifiques, mais en fait, foncièrement, la bourgeoisie était pacitique, les révolutionnaires révaient et préparaient la violence.
Les airs belliqueus qu'aimait à prendre quelquefois la bourgeoisie étaient un reste des temps napoléoniens. La tradition
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guerrière de la Révolution et de l'Empire n'était pas morte: les souvenirs de la lutte contre l'étranger et de la conquête de l'Europe par le peuple émancipé n'étaient pas éteints; l'élan victorieux de la jeune liberté n'était pas oublié. La protestation du pays surpris dans un moment d'épuisement par les coalitions et vaincu retentissait encore en échos douloureux dans les ames des patriotes. Ces échos, ces souvenirs, ces traditions revivaient surtout dans le peuple. Exception faite pour un faible parti militariste qui, dans la bourgeoisie, voulait réellement la dénonciation des traités de Vienne et la conquele des frontières du Rhin par une guerre à outrance, le sentiment belliqueux était un sentiment populaire. Cependant la bourgeoisie le ressentait aussi, mais en imagination surtout. Un instinet secret lui conseillait d'ailleurs de donner certaines satisfactions à ces tendances, ce qui lui était d'autant plus facile qu'elle les comprenait et les éprouvait en partie, mais bien entendu sans leur obéir et sans se laisser mener par elles. C'est ainsi qu'elle s'unissait aux autres classes pour célébrer le héros national, dont la légende composite s'élaborait rapidement par l'apport de tous les partis.
Les libéraux et les révolutionnaires oubliaient Napoléon despote, étoufleur de la liberté, pour célébrer Napoléon propagateur des idées révolutionnaires à travers l'Europe, victime de la Sainte Alliance et souverain démocrate'. Ce qu'ils retenaient de l'Empire, c'était l'élan donné aux imaginations et aux espérances.
Comme le dit Heine à propos de la mort du duc de Reich-stadt: « Napoléon était sous un certain rapport un empereur saint-simonien. Arrivé qu'il était par sa supériorité intellectuelle à la suprême puissance, il n'avançait que le règne des capacités, et avait pour but le bien-être physique et moral
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de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Il régnait moins au profit du Tiers Etat, de la classe moyenne, du juste milieu, que dans l'intérèt des hommes dont la richesse tout entière est dans le cœur et dans les bras : son armée était une hiérarchie dont les gradins d'honneur n'étaient occupés que par le mérite personnel et par la capacité. Le moindre fils de paysan y pouvait aussi bien que le gentilhomme de la race la plus antique obtenir les dignités les plus élevées, et gagner l'or et les étoiles d'honneur.... Il en est peut-être beaucoup ,i dans l'image de Napoléon ne rendent de culte qu'à l'espoir evanoui de leur propre grandeur'. »
La bourgeoisie voyait autre chose en Napoléon. Pour elle il était l'émancipateur définitif du Tiers; il était aussi l'homme qui avait donné à la France de la gloire militaire pour un siècle, qui lui permettait de vivre sur l'acquis d'un passé prestigieux et de faire loujours figure devant l'Europe sans tirer l'épée. Ainsi chaque parti transfigurait à sa manière le héros national, moyennant quoi tous pouvaient communier dans la célébration de son culte.
La bourgeoisie, qui voulait la pais, s'y berçait en imagination de rêves guerriers, mais en fait y trouvait une garantie de paix, contraste mille fois remarqué et raillé. • Le ridicule de la nouvelle bourgeoisie, dit Michelet, c'est le contraste de ses précédents militaires et de cette peur actuelle qu'elle ne cache nullement et qu'elle exprime à tout propos avec une naïveté singulière. »
Ainsi le bourgeois, en servant dans la garde nationale, se donnait à lui-même des illusions militaires: ainsi Thiers, se sentant bien retenu, faisait à grand bruit des préparatifs
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belliqueux, sur de flatter le sentiment national en manifestant contre l'Angleterre, sûr en parlant de guerre de plaire à la bourgeoisie confiante du reste en son habileté pour que les choses ne fussent pas poussées trop loin.
Mais le but, le vrai but poursuivi réellement par toute la bourgeoisie était la paix, la paix extérieure et la paix sociale. Le bourgeois de la boutique, du barreau, du cabinet d'af-faires, du comptoir, en avait besoin pour mener à bien la tâche d'enrichissement qu'il n'avait jamais terminée. De fait, aucun gouvernement jusque-là n'avait voulu la paix avec une persévérance plus manifeste.
La bourgeoisie, tout en parlant de guerre de temps en temps, et en dépit des sentiments napoléoniens qu'elle partageait superficiellement avec le reste de la nation, voulait donc la paix; au contraire, les révolutionnaires, paciliques en théorie, étaient au fond des violents qui attendaient tout de la force.
En apparence rien de plus pacifique. Les réformateurs, les inventeurs de sociétés nouvelles révaient tous plus ou moins comme Fourier d'un état d'harmonie incompatible avec les wurres de la guerre. Les saint-simoniens faisaient de la pacification un des principes essentiels du Nouveau Christia-nisme. L'opposition qu'ils établissaient entre le militaire qui détruit et l'industriel qui produit était toute au désavantage du premier: « Nous avons employé nos efforts, est-il dit dans l'Exposition de la Doctrine saint-simonienne, à démontrer la décroissance constante de l'influence des militaires, et en mème temps les progrès des travailleurs parifiques' »; et, dès 1824, Saint Simon, ou peut-ètre Auguste Comte, avait signalé dans le Catéchisme des Industriels la contradiction qui existe entre les efforts des peuples pour s'enrichir par l'industrie et leur habitude de contier la direction de leurs
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affaires à des militaires'. Enfantin écrivait à Louis-Philippe, quelques années plus tard (1837), que Napoléon avait été l'empereur des soldats, que lui devait être l'empereur des travailleurs. Presque tous les chefs du mouvement social se déclaraient hostiles à la guerre, à la colonisation par la force brutale, aux révolutions, aux émeules.
Mais ces tendances pacifiques n'étaient qu'une apparenee. Elles étaient dans les théories, dans l'esprit des philosophes qui les avaient conçues, non dans l'esprit de ceux qui prétendaient les employer au renversement de la société, du régime bourgeois. Dans le peuple subsistait la tradition révolutionnaire violente. Les soulèvements du 14 juillet, du 10 aout, des Trois Glorieuses, avaient laissé des souvenirs vivaces. Beaucoup de républicains, beaucoup d'ouvriers qui avaient fait 1830, mais ne s'étaient pas trouvés suffisamment en force après la victoire pour pouvoir l'utiliser, rêvaient de recom-mencer, avec plus de profit, l'insurrection dont la bourgeoisie avait malheureusement recueilli presque tous les fruits. L'émeute, les barricades, le coup de main rapide par l'emploi brutal de la force populaire restait le moyen le plus sûr de faire aboutir des revendications trop longtemps ajournées. Heine, au retour d'une visite faite aux ateliers du faubourg Saint-Marceau, écrivait à la Gaselle d'Augsbourg : a J'ai trouvé là plusieurs nouvelles éditions des discours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans des livraisons à deux sous l'Histoire de la Récolution par Cabet, la Doctrine el la Conjuration de Babeuf par Buonarotti, etc., écrits qui avaient comme une odeur de sang; et j'entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées dans l'enfer, dont les refrains témoignaient d'une fureur, d'une exaspération qui faisaient frémir.... » Et ailleurs : « La guerre est le
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moindre des maux que je redoute. A Paris il peut se passer des scènes auprès desquelles tous les actes de l'ancienne révolution ne ressembleraient qu'à des rèves sereins d'une nuit d'été'. »
On le vit bien au Cloitre Saint-Merry, rue Transnonain, à Grenoble, à Lyon; on le vit aussi par les multiples attentats qui furent dirigés contre la vie de Louis-Philippe.
Tout cela couvait sous la paix bourgeoise. Tous ceux dont l'ambition et les appétits surexcités se heurtaient aux résistances de la classe propriétaire, tous ceux qui, se sentant énergiques, forts, se voyaient cependant dans l'impossibilité de se faire place et en accusaient le régime, parmi ceux-là beaucoup de jeunes gens partageaient cette confiance en la force, goûtaient celte promptitude du recours à la violence, à la rébellion en armes, à la guerre civile *
En regard de la bourgeoisie conservatrice, attachée à de paisibles réalités pratiques, en regard de la démocratie révolutionnaire et violente, plaçons maintenant la littérature romantique. Elle ne pouvait satisfaire ni les uns ni les autres.
La bourgeoisie, déroutée d'ailleurs par une esthétique trop nouvelle, voyait dans le romantisme une littérature étrange et violente, évoquant à chaque page le carnage des batailles, le meurtre, le duel, le rapt, l'autodafé, célébrant le choc des passions, une dangereuse littérature de désordre et de révo-lution, tandis que le classicisme représentait la raison, l'ordre et la tradition. Ce fut une impression persistante, lente à s'effacer, et qui mème ne s'ellaça jamais tout à fait.
« Je me rappelle qu'un matin, dit John Lemoinne, dans les
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plus mauvais jours de 1871, M. Thiers, que j'étais allé voir à Versailles, m'ayant demandé des nouvelles de M. de Sacy, je lui répondis qu'il continuait à être amoureux de ses vieux livres et à ne pas connaitre les romantiques. Et M. Thiers me dit avec cette vivacité dont vous avez conservé le souvenir : « Ah! il a bien raison, Sacy; les romantiques, c'est lu Commune'! »
Ainsi pensait M. Thiers, bourgeois supérieur, quarante ans après 1830. On peut juger d'après cela si, en 1830 mème, aux yeux de la moyenne des bourgeois, les romantiques devaient passer pour des révolutionnaires!
D'autre part les démocrates voyaient dans les romantiques des idéalistes attardés, des hommes du passé, amoureux des choses mortes, des apologistes du moyen âge catholique et mystique, ou des lyriques élégiaques, se complaisant dans la description et l'analyse de leurs propres émotions, oublieux des grands intérêts de l'humanité, des intelligences stérilisées par l'égoïsme, des forces hostiles au progrès ou du moins perdues pour lui. Révolutionnaires aux yeus de la bourgeoisie, les romantiques étaient pour la démocratie des réactionnaires.
Donc le désaccord était complet, si complet qu'il en restera toujours quelque chose. Mais il ne tarda pas à satténuer. 11 se fit une double adaptation aus meurs bourgeoises et aus tendances démocratiques. Sous cette double influence le romantisme évolua, s'altéra, se scinda. Il y eut l'art bourgeois et l'art social, et entre les deux, à égale distance de l'un et de l'autre, il y eut l'art pour lart, qui n'est autre que le romantisme continné et restauré dans son intransigeance première par une autre génération d'écrivains.
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II
L'ADAPTATION DU ROMANTISME
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1º Influence des mœurs et de l'esprit bourgeois.
Antagonisme du bourgeois et de l'artiste. — Influence exercée par la societe bourgeoise sur la Presse. —Sur la litterature: la littérature industrielle. — L'adaptation de l'artiste; la Boheme —L'esprit bourgoous en littérature.
Entre la bourgeoisie et l'artiste romantique il y a des l'abord incompréhension mutuelle et antagonisme. Indépen- damment des raisons exposées plus haut, la poétique nou- velle avait tout ce qu'il fallait pour n'être pas comprise. Rien de plus opposé au réalisme bourgeois que l'idéalisme effréné des romantiques; la beauté qu'exprimait le romantisme était tout autre que celle à laquelle le public était habitué. Il y cut plus que de l'indifférence; il y eut de l'hostilité. Les vénérables pontifes de la raison classique et bourgeoise se laissèrent aller à quelques excès. La jeunesse romantique répondit par de bien autres excentricités. Chacun selon son tempérament lança l'anathème, ou le sarcasme, ou l'épi- gramme. On vit éclore une quantité de pamphlets, de satires directes ou déguisées. Il n'y eut pas de bousingot romantique qui ne crût de son devoir de préluder aus œuvres définitives par des huées à l'adresse de la bourgeoisie. Gérard de
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Nerval et Théophile Gautier menaient le chœur. Gérard de Nerval est cité par Hippolyte Castille' comme ayant été mis en prison pour avoir crié dans la rue A bas les bourgeois! Le dévergondage, l'excentricité voulue de la littérature étaient une protestation contre la sagesse, la prudence, la mesquinerie bourgeoises. Il y avait là du dépit, de l'inassou- vissement des ambitions, du désir d'effaroucher, de scanda- liser ceux dont on ne pouvait forcer l'adhésion, et d'ailleurs, quand on vivait par l'imagination au moyen âge, ou en Orient, on s'accommodait mal des réalités terre à terre de la civilisa- tion contemporaine. Les plus graves, comme Vigny, se plaignaient assez amèrement que le poète, que l'artiste n'eus- sent pas leur place dans une société trop utilitaire.
A la coalition de tous les déçus de 1830, aux républicains et aux socialistes se joignent les artistes dans leur hostilité contre le bourgeois, roi du jour, doctrinaire, éclectique, utilitaire. gagneur d'argent et philistin. L'hymne à l'art rajeuni, renais sant, l'hymne enthousiaste s'est vite transformé en une mor- dante et assez haincuse philippique. La bassesse bourgeoise est amplement analysée et flétrie; on lui oppose la noblesse, le désintéressement inaltérables des artistes. Le monde bour- geois apparait au romantique tel à peu près que nous le voyons aujourd'hui dans Balzac propriétaires, boutiquiers, ministres, fonctionnaires, journalistes, agents d'affaires. véreux ou non véreux, magistrats, actrices, filles galantes. tous intéressés, apres au gain, sans élévation ni chaleur d'âme. Au contraire presque toutes les fois que le romancier avait à représenter un artiste, c'était un insouciant plein de noblesse, un génie désintéressé et magnifique. Ainsi, dans la Maison du Chat qui pelote (1829), pour ne citer qu'un seul exemple, s'opposent le peintre Théodore de Sommervieux,
1. Les hommes et les meurs du temps de Lonis-Philippe Ber, de Paris, 1833, L. III, p. 271).
2. Dans Stelle, dans son Journal, et ailleurs.
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artiste et noble, et le vieux drapier bourgeois Guillaume, homme austère et probe, intelligence bornée, cœur fermé à tout ce qui n'est pas le moyen négoce. Il y a incompréhen- sion mutuelle, et la naïve Augustine, fille du bourgeois, qui a épousé l'artiste, en meurt de chagrin à vingt-sept ans. Quant à l'ancienne aristocratie, elle s'en va, grugée, ruinée par la bourgeoisie, disparition à jamais regrettable, il faut le croire, car les artistes manifestent à l'égard de l'aristocratie de nais- sance une admiration qui se traduit par des regrets répétés. Voyez toujours Balzac qui ne fait jamais parler ses grandes dames et ses grands seigneurs sans mentionner tristement qu'ils sont les derniers représentants du type M. d'Espard était gentilhomme comme sa femme était une grande dame; deux types magnifiques deja si rares en France, ele... Heureusement à cette vieille aristocratie succède la nouvelle, celle du génie, pauvre de biens, mais riche de pensée, dépo- sitaire du Beau et gardienne de l'Idéal menacés par l'utilita- risme bourgeois. Au moins ees trésors dont elle a la garde sont-ils vigoureusement défendus. Les institutions bourgeoises, les ministres, le gouvernement, le roi bourgeois passent à l'état de perpétuel plastron, tandis que le bourgeois n'oppose guère à tant de railleries que la force d'inertie de sa masse, les plaisanteries anodines et vertement relevées de Jérôme Paturot, cette odieuse descente de la Courtille où les poètes et les savants sont criblés de boue et de farine par de pro- saïques polissons, et les colonnes compactes du Constitu tionnel, le journal bourgeois par excellence, à ce titre le plus moqué, ultra-classique, également anti-romantique et anti- démocratique, journal de MM. Etienne, Jay, de Jouy, dirigé plus tard par le D' Véron, type cent fois raillé du bourgeois riche, faiseur et sot, tête de Ture à l'usage des Théodore de Banville et des Daumier, des poètes à l'esprit caustique et aussi
1. Balzac, L'Interdiction, p. 172 (136
2. Baudelaire, Art romantique.
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des caricaturistes. Car entre autres libertés la Révolution de 1830 avait donné à la France la liberté de la Caricature dont le régime bourgeois et les hommes marquants de la bour- geoisie faisaient naturellement tous les frais. Dans le Cha- rivari, dans la Caricature, Philipon, Granville, Decamps. Henri Monnier, Daumier, Traviès secondaient vigoureusement les romantiques, et daubaient sur le bourgeois comme Théophile Gautier ou Petrus Borel. Le bourgeois parvenu était par eux représenté mille et mille fois sous les traits de Mayeux, type du petit bourgeois difforme, grotesque, cynique, ambi- tieux, remuant, à la fois jovial et hargneux; de Robert. Macaire, le chevalier d'industrie, l'escroc audacieux et insi- nuant, le pêcheur en eau trouble dans les affaires bourbeuses suscitées par le mouvement des capitaux, la création des compagnies de chemin de fer, des sociétés financières, des entreprises industrielles; enfin de M. Prudhomme, qu'Henry Monnier mit vingt ou vingt-cinq ans à réaliser pleinement', épiant et notant sans se lasser les gestes et les attitudes, le parvenu suffisant, riche et sot, le bourgeois arrivé succédant aux types d'arrivistes et les faisant oublier.
Cet antagonisme entre la société bourgeoise et les artistes ou les littérateurs n'empêcha pas ceux-ci de subir au bout d'un certain temps l'influence de celle-là. La loi de l'adapta- tion au milieu devait trouver là son application.
Cela se vit d'abord aux journaux, en contact plus direct, plus continu avec le public, obligés de se ronformer davan- tage à ses goûts.
La transformation fut rapide, presque brusque. Sous la Restauration le journal était l'organe d'une doctrine politique ou littéraire, publiait des articles anonymes, coûtait fort
1. Des Seines populaires dessinées à la plume (1833) contemporaines d'Her- nani el d'Antony, a la comedie Grandeur et decadence de Joseph Pru dowe (1853),
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cher, chaque numéro ayant déjà quinze centimes de droits à supporter, et ne s'adressait par conséquent qu'à un petit nombre de lecteurs'. Des esprits avisés comprirent assez vite que le Journal pouvait devenir une entreprise commerciale et financière comme il s'en fondait tant alors, un comptoir où se débiterait et se détaillerait la marchandise littéraire, comme une autre denrée, selon les goûts et les désirs du public. La liberté conquise en 1830 facilitait grandement cette transformation. Déjà la première Revue de Paris, achetée en 1834 par Buloz, avait introduit le roman dans la presse périodique. Le Siècle et la Presse en 1836 firent mieux en inaugurant le roman feuilleton qui fut la première manifestation industrielle en littérature, et dont le résultat immédiat fut d'augmenter dans une proportion considérable le nombre des journaux et celui des lecteurs. En même temps Émile de Girardin, à la Presse, abaissait à 40 francs le prix de l'abonnement, le réduisant ainsi de moitié, et couvrait ses frais en insérant des annonces payées, ce qui mettait le Journal en relations directes avec le mouvement industriel et commercial. En outre, pour contenter le plus grand nombre possible de lecteurs, on se mettait à publier des articles sur toutes sortes de sujets. C'en était fait de l'ancienne presse. Les autres journaux durent, les uns après les autres, abaisser leur prix, et ouvrir leurs colonnes aux annonces, ou bien périr, comme il arriva à la Revue de Paris, trop exclusive- ment littéraire et artistique, trop lente à suivre le mouvement.
Pour assurer le succès du Journal, pour attirer le public, on fit appel d'un côté aux écrivains en vogue, Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Frédéric Soulié, dont on achetait les œuvres pour les découper en feuilletons, dont on achetait plus encore la signature; et de l'autre on se mettait
1. Ecrivez pour 500 personnes, disait Bertin l'ainé aux écrivains qui débutaient au Journal des Débats. Il était resté de la vieille école. (Renan, Souvenirs du Journal des Déhats.)
2. En 1832, G. Sand écrit à Boucoiran: La Revue de Paris et la Revue des
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en relations de plus en plus directes avec le mouvement industriel et commercial en vulgarisant l'annonce. En 1845, un saint-simonien, Charles Duveyrier, fondait une agence de publicité pour les journaux et affermait par traité les annonces du Journal des Débats, du Constitutionnel et de la Presse, abaissant encore le prix de la réclame. Ainsi par l'intermédiaire de la presse les points de contact se multi- pliaient entre l'industrie et la littérature; la presse en s'industrialisant industrialisait la littérature.
Le journaliste devint quelque chose comme le Raoul Nathan de Balzac, l'homme de lettres à tout faire, vaudevil- liste, dramaturge, critique, journaliste politique, à l'осса- sion homme d'affaires, d'une activité immense et brouillonne, d'ailleurs sans instruction ni style, le contraire d'un artiste. n'ayant ni le temps, ni le goût, ni la patience d'écrire, l'homme de son temps, un de ces jeunes ambitieux de la littérature que Balzac nous montre en train d'envahir les lettres'.
Le journaliste déteignait en effet sur l'homme de lettres. Les affaires et le commerce faisaient reculer, étouffaient l'art.
Beaucoup de gens le regrettèrent. Les partis avancés déplorèrent l'affaiblissement de l'esprit politique qui en résulta, l'envahissement du mercantilisme. On changeait en un trafic vulgaire, dit Louis Blane, ce qui est une magistra- ture et presque un sacerdoce; on venait proposer de rendre plus large la part faite jusqu'alors dans les journaux à une foule d'avis menteurs, de recommandations banales ou cyni- ques, et cela aux dépens de la place que réclament la philosophie, l'histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève en le charmant l'esprit des hommes; le journaliste, en
Dent Mondes se sont disputé mon travail. Entin je me suis livrée à la Retur des Deux Mondes pour une rente de 100 francs, 32 pages d'ecriture toutes les semaines... (Lettre du 20 dec. 1832.) 1. Balzar, Une fille d'Ere (18%).
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un mot, allait devenir le porte-voix de la spéculation'.. Le succès des journaux ne dépendit plus, comme sous la Restauration, des rédacteurs politiques, mais des romanciers du feuilleton.
L'affaiblissement de l'esprit littéraire ne se manifestait pas seulement dans le public. Il paraît qu'il n'était pas moins visible chez les écrivains, à en juger par les protestations et les plaintes répétées des critiques sous la monarchie de Juillet, au sujet d'un mal dont la littérature et l'art sont, à les entendre, tout gangrenés. Tous ceux qui ont eu à porter des jugements sur la littérature ou sur la société, Sainte- Beuve, comme Gustave Planche, comme Proudhon, comme Reybaud, de Mazade, Saint-René Taillandier, ne cessent de déplorer que l'esprit utilitaire, l'industrialisme, le mercanti- lisme auxquels la classe bourgeoise devait sa prospérité, aient pénétré les lettres L'art pur a eu son culte, sa mysticité, dit Sainte-Beuve dans un article célèbre et caractéristique sur la littérature industrielle, mais voici que le masque change; l'industrie pénètre dans le rève et le fait à son image... Il n'y a plus d'écrivains consciencieux. La retraite des écri vains de l'ancien Globe devenus avec la Révolution députés, conseillers d'État ou ministres, a fait un vide qui n'est pas comblé. L'annonce règne dans la presse, et maintenant tous les éloges sont suspects; le lecteur n'est plus sûr qu'ils n'ont pas été payés. La littérature d'imagination est réduite à la fonction de pourvoyeuse du feuilleton; la valeur des écri- vains a diminué d'autant que leurs exigences augmentaient. La Société des Gens de lettres récemment créée est aussi un
1. Louis Blanc, Hist. de Die wns, t. V.
2. Recue des Deur Mondes, 1819 De la littérature industrielle.
3. L'application de la littérature au journal étant aussi nonvelle que velle de la vapeur à l'industrie, le journalisme changea la nature du roman.... Le journal ne fut pas favorable aux romanciers qui avaient le malheur de penser. (Champfleury, Souvenirs el portraits de jeunesse, p. 77.
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danger; il est à craindre que l'écrivain n'aliène entre les mains d'un comité son individualité littéraire et que la litté- rature ne devienne une simple exploitation commerciale.
Pour Gustave Planche, il y a trois types de poésie: celle de Lamartine, celle de Béranger, celle de Victor Hugo. Der- rière ces trois hommes marche la légion des industriels qui les imitent et exploitent un genre qui leur parait réussir. Il n'y a plus en littérature que du métier'.
Proudhon tonne avec sa vigueur habituelle contre les artistes dégénérés: Infatués de leur talent, calculant leur rémunération d'après l'opinion exagérée qu'ils se font de leurs ouvrages, les gens de lettres et les artistes ne rêvent que for- tunes subites et rentes seigneuriales. Le public entrant dans ces vues, au lieu de littérature et d'art, nous n'avons plus qu'une industrie appliquée au service du luxe, agent de la corruption générale ».
C'est que l'opulence bourgeoise n'a pas été sans exercer sur les écrivains une fascination irrésistible. Le régime et les mœurs poussent à l'enrichissement à tout prix. Le spec- tacle de la production industrielle amène les écrivains à cher- eher en littérature une production également intensive. On écrit pour les besoins du feuilleton, pour l'éditeur ou pour le directeur du journal, et, plus bas, pour le colportage, car au-dessous du client bourgeois il y a le client populaire pour qui on fabrique des romans à meilleur marché et de qualité encore inférieure. Cette fois la denrée est si frelatée que le gouvernement finira par s'en préoccuper et qu'en 1852 une commission sera nommée pour l'examen des livres et des gravures destinés au colportage. Le rapport du secrétaire de la commission, de la Guéronnière, apprend qu'il se dis- tribue par le colportage neuf millions de volumes, représen-
1. Revue des Deux Momles, 1862, t. IV.
2. Proudhon, les Majorats litteraires, p. 249.
3. Revue des Deuz Mondes, 1853, t. 11.
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tant un capital de six millions, que 3500 colporteurs orga- nisés, enrégimentés, courent les campagnes. Et Proudhon fulmine contre les fabricants de littérature à cinq centimes. représente l'abatardissement du peuple repu de romans'. et détourné ainsi de la considération de ses vrais intérêts.
Pour suffire à la consommation et pour assurer la produc- tion, la collaboration devient nécessaire, collaboration toute commerciale, avec participation aux bénéfices garantie par actes et traités. Alexandre Dumas aurait ainsi jusqu'à soixante-treize collaborateurs. On peut alors passer avec les journaux des marchés à forfait, avec dédit stipulé. Le journaliste se paie à la ligne, le traducteur à la feuille; suivant la vogue, le feuil- leton produit au signataire depuis 20 francs jusqu'à 500 francs. Un de mes amis, dit Proudhon, reprochait un jour à Nodier les longs adverbes qui émaillent sa prose diffuse et lache; il répondit qu'un mot de huit syllabes faisait une ligne et qu'une ligne valait un franc. Il ajoute que de leur côté les libraires multiplient les blancs, grossissent les caractères, publient en deux volumes ce qu'un seul contiendrait aisément.
Mème note chez Sainte-Beuve depuis que les chefs du romantisme sont passés à la politique, depuis que l'argent est devenu le Dieu de la littérature, c'en est fait de l'art et du style. Les auteurs ont pris l'habitude de tirer à la ligne. Si tel écrivain habile a par places le style enflé, vide, intaris- sable, chargé tout d'un coup de grandes expressions néolo- giques ou scientifiques venues on ne sait d'où, c'est qu'il s'est accoutumé de bonne heure à battre sa phrase, à la tripler et et quadrupler pro nummis en y mettant le moins de pensée possible. On a beau se surveiller ensuite, il en reste toujours quelque chose. »
1. Proudhon, In Pornocratie littéraire.
2. D'après Proudhon (Porane, litter, qui, il est vrai, doit exagérer un peu.
3. Proudhon. Majorata littéraires, p. 219.
4. Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes, 1843, 1. 111: Sor la situation en litterature.
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Si l'idée juste manque ou se fait attendre, on se jette dans le faux et dans l'outré, on fait du style à la mode du jour; on suit docilement le va-et-vient de l'opinion; on use adroite- ment de l'actualité et on latte le goût du public au lieu de le diriger et de l'élever.
Pour lancer les œuvres ainsi produites on fait appel à l'annonce et on use de la réclame à l'exemple des commer- çants et des industriels. L'abus est si répandu et si flagrant que Scribe en fait une pièce fort applaudie en 1848 au Théâtre-Français le Puff. Le libraire qu'il met en scène énonce ainsi ses conditions: Je ne paie jamais...; le noble auteur se charge des frais d'impression, ce qui est peu de chose, et des frais d'annonces, ce qui est un peu plus consi- dérable. En revanche, j'écris à tous les journaux: La librairie Bouvard vient d'acquérir moyennant cinquante ou cent mille francs (c'est à votre choix) le délicieux recueil de poésies de M. Albert d'Angremont, si impatiemment attendu.....
Ce n'est pas tout. L'industriel est protégé, encouragé par l'État. Les produits, les brevets qui sont sa propriété sont garantis contre la contrefaçon. Pourquoi la propriété des œuvres littéraires n'est-elle pas également assurée aux écri- vains: La Société des Gens de lettres se fonde, et tout de suite elle commence à revendiquer les droits des auteurs, les droits commerciaux, s'entend.
Dans la Fresse du 18 août 1839, Balzac se plaint qu'avant vendu à la Presse le Curé de Village, il se soit vu dépouiller de la propriété de son œuvre par l'Estafette qui a reproduit son feuilleton sans autorisation, ce qui équivaut à un vol sur une grande route ». Il demande au directeur de la Presse de poursuivre l'Estafette, et, partant d'une comparaison entre l'industrie et les lettres, l'une objet de la protection et de toute la sollicitude du gouvernement, les autres abandonnées à elles-mêmes et livrées sans défense aux contrefacteurs, il en vient à cette curieuse suggestion. L'État, selon lui, devrait
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désintéresser d'avance les auteurs qui sont sujets à contre- façon, les dix ou douze maréchaux de France littéraires, selon la belle expression de M. Victor Hugo, ceux qui font œuvre, collection, et qui offrent à l'exploitation une certaine surface commerciale. Avec 5 ou 6 millions l'État désinté- resserait ces auteurs et pourrait stipuler que, moyennant ce prix, leurs productions tomberaient dans le domaine public. Il reconnait d'ailleurs que sa proposition n'aura aucun succès, car le comité de la Société des Gens de lettres, dont la mission est immense, ne fait que de naître, et se trouve déjà, comme toutes les grandes choses en France, attaqué par des criailleries ignobles et par ceux auxquels il portera peut-être un jour du pain».
Il faut que l'homme de lettres offre une surface commer- ciale, disait Balzac en termes qui caractérisent suffisamment l'époque. Mais il n'y a pas de surface commerciale possible chez ceux qui n'ont aucun moyen de s'assurer la légitime propriété de ce qu'ils produisent; et la conséquence naturelle de ceci est la campagne menée plus tard pour la conquête du droit de propriété intellectuelle. En 1847 se fonde un groupe où les économistes tiennent la plus grande place et qui se donne pour tâche de revendiquer les droits des poètes, des savants et des artistes. Il en sort un journal: le Travail intellectuel, dont les principaux collaborateurs sont Hippolyte Castille, Michel Chevalier, Bastiat, de Molinari, Horace Say, Joseph Garnier, Dunoyer; et dont on distribue les exem- plaires aux Chambres, au Conseil d'État, et à tout ce qu'il y a à Paris de personnages notables. En même temps on entre- prend une campagne de conférences'; et tous ces efforts finissent par aboutir au décret du 28-30 mars 1852 qui consi- dère comme un délit la contrefaçon et le débit sur le terri-
1. Notamment le 16 décembre 1847, an rerèle de la Librairie, Bastiat et Joseph Garnier soutinrent la cause de la propriété intellectuelle. Mais Farcuril fat froid. Cf. sur cette campagne les articles d'Hippolyte Gastille, dans la re de Paris, en 1832-33.
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toire français d'ouvrages publiés à l'étranger, sous condition de réciprocité de la part de l'étranger; et à la loi du 14 juillet 1866, qui étendait à cinquante ans après la mort des auteurs la durée des droits accordés par les lois anté- rieures à leurs héritiers'.
Ainsi non seulement le poète, l'artiste ne refuse pas de s'accommoder des mœurs bourgeoises et de s'adapter au milieu, mais il exige qu'on lui fasse sa place. Il veut que dans une société commerçante on lui reconnaisse une valeur commerciale. Les temps de l'art pur semblent finis. Il parait prouvé que l'art désintéressé, l'art pour l'art, était un rêve romantique, une chimère de portes; en fait, une utopie éco- nomique. Le développement de la société moderne en a fait apparaître de plus en plus le caractère illusoire. Cela devient une anomalie toujours plus rare, un luxe réservé aux artistes rentés, à condition qu'ils soient assez désintéressés pour renoncer à beaucoup augmenter leur fortune par leur talent. On savait déjà depuis quelque temps que la littérature menait à tout; nombreux maintenant sont ceux qui n'y voient plus qu'un marchepied commode pour sauter dans une place. Les jeunes gens de lettres de l'époque sont pratiques et ambi- tieux; ils pensent comme le počte arriviste Lucien de Rubempré, qui n'est certes pas une création purement imagi- naire de Balzac, qu'il est bien de se consacrer à l'art pour la gloire des lettres et pour la sienne propre, de chercher et de trouver dans la poésie de nobles et de hautes satisfactions, mais qu'il est mieux de se pousser, de mener la grande vie. de parvenir au luxe et d'en jouir, de conquérir un peu de pouvoir et de belles situations. Les lettres peuvent y aider. On en a des exemples encourageants. Done aux rêveurs de 1830, qui, splénétiques ou passionnés, enthousiastes ou
1. Cf. Pouillet, Traité de la proprieté littéraire et artistique, 1996.
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désespérés, chantaient pour chanter, a succédé, toute modelée par le milieu social, une génération de grand appétit, dédai- gneuse de l'irréel, qui chante pour arriver'. C'est désormais un fait avéré que la littérature mène à tout, à condition d'en sortir. Mais ce n'est pas assez par l'industrialisme, le feuil- leton, la collaboration, la Société des Gens de lettres, la pro- priété intellectuelle, elle doit mener à tout, ou tout au moins à la richesse, même sans en sortir, en y restant. L'artiste veut devenir riche par son travail, comme le bourgeois. La littérature maintenant adaptée tend à devenir une profession, un métier comme un autre; les lettres seront une marchan- dise soumise comme une autre à la loi de l'offre et de la demande. Alors, ou on réussira en se conformant aux goûts de la clientèle bourgeoise, et, cessant d'être un pur artiste, un vrai romantique, une âme vouée à l'art pour l'art, on deviendra soi-même un bourgeois; ou on échouera, et on tombera dans ce qu'on appelle la Bohème.
Il est impossible, quand on traite des rapports de la société bourgeoise avec l'art et les artistes, de ne point parler de la Bohème. C'est l'autre face de la question.
En 1830, la Bohème, c'était la vie romantique opposée à la vie bourgeoise, la libre, l'insouciante existence des jeunes poètes et des jeunes artistes, celle que menaient par exemple dans le pied-à-terre de la rue du Doyenné, Théophile Gautier et ses amis, Arsène Houssaye, Gérard de Nerval, Roger de Beauvoir, Camille Rogier, Célestin Nanteuil, et autres. C'étaient de gais sans-soucis, qui n'étaient pas riches, mais qui n'étaient pas pauvres, et que leurs parents subvention- naient, d'ailleurs jeunes gens d'avenir. Ils étaient excentri-
1. Sainte-Beuve (Revue idea Deus Mondes, 1511, t. IV, dans un article intitulé La Revue en 18, parle d'attaques extraordinaires dirigees récemment contre la Berue, son directeur Baloz et tout son personnel. I attribue ces attaques à toute une legion d'arrivistes éconduits par la Bосие, gens apres au gain et implacables race d'airain qui veut de l'or..
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ques, amis des charges d'atelier, des espiègleries, toujours à l'affût de bons tours à jouer au bourgeois philistin. Nous avions poussé loin, dit Arsène Houssaye dans ses Confessions'. l'art de faire des dettes, et plus loin encore l'art de recevoir nos créanciers. Gérard lut un jour avec la gravité d'un pre- mier président une pièce de vers à un marchand de meubles qui menaçait de lui faire du chagrin. Ce fut le marchand de meubles qui eut du chagrin.... Voilà le ton. C'était dans ce milieu que Théophile Gautier composait Mademoiselle de Maupin, et Gérard de Nerval la Reine de Saba, entre un bal costumé et un festin d'étudiants. On y vivait joyeusement en se distrayant par des entreprises amoureuses et cent drôleries, comme il en est décrit dans les Jeune France, car en 1830 les bohèmes, c'étaient les Jeune France, enfants perdus du romantisme. Les Cénacles, formés de gens plus graves, s'ap- puyaient sur eux et en tiraient de la force et de la hardiesse. C'était encore la Bohème de Balzac, qui se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n'en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaitre, et qui seront des gens fort distingués; on les distingue déjá dans les jours de carnaval, pendant lesquels ils déchargent le trop-plein de leur esprit, à l'étroit durant le reste de l'année, en inventions plus ou moins drolatiques.....
Mais quand le régime social inauguré par 1830 eut commencé à se développer moralement et économiquement, il fallut marcher avec le siècle. Les premiers bohèmes se séparèrent et en général firent leur chemin, sauf quelques-uns comme Gérard de Nerval qui tombèrent de bohème en bohème et finalement devinrent de pauvres diables qui, littéralement, mouraient de faim. La bohème changea. En 1818 la bohème n'est plus l'avant-garde des artistes: c'est une arrière-garde
1. Arsene Houssaye, Confexenon, 1, 32,
2. Balzac, Ta prince de la tuhéme, la Palferine.
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dépassée, en désarroi, qui suit péniblement. Un bohème, vers la fin de la monarchie de Juillet ou au commencement du second Empire, c'est un romantique impénitent, attardé dans la contemplation de la Beauté pure, dans le culte de l'Art pour l'Art; c'est un non-adapté.
Nous avons autrefois connu, dit Murger, une petite école composée de ces types si étranges qu'on a peine à croire à leur existence: ils s'appelaient les disciples de l'Art pour l'Art. Selon ces naïfs, l'Art pour l'Art consistait à se divi- niser entre eux, à ne point aider le hasard qui ne savait pas même leur adresse, et à attendre que les piédestaux vinssent se placer sous leurs pas.... Il existe au sein de la Bohème ignorée des ètres semblables dont la misère excite une pitié sympathique sur laquelle le bon sens nous force.á revenir; car si vous leur observez tranquillement que nous sommes au xix' siècle, que la pièce de cent sous est impératrice de l'humanité, et que les bottes ne tombent pas toutes vernics du ciel, ils vous tournent le dos en vous appelant bourgeois.
Le bohème est ou un artiste sans talent, c'est-à-dire, pour employer l'expression de Balzac, sans surface commerciale, ou un artiste de talent qui n'a pas su exploiter sa surface commerciale; un individu qui n'a pas su trouver sa place dans la société pratique et utilitaire dont il est le contemporain, qui s'est trouvé, soit par paresse, soit par excès d'idéalisme, incapable de se modeler sur le type bourgeois, de prendre les allures du temps, d'acquérir les qualités bourgeoises: économie, activité laborieuse, régularité de vie et de produc- tion. La bohème fut dès lors une classe inassimilée, rejetée en dehors de la société par la marche naturelle des choses, une classe de pauvres, souffrante et triste, mème dans son sourire, comme on peut s'en assurer en comparant les Scenes de la Vie de Bohème aux Jeune France.
1. Murger, Scènes de la vie de Bohème,
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Il arriva alors que le bohème, homme de talent ou rate. paresseux ou incapable, chercha à compenser son infériorité sociale par l'affectation d'allures d'autant plus indépendantes. Il conservait naturellement, plus ou moins altéré, l'esprit du romantisme primitif, l'esprit de l'Art pour l'Art, à peu près comme les ordres mendiants conservaient autrefois les traditions de la vie évangélique. Il se raidit dans cette atti- tude au nom des droits de la pensée et de l'intelligence, il chercha à se placer au-dessus des nécessités de la vie maté- rielle et même des indications de la morale courante. Il proclama son mépris pour la vie régulière, les préjugés sociaux, les obligations mondaines, sa résignation au manque de bien-être, célébra les jouissances consolatrices de l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, comme dira Baudelaire.
Le principe esthétique fut érigé en principe exclusif, direc- teur de la vie et critérium de toute activité.
On a jugé diversement la Bohème. Murger, qui en élait, l'a idéalisée, dans les Scènes de la vie de Bohème, dans les Buccurs d'eau, un peu faiblement. D'autres l'ont idéalisée après lui. La voici jugée avec une sévérité impitoyable par Louis Veuillot Il existe à Paris autour des ateliers litté- raires une tribu de parasites, ingénieux dans la critique, impuissants dans l'œuvre, qui dissertent toujours et ne crée- ront jamais. Esprits sans organes, langues sans mains. Ces hommes se disent paresseux pour couvrir leur amour-propre, comme si la conception intellectuelle permettait la paresse, et que le vrai artiste pût ne point produire quand l'outil ne fait pas absolument défaut. Après de vaines tentatives, connaissant enfin qu'ils ne donneront ni statue, ni tableau, ni livre, ni chanson, qu'ils ne donneront jamais rien que leur avis, les pauvres diables perdent même la faculté de donner un avis. Ils deviennent jaloux, tristes, bizarres.... la misère les achève, ils vivent de gueuser, ils glissent dans le cynisme et dans la folie et vont mourir à l'hôpital. Quand ce dénoue-
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ment arrive, une clameur s'élève du sein de la tribu contre la société. La société ne s'en émeut guère. En vérité elle a de plus coupables indifférences. C'est là ce qu'on nomme la Bohème'....
Proudhon de même l'a flétrie comme immorale et porno- cratique. De temps en temps on reprend le procès, et on flé- trit ou on exalte. Au fond cela importe assez peu. Il s'agit moins de juger que d'expliquer.
Quelqu'un a dit que la Bohème était une fille de la révolu- tion de 1830 et du Romantisme. Cela est juste et même profond. Avec la révolution de 1830 s'est développé un régime, des mœurs, une société, un esprit dont le roman- tisme était l'antipode. Il y a trop de liens entre la littérature et la société pour qu'un tel désaccord puisse durer. L'art romantique, l'art pour l'art n'a pu se maintenir dans l'état de pureté idéale. Les artistes se sont soumis peu à peu aux con- ditions du réel. Le monde de l'art et la société bourgeoise se sont combinés. La Bohème est quelque chose comme le pré- cipité laissé par la combinaison au fond du vase.
La société bourgeoise n'exerce pas seulement sur la litté- rature une influence indirecte, et, pour ainsi dire, écono- mique, modifiant le caractère et les mœurs des artistes; elle finit par exercer une influence plus directe en favorisant le développement dans la littérature de tendances vraiment bourgeoises, et même en produisant l'éclosion d'une école. littéraire dont les principes sont les principes mêmes de la raison et de la morale bourgeoises.
Il devenait de plus en plus certain que le romantisme ne pourrait triompher de la résistance opiniâtre du goût bour-
1. L. Veuillot, les Odeurs de Paris, p. 83.
2. Prondhon, les Majorata littéraires; la Puraseratie dans les temps modernes.
3. Delvan, Henry Murger et la Bohème, p. 25.
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geois; il reculait, ou s'atténuait; il s'édulcorait pour se faire supporter.
Déjà à partir de 1812 le public se précipitait aux représen- tations du théâtre français où Rachel était en train de ressus- citer la tragédie par l'éclat qu'elle rendait aux héroïnes clas siques oubliées. Il voyait avec plaisir, en Chimène, en Pauline, en Hermione, en Monime, en Roxane, en Phedre refleurir les traditions bafouées par l'orgueil romantique. Ses applaudissements étaient protestation autant qu'enthou siasme.
La bourgeoisie se reconnaissait aussi, diversement, dans Béranger, dans Paul de Kock, plus encore dans Scribe, dont l'immense succès donne pendant plus de vingt ans la mesure du goût bourgeois, mesure médiocre à en juger d'après le le peu romantique Gustave Planche, qui lui-même reconnail que pour Scribe le but de la comédie n'est autre que l'éloge perpétuel de la richesse et le ridicule infligé aux hommes qui ne savent pas devenir riches. C'est là le thème développé depuis vingt ans,.. la glorification de la richesse et le dédain de la pauvrelé¹».
En même temps l'esprit bourgeois triomphait au musée de Versailles que Louis-Philippe inaugurait en 1837, satisfaisant par des images guerrières fabriquées hátivement et des repré sentations conventionnelles de batailles historiques les rêves de gloire militaire qui hantaient l'imagination belliqueuse de ces hommes pacifiques. La peinture d'Horace Vernet, celle de Paul Delaroche étaient animées du même esprit conci- liant. De tous côtés se pratiquait l'atténuation, l'accommo dation du romantisme.
Les jeunes écrivains à leurs débuts subissaient naturelle- ment ces influences et venaient saluer le roi de l'époque: Vous êtes la majorité nombre et intelligence: donc
1. Revue des Iseur Moudes, 137, 1. 1.
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vous êtes la force qui est la justice. Ainsi débute l'intro- duction adressée aux Bourgeois du Salon de 1846, par Baudelaire', oui, Baudelaire qui plus tard devait dépasser les plus forcenés dans l'exécration du bourgeois. Dans une autre introduction, celle du Salon de 1845, le même Baudelaire plaçait cette profession de foi Tout d'abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l'anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d'aimer la bonne peinture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre et si les artistes la lui montraient souvent. Et il ajoutait: Le bourgeois est fort respectable; car il faut plaire à ceux aux frais de qui l'on veut vivre.
On sait assez que ces dispositions conciliantes, chez Baude- laire et chez d'autres, n'eurent pas de lendemain. Mais dans l'ensemble, à ce moment, la littérature s'embourgeoisait. L'école du bon sens naissait En 1843, 44 et 45, une immense, interminable nuée, qui ne venait pas d'Egypte, s'abattit sur Paris. Cette nuée vomit les néo-classiques qui certes valaient bien plusieurs légions de sauterelles. C'est en ces termes que Baudelaire, définitivement dégoûté de la tâche qu'il s'était assignée d' instruire le bourgeois et devenu un ardent néo-romantique, enregistre plus tard l'avè- nement de l'école bourgeoise, de Ponsard, d'Augier, de Jules Sandeau.
Ponsard et Augier qui, en gens de flair qu'ils étaient, avaient commencé par se tourner vers l'antiquité avec Lucrèce, la Ciguë, le Joueur de flate, pour profiter du regain
1. Cf. Du même Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants (Salon de 146,
2. Mots soulignés par Baudelaire. Salon de 184
3. Ibad.
4. Baudelaire, Art romantique, p. 334.
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de faveur du classicisme, se mirent bientôt à opposer plus directement à l'exubérance de l'imagination romantique le bon sens bourgeois Pourquoi cette levée de boucliers! disait Ponsard répondant aux protestations des romantiques'. Est-ce que les règles d'Aristote sont à nos portes? Les trois unités nous menacent-elles d'une autre invasion, escortées des confidents de tragédie, et veut-on nous faire jurer sur la parole de Boileau? Je n'en sais rien; tout ce que je sais, c'est que, pour ma part, je n'admets que la souveraineté du bon sens; je tiens que toute doctrine ancienne ou moderne doit être continuellement soumise à l'examen de ce juge suprême. >
Et abordant la comédie de mœurs la nouvelle école tacha de créer un théâtre qui fùt l'image de la société bourgeoise. En face du romantique féru d'aristocratie, Augier avec San- deau dressèrent le bourgeois Poirier. Dans Gabrielle Émile Augier s'efforçait de démontrer cette thèse anti-romantique qu'une femme est toujours mieux aimée par son mari que par son amant. Le mari intelligent, paternel, lyrique fut exalté sur cette même scène où l'on bafouait depuis plus de vingt ans le mari toujours ridicule, toujours aveugle, toujours trompé. Au fond, chez Augier, la thèse n'était guère plus morale que les apothéoses romantiques de la passion; car il ne condamnait pas la passion au nom de la loi du devoir, c'est Gustave Planche qui le remarque, mais au nom de l'intérêt bien entendu. Moralement, cela ne valait pas mieux, pratiquement, c'était plus convenable.
L'Aventurière, le Mariage d'Olympe apportaient aussi de bons conseils pratiques, sans élévation morale; on y faisait le procès de la Courtisane, dissolvant des familles et des patri- moines, l'apologie des bonnes mœurs, de la vie régulière avec ses principes directeurs sagesse, prudence, juste milieu. Dans l'Honneur et l'Argent de Ponsard, plus tard dans la
1. Préface de son Agude de Merenie.
2. Alexandre Dumas tils, Préface du Vre prodigue,
3. Revue des Deuz Mondes, 1831, L.I.
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Bourse, c'était toujours la morale bourgeoise, la vie bour- geoise qui étaient traitées, professées, glorifiées.
Alexandre Dumas fils, élevé dans le romantisme et qui débutait par les thèmes ultra-romantiques de la Dame aux Camélias, idéalisation de la Courtisane et réhabilitation par l'amour, ressentait vite, d'instinct, malgré son succès reten- tissant dû à ses facultés extraordinaires d'homme de théâtre, l'influence bourgeoise. Dès Diane de Lys il se mettait à prendre la défense du mariage et de la légalité, position anti-romantique. Le romantisme ne se sentait plus en lui qu'à la façon outrancière dont il entendait la prédication de sa morale de théâtre.
Sa hardiesse, sa vigueur déroutaient un peu; on le tenait en observation; mais Augier, Sandeau et Ponsard, et bientôt Octave Feuillet, étaient salués comme les restaurateurs de l'art sain et honnête, les vengeurs de la raison et de la morale, les mattres attendus qui allaient mettre un terme aux • Saturnales de l'École romantique. (Montégut.)
C'est ainsi qu'en se façonnant à l'image du public auquel elle s'adressait, en s'adaptant aux conditions de la vie contem- poraine, en s'inspirant des sentiments ordinaires et des prin- cipes moraux de la bourgeoisie, la littérature devenait de plus en plus l'expression de cette société avec laquelle elle avait commencé par se trouver en désaccord.
2º Influence des partis révolutionnaires
La critique et la philosophie bourgeoises, favorables à l'art pour l'art, nient le rôle social de l'art. Au contraire les partis d'opposition (saint-simo- niens, democrates, républicains, socialistes, catholiques liberans appellent les artistes à l'action sociale. Fidélité de certains artistes au principe romantique de l'art pour l'art. Evolution des principaux chefs du romantisme.En même temps que le romantisme subissait toutes les influences qui lui venaient du milieu bourgeois et tendaient à l'acheminer vers une adaptation de plus en plus complète,
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il était sollicité d'autre part par ceux qui, aspirant à modifier le régime bourgeois, espéraient tirer parti d'un antagonisme de principe manifeste. Les ennemis politiques de la bour- geoisie voulaient se faire des alliés de ceux qui s'en décla- raient les ennemis littéraires. C'était naturel et dans l'ordre.
Après la révolution de 1830, ceux qui l'avaient faite, et n'en avaient pas profité, ou à peine, voulurent continuer le mouvement en avant. La bourgeoisie, qui, elle, avait profité de la révolution, trouva que tout était bien maintenant et qu'il fallait s'en tenir là pour toujours ou pour longtemps. Entre les deux était l'art qui, pour tout le monde, est une force. Dans la lutte engagée, chacun voulut naturellement l'avoir pour soi, avec cette différence que les partisans d'une nouvelle évolution ou révolution voyaient dans l'art une force active, voulaient profiter de son renouveau, de sa jeu- nesse, de sa vigueur d'expansion, tandis que la bourgeoisie conservatrice n'y voyait guère qu'une force d'inertie et ne lui demandait que d'être neutre. Cela était d'ailleurs conforme à son attitude générale. La bourgeoisie méprisait ou ignorait le mouvement révolutionnaire qui la menaçait. Elle croyait résister suffisamment en développant sa prospérité, en accroissant sa richesse, pendant que ses ennemis amonce- laient presque sans réponse les griefs, les haines, les accusa- tions. Thureau-Dangin' note qu'à une longue liste d'ouvrages socialistes publiés sous la monarchie de Juillet, on ne trouve à peu près rien à opposer du côté conservateur, et qu'il a fallu la révolution de 1848 pour que les économistes s'aper- çussent qu'il y avait une société à défendre. Or vis-à-vis de la littérature l'attitude de la bourgeoisie fut identique. Accueillante pour les écrivains qui venaient à elle et la célé- braient, comme Scribe ou Augier, elle les récompensait par le succès, mais ne les sollicitait pas, ne leur demandant que
1. Thurean-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, VI, 163.
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de l'amuser, de la distraire, et de n'être pas trop immoraux.
Autrefois, avant 1830, la critique bourgeoise admettait volontiers qu'une certaine influence fût exercée par les idées politiques sur les compositions littéraires. A l'ancien Globe, tout en réclamant la liberté de l'art, on n'était pas fàché quand il y avait dans les doctrines littéraires et dans les idées politiques coïncidence de libéralisme. On pensait que l'artiste pouvait avoir à donner sa note au milieu des autres voix. L'homme, écrivait-on, n'est pas uniquement fait pour chanter, croire, aimer sans but. Il n'est point sur la terre comme un proscrit qui languit en attendant sa grace, car la vie n'est point un exil, mais une mission d'activité, mais un voyage de découvertes. La perfectibilité, cet essor, ou plutôt ce retour vers la divinité la prouve seule et la rappelle. Cette idée qui nous conduit à l'amélioration de nous-mêmes et au dévouement envers la société, cette idée qui seule produit et motive l'amour de la vertu et l'amour de la liberté, nous semble non moins sainte et plus consolante que la préoccu- pation oisive d'un avenir infini qui nous désintéresse des biens, mais aussi des devoirs d'ici-bas; cette idée en donnant du prix à la vie rend ce monde digne de la providence. Il nous semble aussi que, comme à la morale, comme à la religion, cette idée serait favorable à la poésie. C'est donc qu'il est bon que l'art, tout en étant indépendant, ne soit pas inutile, et concoure au progrès, puisque l'homme et la société sont perfectibles.
Après 1830, et sous la monarchie de Juillet, on trouve au contraire du même côté, à la Revue des Deux Mondes par exemple, qu'il n'est pas nécessaire, qu'il est assez fâcheux même, que l'artiste ait des idées politiques ou sociales, ou tout au moins qu'il les manifeste dans ses œuvres. Magnin, Gustave Planche, Nisard, Cousin, Paulin Limayrac, fort
1. Charles de Rémusat, le filobe, 12 mars 1825. Cité par Michaut, Sainte-Rexre avant les Lundir, p. 110.
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vagues d'ailleurs dans leurs théories et leurs conseils, font ainsi de l'art pour l'art à leur manière, condamnant l'écri- vain à l'isolement, blåmant quelquefois ceux qui, par excès de romantisme, vivaient par l'imagination un peu trop dans le passé, mais leur interdisant de s'inspirer des luttes présentes et de penser à l'avenir, leur réservant pour principal et même pour unique aliment le spiritualisme. Qu'est-ce au juste que le spiritualisme dans l'art! C'est ce qu'il n'est pas facile de dire, car on n'en trouve pas de définition précise. C'est un principe vague, dont on affirme la fécondité, les facultés régénératrices, mais dont le mérite le plus clair parait être d'exclure de l'art en même temps qu'un excès de plastique et de pittoresque qualifié de matérialisme, tout élé- ment politique, particulièrement tout ce qui ressemble au républicanisme et au socialisme.
La bourgeoisie éprouve à l'égard de l'art une défiance ins- tinctive. Elle craint de l'avoir contre elle, mais elle ne tient pas beaucoup à l'avoir avec elle. Ce serait un allié dange- reux, compromettant. Le mieux est qu'il soit neutre. Or il l'est par la théorie romantique de l'indépendance de l'art ou de l'art pour l'art, qui le sépare de la vie sociale. La bour- geoisie adopte donc tacitement cette théorie qui convient à ses sentiments à l'endroit de l'art, et sans cesser de protester contre l'immoralité des œuvres romantiques, elle approuve leurs auteurs de rester indifférents aux mouvements sociaux. Un des points principaux sur lesquels Nisard trouve à louer Musset en le recevant à l'Académie est qu'il est resté unique- ment homme de lettres et ne s'est pas mêlé de politique.
Cela s'accorde assez bien d'autre part avec les leçons de la philosophie bourgeoise, l'éclectisme académique. Cousin voit dans l'art un pouvoir indépendant. Il écrit dans la Revue des Deux Mondes (1845): Il faut comprendre et aimer la morale pour la morale, la religion pour la religion, l'art pour l'art. Il écrit aussi Pénétrous-nous bien de cette pensée
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que l'art est aussi à lui-même une sorte de religion. Dieu se manifeste à nous par l'idée du vrai, par l'idée du bien, par l'idée du beau'.... Renan dira quelque chose qui ressemble beaucoup à cela un peu plus tard, et Flaubert ne l'eût pas. désavoué. Cousin dit encore: Le seul objet de l'art est le+ beau. L'art s'abandonne lui-même dès qu'il s'en écarte».
Est-ce à dire que Cousin ait subi la contagion des idées romantiques? Peut-être; c'est possible et même probable, surtout si l'on fait état des sympathies que rencontrait le romantisme parmi les rédacteurs du Globe avant 1830.
Il n'est pas moins possible et pas moins probable qu'il y ait là une trace d'influence germanique. Si lon se rappelle que c'est après son voyage en Allemagne de 1817 qu'il fit son cours de 1818 dont le Vrai, le Beau et le Bien n'est. que le résumé, très modifié il est vrai, on admettra cette hypothèse comme fort plausible. Kant, Schiller, Schelling et Hegel, dont on connaît les idées sur l'indépendance de l'art vis-à-vis de la morale et de la science, durent entrer pour quelque chose dans l'amalgame composite de sa philosophie.
Mais il est plus probable encore qu'il subit tout autant et même davantage, l'influence d'une tradition académique et bourgeoise, d'origine germanique elle aussi, mais plus anciennement francisée. Cette influence est visible dans le Vrai, le Beau et le Bien. Cousin s'applique à y démontrer (Du Beau; 7 leçon) que le beau n'est pas l'imitation de la nature; c'est l'idéal qui est l'objet de la contemplation passionnée de l'artiste;.. le fond du beau, c'est l'idée». Et il s'appuie sur les Essais sur l'Ideal de Quatremère de Quincy, dont il rappelle la controverse avec Emeric David défenseur
1. Cousin, Du Vrai, du Beau et du lien, édition de 1836, p. 299,
2. Dans la préface des Etudes d'histoire religieuse.
3. On doit à Victor Cousin la thewie de Lundépendance de l'art qui ne doit ni être un instrument de sensualité, ni l'auxiliaire exclusif de la morale et de la religion. (P. Janet, Victor Cousin, 11.23.)
4. Rezue des Deux Mondes, 1815, 1. III.
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de l'esthétique réaliste (1805). Or Quatremère de Quincy, que Cousin compare à Winckelmann, dont la mention est ici signi- ficative, était le défenseur attitré de la théorie du Beau Idéal. C'était un homme considérable, qui occupait à l'Institut une situation tout à fait prépondérante. On sait, écrit P.-L. Courier en 1819, que pour être de votre Académie il ne faut que plaire à deux hommes, à M. de Sacy et à M. Quatremère de Quincy. Ce représentant si qualifié de la doctrine acadé- mique soutenait et défendait une théorie qui remontait à Lessing, à Winckelmann et à Mengs, et sur laquelle Mme de Staël avait appelé l'attention dans son livre De l'Alle- magne, la théorie du beau idéal. Le beau idéal, disait-il, est ce qu'on est forcé d'exprimer par les épithètes de spécu- latif, systématique, c'est-à-dire un produit de la faculté d'idéer ou de généraliser en abstraction le vrai modèle. L'artiste ne devait pas s'attacher à reproduire la nature visible avec son aspect réel et ses formes contingentes, il devait se servir ⚫ de l'œil intérieur, de celui de l'imagination, du sentiment, et de la plus subtile intelligence. L'imitation ne doit être qu'idéale, et idéal signifiera ce qui est composé, formé, exécuté dans l'imitation des Beaux-Arts par la vertu de cette faculté qu'a l'homme de concevoir en esprit et de réaliser ce qu'il a conçu, c'est-à-dire un tout tel que la nature ne le lui représentera jamais en réalité.
L'influence de ces ilées ne se retrouve pas seulement dans
1. Lettre à MM. de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Cite par Benoit l'Art français suns la Nevolution et l'Empire p. 96.
2. Winckelmann a developpé les vrais principes admis maintenant dans les arts sur Fideal, sur cette nature perfectionnée dont le type est dans notre imagination et non au debore de nous. De Elemagne, II, chap, vui Les Allemands ne considerent point, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, l'imita- tion de la nature comme le principal oljet de l'art; c'est la beauté isleale qui leur parait le principe de tous les chefs-d'euvre, Id.. III. chap. ix. Dans ce même chapitre elle expose la doctrine kantienne de l'indépendance de l'art qui doit élever l'âme et non endoctriner on enseigne
3. Q. de Quincy, De l'Imitat, dans les arts, p. 23.
.., p. 29.
5. Id., p. 190.
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Cousin, elle est aussi dans Jouffroy. Le cours d'Esthétique que Jouffroy professa en 1826 après la suppression de l'École Normale, chez lui, devant une vingtaine de jeunes auditeurs d'élite comme Duchatel, Vitet, Sainte-Beuve', contient un long parallèle entre l'école de l'Idéal et l'école de l'Imita- tion.
Beaucoup plus tard, en 1859, Barthélemy Saint-Hilaire, chargé du rapport sur le prix Bordin dont le sujet était: Quels sont les principes de la science du Beau? se réfère encore à l'autorité de Quatremère de Quincy et approuve le lauréat Charles Lévêque de suivre la même voie: Réfutant d'une manière solide et neuve l'interprétation de la nature..... il définit l'art, l'interprétation et non l'imitation du beau par ses signes les plus expressifs, c'est-à-dire au moyen de formes idéales».
Or cette théorie du beau idéal, appuyée sur l'art antique et spécialement sur la sculpture grecque, froide par essence, visant à dégager des formes réelles la Beauté universelle et éternelle, une perfection abstraite et académique, menait naturellement à faire de l'art un principe indépendant écarté de parti pris des formes modernes de la civilisation. L'art. pour l'art, ou quelque chose d'approchant, s'y trouvait implicitement contenu. Nous l'avons vu pour Cousin. Et, de fait, Quatremère de Quincy avait prétendu que plaire est le but de l'imitation artistique, et que ce plaisir intellectuel n'a rien à voir avec la moralité. Il pensait aussi que l'artiste ne peut être tenu d'avoir en vue les hommes ignorants des conventions de l'art. Jouffroy professe que le beau est tout le contraire de l'utile, et que son caractère essentiel est
1. Damiron, Préface du Cours d'Esthétique de Jouffroy.
2. Leçons 20 à 30. Jouffroy prend une position intermédiaite. Il trouve aux Flamands trop d'imitation, à l'Apollon du Belvedere trop d'ideal.
3. Mémoires de l'Institut, 2ª série, t. XI, p. 125.
4. Q. de Quincy, De l'imitat, dans les arts, partie II, chap. 1.
5. Q. de Quincy, Essais sur l'Ideal, p. 225.
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de ne répondre à aucun besoin déterminé. Ch. Lévêque déclare que la fin de l'art est la délectation, et de verser dans nos âmes les délicieuses émotions du beau. Cela seul nous améliore. Au nom de ces principes il se refuse à con- sidérer l'éloquence comme un art parce que pour elle le beau n'est qu'un moyen alors que dans un art véritable le beau est une fin exclusive. Aussi Flaubert, qui le lira plus tard, tout en le traitant de crétin, lui reconnaîtra-t-il les meil- leures intentions».
Or les ennemis de la société bourgeoise, les républicains, tous les partisans de l'art social, ceux qui rèvent de faire du romantisme, littérairement hostile à la bourgeoisie, un allié de leur politique, se refusent à considérer l'art pour l'art comme étant l'essence mème du romantisme. Ils en rendent respon- sable la philosophie bourgeoise. C'est l'éclectisme doctrinaire et bourgeois qui, selon eux, imprime à l'art ce caractère con- servateur et réactionnaire et le frappe de stérilité. Cousin et les éclectiques dominent partout, dit en résumé la Revue republicaine, dans l'enseignement, à l'École Normale, à la tribune, dans les salons, au journal le Globe; ils gouvernent aussi l'art. Le fond de la doctrine est un scepticisme d'origine germanique venu en France avec les alliés, après un essai d'importation par Mme de Staël. Ce doute nie tout, sauf l'individualité, l'égoïsme et les passions, qui s'y rattachent. Or dans la politique et dans l'art cela produit l'immobilité. On prèche que l'art est un amusement destiné aux hommes d'élite; d'où les artistes ont conclu que l'art est dans la forme,
1. Jouffroy, Cour Ethet leven.
2. Lévéque, la Scieve de bean, t. II, chap. 1, et t. II. p. 11.
3. M., L. II, chap, vu, Pour Lamennais, au contraire, Téloquence est le premier des arts, jour la raison inmerse, etant celui qui exerce le plus d'ac tion. Gela seul suflirail a marquer Fopposition des points de vue.
4. Je lis maintenant Festhetique du sieur Lecisque, professeur au Collège de France, Quel cretin: Brave hotame du reste, et plein des meilleures inten Fiaubert, Correxp., IV, 116.1
5. Herue republicaine, t. 1, p. 125. Article de X... sur le salon de 1831.
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et puisque l'art émane uniquement de la faculté individuelle, la raison de chacun étant juge d'elle-même, ils ont dit que l'artiste seul était juge de son œuvre. De là l'audace d'artistes qui se proclament à la face du monde encore imberbes. Ils méprisent le public. Or l'histoire apprend que dans le passé l'art a été enseignant, etc.
Il faudrait bien mal connaitre le romantisme pour adopter cette thèse. Jamais l'art pour l'art des romantiques n'a été inspiré par la philosophie éclectique, à plus forte raison par? la philosophie allemande, qu'il s'agisse des romantiques de la première génération ou des néo-romantiques. Théophile Gau- tier ne lisait ni Schelling, ni Hegel, ni Cousin. Et de même dans la seconde génération, plus instruite, Flaubert, qui lit Spencer, Auguste Comte et même Lévèque, ignore les Alle- mands.
Ce qu'il faut retenir de cela, c'est que, entre la philosophie bourgeoise, ou éclectique, et le romantisme, il y a accord sur un point, un seul, qui est l'art pour l'art. Sans doute la théorie de l'art indépendant n'apparaît pas chez les éclec- tiques, et surtout chez Cousin, avec la netteté, la précision provocante qu'elle revêt chez Théophile Gautier. Cousin, devenu ministre de l'Instruction publique en 1840, appliqué à faire de sa philosophie la philosophie officielle, et obligé de la défendre contre les attaques du clergé, dut y faire de fortes infusions de morale. Il le fit avec quelque indiscrétion et ses écrits retouchés au cours des éditions successives en ont conservé un caractère hybride et confus. Tantôt c'est l'hiérophante de la philosophie néo-kantienne qui montre une face hardie; tantôt c'est le grand-maitre de l'Université préoc- cupé de la moralité de l'enseignement et de la satisfaction des pères de famille, qui montre l'autre face, la face ofti- cielle, celle du prédicateur de spiritualisme, tant raillé par Taine. Alors, tout en continuant à affirmer l'indépendance de l'art, il le fait avec des restrictions, des corrections intro-
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duites au moyen de formules comme celle-ci: La fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté phy- sique, et il ne s'embarrasse pas de la contradiction qui en résulte.
Il n'en est pas moins vrai que la philosophie et la critique bourgeoises s'accordent avec le romantisme pour proclamer l'indépendance de l'art Plus les applications de la loi poétique sont élevées, écrit Gustave Planche en 1835, plus elles se rapprochent de la loi morale; mais cette contiguïté du bien et du beau n'exclut en aucune façon la mutuelle indé- pendance de la morale et de la poésie. A plus forte raison l'art doit-il être indépendant de la politique et des mouve- ments sociaux.
Cependant on reconnaît généralement, à la Revue des Deux Mondes, comme à la Revue républicaine, qu'il faut à l'artiste une foi, une croyance quelconque, et que l'individua- lisme absolu ne suffit pas à inspirer de grandes œuvres. L'individualisme inquiète Magnin qui se demande où est, et quand reviendra le grand art. Il se répond à lui-même: II reviendra quand, de cette poussière d'idées qui nous entoure. il se sera formé quelque chose qui soit une croyance, quelque chose de consistant, de durable. Gustave Planche attend et espère toujours une réaction spiritualiste de l'art ».
Mais quelle croyance, quelle foi pouvaient apporter aux artistes la société, la morale bourgeoises?
D'autre part la hantise du passé, la religion des ruines étaient un aliment dont de nombreux symptômes annonçaient l'épuisement prochain.
1. Cousin, Da Vrai, du Beau et du Bien. p. 188.
2. G. Planche. Berue des Deux Mondes, 1835, 1. 1.
3. Revue des Deur Murder, juillet 1832: Sur les révolutions de l'art en France et au moyen age. Il dit encore: Je suis de ceux qui croient qu'nne époque de décomposition et d'individualisme comme la notre couve une ерниquе de recomposition et de croyance,
4. Revue des Deux Mondes, Salon de 1833.
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Au contraire, les partis avancés offraient cette foi, cette croyance qui manquait. De ce côté on criait de toutes parts aux artistes qu'ils devaient être de leur temps et renoncer à leurs stériles évocations du passé.
C'étaient d'abord les saint-simoniens qui, encouragés par la révolution de Juillet, aspiraient avec leur mysticisme auda- cieux à changer beaucoup de choses dans les institutions, les mœurs, les croyances mêmes. Un de leurs dogmes principaux/ était justement que l'art doit avoir une utilité sociale et con- tribuer au progrès de la civilisation. Dans leurs journaux, dans leurs prédications, ils s'indignaient de l'inutilité de l'art contemporain, si peu en rapport avec les besoins et les aspirations du moment. Ils proclamaient que l'art a une autre mission à remplir que d'amuser l'imagination des oisifs. Les artistes ont pour tâche, à chaque époque de la civilisation, de cultiver les sentiments nécessaires au développement de T'humanité. Ils sont des sortes de prètres, des directeurs des ames, d'autant plus nécessaires que le gouvernement et l'Église affaiblis se discréditent davantage (Globe, 26 jan- vier 1831). Ils exercent un véritable sacerdoce. Que signifient res querelles stériles entre classiques et romantiques? Le classicisme et le romantisme sont des formes de l'art égale- ment inutiles au point de vue social. Il faut cesser de chanter le passé mort, d'exhumer des cadavres; il faut chanter pour le peuple et le pénétrer de l'enthousiasme du progrès. Les poètes sont des voyants qui ouvrent aux foules les portes de l'avenir; la scène théâtrale est une chaire où le poète doit tout subordonner à l'intensité de l'impression morale. Or, que voit-on jouer au théâtre? Des drames d'antiquaires, de la chronique découpée en actes. En poésie, que lit-on? Des chants de passion égoïste. Où est dans tout cela le profit. moral ou social?
Et les chefs saint-simoniens s'en prennent vivement aux artistes, du moins aux romantiques, en qui ils sentent au
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moins une vitalité, un renouveau, une force d'expansion qui pourraient être employés au profit de la bonne cause.
Il suffit de feuilleter le Globe dans les premières années de la monarchie de Juillet, pour voir ces critiques se répéter à satiété.
C'est un triste spectacle que celui de la stérilité des arts à une époque où le monde tremble sur ses bases. Que penser de Lamartine disant en publiant ses Harmonies: Ce livre ne peut être senti que d'un petit nombre d'amis? Quel peut être l'intérêt de cette poésie biographique (30 août 1831.)
A propos de Vigny O poètes! n'entendrons-nous de vous que des chants de doute et de désespoir? (9 mai 1831.)
A propos de Notre-Dame de Paris: Victor Hugo a une fois de plus fait œuvre d'antiquaire. Il se désintéresse toujours davantage des questions présentes. Il est l'apôtre des ruines. Singulier apostolat! (18 juillet 1831.)
Marion Delorme motive une critique sévère. Au lieu de s'attacher à cet amour d'un jeune homme aux extases saintes et chastes pour une débauchée qu'il prend pour une vierge, et qu'il purifie et élève à lui à force de l'aimer, l'auteur n'a fait que du plátrage historique. (16 août 1831.)
Du côté des démocrates, des républicains, des socialistes, l'appel n'est pas moins pressant. Là on refuse à l'artiste le droit à l'indépendance que le bourgeois conservateur l'encou- rage à revendiquer. L'individualisme, le scepticisme étaient compréhensibles dans le doute et dans la confusion qui régnaient avant 1830. Maintenant le doute n'est plus permis: l'avenir est clair; la société a repris sa marche en avant. Tous doivent travailler au progrès,
Pierre Leroux et Hippolyte Carnot, en fondant la Rerue encyclopédique (septembre 1831), déclarent qu'elle s'adresse spécialement aux philosophes et aux artistes'; et dans les
1. La Revue encyclopédique représente, dit Sainte-Beuve, en politique Digitized by Google
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premiers numéros (novembre et décembre 1831), P. Leroux rédige une intéressante Adresse aux artistes. D'après lui il est également fatal à l'art de se faire le représentant des åges passés, et aux artistes de faire de l'art uniquement pour le plaisir d'en faire. Les artistes ont le grand tort de trop sacrifier au passé et d'étudier les misères humaines bien plus pour les peindre que pour les soulager. L'art doit évoluer avec la civilisation; les artistes doivent s'attacher à bien comprendre leur époque, et s'inspirer dans leurs chants de ce qu'ils sentent autour d'eux de besoins et d'aspirations. Il fait appel surtout aux poètes, particulièrement à Lamartine et å Hugo: Oui, grand poète, dit-il à Hugo en faisant allusion aux Orientales, tu sais dire la superstition de l'Arabe,... et quand les Djinns funèbres passent en sifflant dans les airs, ton vers, comme une onde sonore, associe tous les degrés du sentiment, depuis le calme le plus profond jusqu'à la terreur la plus vive, à tous les degrés du son, depuis le souffle le plus léger jusqu'à la plus horrible tempète par une admi- rable combinaison d'harmonie que l'art n'avait pas encore su atteindre. Mais quand tu laisses les superstitions du passé, quand tu ne fais plus de la poésie sur l'histoire, quand tu parles en ton nom, tu es comme tous les hommes de ton époque, tu ne sais rien dire sur le berceau, ni sur la tombe. Voilà ce qui fait que ta poésie, quand on la recueille dans son cœur, est glaciale. Elle n'a pas de ciel, et ne se lie pas à la terre. La foi, l'espérance et la charité lui manquent.....
Il reconnalt d'ailleurs que les Fenilles d'automne annoncent une évolution dans la manière du poète qui commence à s'in- téresser à ceux qui souffrent.
En juillet 1833, Hippolyte Fortoul s'en prend directement à la théorie de l'art pour l'art': La théorie de l'art pour
l'avènement du prolétariat, en religion Thostilite contre le christianisme, contre le spiritualisme pur, et l'appel a un pantheisme confus; en art le symbolisme le plus vaste. (Pr. Lundis, 1.)
1. Revue encyclopśfique, juillet 1831: article intitulé De Lart actuel,
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l'art n'a pas eu, que je sache, de code avoué et complet: mais elle circule incognito dans quelques préfaces déce- vantes'.... C'est le mauvais génie qui plane actuellement sur la littérature; c'est le Léviathan qu'il faut combattre.... Il y a une nouvelle croisade à faire.... Ne se rencontrera-t-il pas un homme en France pour faire aux théories, littéraires l'application des doctrines progressives? V. Hugo et Mérimée sont cités comme les représentants de l'art pictural et représentatif. Sainte-Beuve se voit félicité pour avoir mérité des doctrinaires l'appellation de Werther Jacobin». Cela fera plus tard quelque onctueux tribun de liberté et d'avenir. Mais, en attendant, sa poésie intime, comme celle de G. Sand et celle de Musset, manque de sociabilité. La poësie visible à la mode est sans Ame.
Quelques semaines plus tard, nouvel article du même auteur sur le même sujet: L'art romantique a été, après notre rénovation politique, inhabile à suivre le mouvement de la société, à la défendre, à la glorifier.... il s'est cloîtré dans Tart pour l'art et a semblé, en se condamnant à ce mona- chisme, entrainer dans l'irrévocable solitude de la tombe deux ou trois noms qu'on croyait destinés à une illustre lon- gévité. L'art souffre d'une exagération de l'individualisme. Et déjà on reproche aux artistes d'être impassibles, au moins en ce qui concerne les sentiments sociaux. On constate que Béranger est à peu près le seul à avoir fait de l'art social.
Les républicains ne cachent pas leur espoir de faire servir l'art et les œuvres d'imagination, sinon à la propagande directe de leur parti, da moins à inspirer de la sympathie pour leur ideal social.
Armand Marrast écrit dans une brochure composée en
1. Tout le monde sait aujourd'hui que l'Europe littéraire sert de tribune aux doctrines de l'art pur, plarces sous le patronnage spécial de M. Hugo. (Meme article.)
2. boue encyclop, fascicule d'octobre-décembre 1833. Hipp. Fortoul Souvenirs romantiques.
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prison (1834) et intitulée Vingt jours de secret: L'art et le travail, tels sont les éléments de l'opinion républicaine, ce sont les deux forces avec lesquelles elle prendra tôt ou tard possession du monde. Donc l'art doit s'adresser au peuple pour le moraliser et l'instruire en l'initiant aux principes républicains.
A la Revue républicaine un critique excellent, Alexandre Decamps, frère du peintre, mène en faveur de l'art social une vive et intelligente campagne. Il déplore le manque de foi et d'idéal dont souffre l'art contemporain et qui l'empêche de produire de grandes œuvres. Il se moque de l'art mytholo- gique qui ne correspond pas au sentiment religieux moderne, pas plus d'ailleurs que les peintures ou les sculptures qui cherchent à reproduire les monuments d'une époque croyante, comme le moyen âge ou la renaissance. Quoi de plus ridicule. pour élever une Bourse, palais du commerce, que d'aller copier un temple antique! Le développement de la grande industrie mécanique est à louer et à admirer, mais les indus- triels ignorent les formes artistiques d'où le règne du mau- vais goût'.
On s'efforce de représenter les institutions républicaines comme contraires au développement de l'art. La société démocratique est trop préoccupée d'intérêts matériels pour offrir, dit-on, un élément à l'enthousiasme. Decamps répond que l'art grec est né au milieu de la démocratie, de même qu'en Hollande l'école flamande. La Révolution française n'a été une époque médiocrement artistique que parce qu'elle était absorbée par le salut public; encore est-elle loin d'avoir été stérile. Mais dans l'art comme dans la société le mouve- ment progressif a été arrêté par l'usurpation des hommes qui
1. Rec, républicaise, Alex. Decamps Les arts et l'industrie au xix' siècle (oct. 1831), a propos de l'exposition des produits de l'industrie française, qui vient de fermer.
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se sont emparés des résultats moraux et matériels de la Révo lution pour en faire leur profit.
Toujours revient l'idée que l'art doit être l'expression de la société contemporaine. C'est l'idée qui fait le fond des Salons ou des Revues des Beaux-Arts de Thoré, des articles d'Étienne Arago, de Louis Blanc, qui inspire des ouvrages spéciaux. L'art est méconnu, sa véritable essence est incomprise; il n'est pas ce qu'il doit être. La liberté de l'art, qu'on a bien fait de proclamer, dévie en un dévergondage stérile. L'art romantique est inutile au peuple et à la nation parce qu'il n'est pas l'expression de la société.
Même note à la Rerne du Progrès. David d'Angers (Lettre sur les arts, 1 avril 1839) estime qu'un gouvernement demo- cratique ne peut vivre sans imprimer à la société une puis sante direction morale, et suggère que cette direction pour- rait s'exercer par un enseignement dont le fond serait la culture des arts bien compris dans le sens démocratique. Cet enseignement rehausserait l'importance des artistes et élar girait en même temps le cercle de leur action.
Louis Blane, considérant l'Avenir littéraire, déplore les tendances de la littérature romantique et s'en prend particu- lièrement à Hugo, son principal représentant. Il lui reproche la théorie qui fait du contraste l'essence de la poésie, détrui- sant ainsi toute unité d'impression. Son erreur vient de ce
1. Ber, républicaine, Alex. Decampos (deuxieme article).
2. Rer, republic, Thore Revue des Beaux-Arts, sept. 1831. Decampe Salon de 1835. application à la critique des theories exposées plus liant les arts doivent être l'expression de Teposque.
3. Ber, républic, La république et les artistes (juillet 1831. Les arts sont T'expression des societes; l'artiste doit par son genie contribuer au progres He T'humanite. Apres la révolution de Juillet, on crut à la regeneration de Tart, et qu'une pensée allait lui venir. Mais l'art et la société redevinreal Immobiles.
k. Her vepublic, avril 1834 L'influence de la société sur la littérature
5. Comme celaici: Russieux, Flvt conxudere comme le symbole de th meial, on tableau historique et synoptique du développement des Beaux Ari en France (1538
6. Revue du Propes, 15 février 1833.
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qu'il a appliqué le principe de l'art pour l'art. Pour lui, l'art n'est qu'un amusement qui doit développer, exciter la sensi- bilité, mais non la diriger. Comme l'art est considéré en lui- même et pour lui-même, il est toujours en danger de man- quer d'aliment, et on craint avant tout l'ennui et l'uniformité. D'où la recherche des effets par l'opposition brutale des traits et des couleurs. Mais la majorité des artistes suit malheureu- sement cette voie inféconde et l'avenir littéraire s'annonce comme peu satisfaisant.
Si des républicains et des démocrates on passe au parti des catholiques libéraux et de Lamennais, on trouve de ce côté à peu près les mêmes idées sur l'art. Le journal l'Arenir, qui parait en 18:30 et 1831, adresse aux artistes les mêmes appels. que la Revue républicaine ou la Revue encyclopédique. On y trouve les mêmes condamnations de l'individualisme égoïste des romantiques et des résurrections du passé. Ces idées se retrouvent plus tard reprises et systématisées dans l'Esquisse d'une philosophie (1840). Lamennais y redit que l'art n'est que la forme extérieure des idées, l'expression du dogme reli- gieux et du principe social dominant à certaines époques»; et que l'art se perd quand l'artiste n'a plus foi en la con ception à laquelle se rattachent ses œuvres, ou quand ses cœuvres ne se rattachent à aucune conception. On ne doit pas plus imiter l'art ancien que s'attacher uniquement à reproduire la nature. Un art purement descriptif est un art de décadence. Le beau implique l'utile; nul art ne dérive de soi, ne subsiste par soi-même, pour ainsi dire solitairement. L'art pour l'art est une absurdité. L'industrie, prise il est vrai dans le sens le plus large, considérée comme l'ensemble
1. Lantis Blanc ne trouve à citer comme faisant de l'art social que Beranger, et les noms pen illustres de Latouche, d'Aug. Luchet. de Felix Pyat, d'Emile Souvestre, de Mallefille.
2. Lamennais. Esquisse d'une philosophie, liv, VIH, chap m.
3. Fl., 1. 111. p. 133-131.
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des moyens par lesquels l'homme conserve et développe son organisme en lui assujettissant la nature, l'industrie est pour Lamennais, comme pour les saint-simoniens, une manifes tation de l'activité humaine égale en dignité à l'art et à la science. Quant à l'art, sa plus haute expression n'est pas la poésie, mais l'éloquence, à cause de l'action immédiate qu'elle exerce sur les hommes. L'art inutile, l'art sans action morale ou sociale est sans valeur: La vie de l'art doit être cherchée non dans le passé qui ne peut renaître, mais dans ce qui germe et se développe au sein du présent. Les artistes aujourd'hui, les artistes véritables n'ont que deux routes à suivre. Ils peuvent, se renfermant en soi, individualiser l'art. en s'exprimant pour ainsi dire eux-mêmes. Mais qu'est-ce qu'un homme dans l'humanité? Sisoler de la sorte, c'est renoncer aux grandes inspirations, à éveiller des sympathies générales et profondes, à parler une langue entendue univer- sellement; c'est dès lors tout ensemble et détourner l'art de son but.... et se condamner à un oubli certain... Ils peuvent, descendant au fond des entrailles de la société, recueillir en eux-mêmes la vie qui y palpite, la répandre dans leurs auvres qu'elle animera comme l'esprit de Dieu anime et remplit l'univers. Le vieux monde se dissout,... la religion de l'avenir projette ses premières lueurs sur le genre humain en attente et sur ses futures destinées: Fartiste en doit être le prophète,
Et Lamennais rejoint Louis Blane, Proudhon et les saint simoniens par l'énergie comme par le sens de ses conclu- sions. De tous cûtés l'Art pour l'Art romantique est condamné. Seule la philosophie bourgeoise l'admet, alors que sur tous les autres points le goût du public bourgeois s'accommode assez mal des principes de la nouvelle esthétique. Inversement les partis avancés admettraient volontiers ces principes, mais rejettent alsolument l'Art pour l'Art.
1. Lamennais. Esquisse d'une philosophie, t. IV, p. 273.
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Voyons maintenant quelle est l'attitude des artistes en présence des appels qui leur sont adressés.
A la vérité, ces appels, ces avances, ces objurgations ne trouvaient pas parmi les écrivains romantiques tout l'accueil désiré. Tout au moins l'effet n'en était-il pas immédiat, et l'évolution qu'on voulait provoquer n'était-elle ni générale ni prompte.
Il y avait des irréductibles: Musset, Théophile Gautier, Mérimée. Théophile Gautier répond à ceux qui veulent engager le poète dans la mêlée des partis et lui parlent des révolutions passées ou à venir que il n'est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore; il n'est rien, et ne s'aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres'. Aux utilitaires, aux moralistes, aux saint-simoniens, aux réfor- mateurs de toute espèce qu'il raille avec la verve que l'on sait, il répond que les vers ne servent à rien qu'à être beaux, et que cela suffit, car en général dès qu'une chose devient utile, elle cesse d'être belle. Le moyen age est le domaine où se déploie sa truculence, et malheur au critique qui cou- vrant sa tête de cendres et prenant sa grande voix dolente ose rappeler à l'auteur de tant de fantaisies joyeuses les droits méconnus de l'humanité présente! D'ailleurs Théophile Gautier dédaigne pour ses vers les suffrages populaires:
Ne suis pas étonné si la foule, & poète, Dédaigne de gravir ton œuvre jusqu'au faite: La foule est comme l'eau qui fuit les hauts sommets Où le niveau n'est pas, elle ne vient jamais.Et quand le saint-simonien Olinde Rodrigues imagine de réunir un certain nombre de tentatives poétiques dont les auteurs sont des ouvriers, il les accable de ses critiques, et
1. Th. Gautier, Préface des Premières Poésies, 1832.
2. Id.
3. Mademoiselle de Maupin. Préface 1834.
4. Th. Gautier, Consolation, dans Espagne, 1841.
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il ajoute: Est-il rien au monde de plus subversif et de plus funeste que cette fiévreuse préoccupation de l'avenir qui dégoûte du présent et vous rend la vie insupportable par l'espérance de félicités chimériques'?
La politique ne répugnait pas moins à Musset:
La politique, hélas, voilà notre misère. Mes meilleurs ennemis me conscillent d'en faire. Etre ronge le soir, blane demain, ma foi non! Je veux quand on n'a lu qu'on puisse me relire.....Et il s'amusait à railler encore plus directement dans la Rerue des Deur Mondes (2 lettre de Dupuis et Cotonet, 1836) les humanitaires de toute catégorie, les rêveurs et les hommes d'action.
Mérimée, chef de cabinet d'un ministre, puis fonction- naire du gouvernement de Juillet, était, par situation autant que par tempérament, sourd aux sollicitations des partisans du progrès.
Alfred de Vigny, âme sérieuse et pensive, exprimait dans son Journal le peu de sympathie que lui inspirait la démo cratie, et répondait aux appels qu'on adressait aux poètes par les plaintes de Stello. A qui l'invitait, lui počte, à prendre sa place dans l'État et à travailler au progrès social, il objectait tristement que le poète, ilote éternel, n'avait jamais été qu'un isolé auquel les sociétés avaient toujours refusé le rang auquel il avait droit. L'ordonnance du Docteur Noir, résultat de son expérience et somme de sa sagesse, prescrivait de séparer la vie poétique de la vie politique, principe absolu. Et un des moyens qu'il indiquait
1. Herur des Benz Mondes, 1811. 1. XI.VIII.
2. A. de Musset. Epilogue des Porsies mowelten,
3. Chef de cabinet du comte d'Argout, puis inspecteur des monument historiques.
4. Hy aura toujours antipathie entre l'homme du Pouvoir et Thomme de l'Art. (Stello, 597.)
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pour parvenir à le réaliser était d' employer toutes les forces de sa volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active. Ainsi on n'était pas tenté par l'action, et l'art se résolvait en contemplation et méditation. Vigny craignait aussi pour son œuvre la contagion de passions qui par elles-mêmes n'ont qu'un temps, et pensait assurer la durée de son art en le dégageant entièrement de toute doctrine politique Vos doctrines, vos lois, vos institutions ont été bonnes pour un age et pour un peuple, et sont mortes avec eux; tandis que les œuvres de l'art céleste restent debout pour toujours à mesure qu'elles s'élèvent..
Un renfort venait d'outre-Rhin à la cause de l'Art pour l'Art en la personne de Henri Heine. Henri Heine représentait la mème cause dans son pays, ayant fait de cette défense des droits de la poésie et de l'autonomie de l'art la grande affaire de sa vie, et tout en ridiculisant sous la figure de l'ours Atta Troll les théoriciens socialistes allemands (1811), il encourageait la résistance des partisans français de l'art pur.
Mais tous les écrivains ne se montraient pas aussi intran- sigeants que Théophile Gautier ou Alfred de Musset. Tous n'étaient pas aussi dédaigneux des acclamations populaires, et certains pensaient à part eux que l'enthousiasme des réna-
1. Steffo, p. 193,
2. H. Heine, Introd. à la traduct. française d' Atta Trolls, Revue des Deur Mondes, 1847, 1. 1.
3. А Герофие оù Alta Troll fut écrit, la prétendue poesie politique floris sait encore de l'autre côté du Rhin. Les Muses avaient reçu l'injonction for- melle de ne plus rêver désormais, insouciantes et paressenses, et d'entrer an servive de la patrie à titre de vivandières de la nationalité germanique. Alors aussi le talent était un triste lot, car l'impuissance láche et curieuse avait enfin trouvé après des recherches séculaires sa meilleure arme contre l'inso lence du génie elle venait de trouver l'antithese du talent et du caractère.... Jamais les temps n'avaient été meilleurs pour lineptie vertueuse, pour les grandes convictions qui bresdouillent et les nolles sentiments qui ne disent rien du tout. (Loc. cit.) Vous savez, écrit-il encore, que je tiens pour l'autonomie de l'art qui ne doit être le valet ni de la religion, ni de la poli- tique, mais au contraire son propre but, comme le monde même. Lettres à Lewald, 1837.)
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cles, les clameurs des étudiants et des rapins d'Hernani ne valaient pas l'acclamation populaire. A mesure que la bour- geoisie se montrait plus décidément indifférente ou récalci- trante à l'égard du romantisme, ces écrivains songeaient davantage à la foule et commençaient à prêter l'oreille aux conseils de ceux qui passaient pour les interprètes de ses aspirations et de ses goûts.
Aussi bien dans leurs théories tout n'était pas à rejeter. Les saint-simoniens déplaisaient sans doute par la préémi nence qu'ils accordaient à l'industrie, forme de l'activité humaine égale ou supérieure, selon eux, à l'art et à la science. C'était une thèse qui avait déjà suscité les protestations de Stendhal. A Saint-Simon qui mettait la capacité industrielle au tout premier rang comme la plus utile à la société, et voulait pour elle à ce titre tous les honneurs et toutes les dignités, Stendhal avait répliqué dans sa brochure D'un nouveau complot contre les Industriels (1825), que es industriels étaient assurément d'honorables personnes, mais qu'ils étaient suffisamment payés de leurs peines par la richesse et n'avaient droit en outre à aucune prérogative sociale; et tous les artistes pensaient assurément la- dessus comme Stendhal. Mais quand le même Saint-Simon, dans la fameuse Parabole qui le fit traduire en justice en 1819. comparait ironiquement la perte que ferait la France si elle venait à perdre tout d'un coup ses 3000 premiers savants et artistes, à celle qu'elle ferait en perdant les 3000 person- nages les plus haut placés du royaume, la famille et la maison royales, les cardinaux, les principaux magistrats, les maréchaux, les hauts fonctionnaires, etc., il exprimait, sous une forme hardie pour le temps et saisissante, une opinion bien flatteuse pour les écrivains et les artistes, une opinion que tous partageaient au fond d'eux-mêmes celle de la supé-
1. Ce qui lui valut une réplique assez acerbe d'Armand Carrel dans le Producteur, 1825.
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riorité trop méconnue de l'intelligence sur la naissance et sur les gens en place. On se disait alors que tout n'était pas si mauvais dans le saint-simonisme.
Quand les saints-simoniens proclamaient dans leurs con- férences, leurs brochures, leurs journaux, que l'artiste, et spécialement le poète, est un être à part, providentiel et sacré, initiateur des masses, investi d'une mission auguste et comme d'un véritable sacerdoce, par la encore ils avaient chance de faire réfléchir et d'attirer à eux ceux qui rêvaient d'un grand role à jouer.
On remarquait aussi assez souvent que les théories saint- simoniennes, à la fois mystiques et sensuelles, sur la réhabili- tation de la chair concordaient d'autre part avec les tendances de la jeune littérature, son style ami de la forme et de la couleur, son habitude de matérialiser la pensée, de ramener les sentiments à la condition d'instincts. Au fond même c'était là une seule et unique tendance qui se manifestait diverse- ment, mais parallèlement, chez les saint-simoniens et chez les romantiques.
Il n'était pas jusqu'à Fourier dont les utopies n'eussent un côté séduisant pour les artistes, gens d'imagination. Sans doute la passion du beau, principe de l'art, ne figurait pas au nombre des douze passions radicales de Fourier, mais quand il défendait de mutiler l'homme en résistant aux passions euvres de Dieu, quand il fondait sa société sur l'attraction passionnée, légitimation et utilisation des désirs que la société contraint et réprime, il se trouvait aussi d'accord, sans le savoir, avec bien des romantiques apologistes de la passion, grands émancipateurs de l'individu homme ou femme. De plus Fourier faisait dans sa cité une belle place
1. Le fourierisme se développait alors, juste au moment où le saint- simonisme declinait. La Démocratie pacifique (1813-511, dirigée par V. Consi derant, exposait la doctrine en mettant en lumiere les cites réalisables, ren- voyant le reste à une époque plus favorable.
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aux artistes auxquels les phalanges réunies, par contribution de toutes petites sommes, décernaient des récompenses colos- sales en argent. De sorte que Chatterton y eût trouvé satis- faction comme Antony.
Il y avait aussi la popularité de Béranger, celle de Barbier surtout, immédiate, subite, éclatante; Barbier dont le talent, reconnaissait Th. Gautier, mùri par le brûlant soleil de juillet, avait éclaté comme ces gigantesques fleurs d'aloès qui s'ouvrent d'un coup de tonnerre. Le premier parmi les satiriques français il avait mis en scène le peuple avec une hardiesse vigoureuse, même brutale. Il était eélébré par les républicains, les démocrates, les révolutionnaires, et son talent de počte moraliste était reconnu par la critique bour- geoise elle-même. Gustave Planche l'admirait et appelait sur lui l'attention de Hugo attardé dans son moyen age. Sans doute d'ailleurs il n'était pas besoin des sollicitations du eri- tique pour que V. Hugo et d'autres aver lui réfléchissent à ce succès, à cette large popularité venue si soudainement à cet inconnu de la veille, révélé tout d'un coup grand poète.
Il y avait encore la considération du théâtre, pour ceux qui voulaient y réussir d'une façon durable, et y conquérir des succès moins chanceux, plus assurés, que ceux que l'école romantique emportait de haute lutte, mais difficilement, par de grands efforts qu'on ne pouvait toujours renouveler, et dont le lendemain paraissait toujours douteux. Pour le theatre il apparaissait nécessaire de s'adresser délibérément au grand public qui seul y fait les vrais succès.
Tout cela faisait réfléchir el c'étaient des attraits qui n'étaient pas négligeables. Bien des symptômes annonçaient d'ailleurs que l'art allait cesser d'être en désaccord complet avec le mouvement social. En 1830 ce désaccord est aussi absolu que
1. Revue des Deur Mondes, Ixit, t. XLVIII.
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possible puisque les classiques, réactionnaires en poésie, sont plus libéraux en politique que les romantiques, révolu- tionnaires en art. Cela ne devait pas durer. Les principaux chefs du romantisme, sans cesser encore d'être des écrivains d'imagination, vont abandonner peu à peu la doctrine de l'isolement de l'artiste et s'associer au mouvement des idées de leur temps.
Commençons par celui que partisans et adversaires consi- déraient comme le chef de l'école romantique, celui qui per- sonnifiait le mieux les défauts ou les qualités, selon le point de vue, du romantisme, celui qui se trouvait le plus souvent en butte aux critiques et aux objurgations des partisans de l'art social, Victor Hugo.
Dans la Préface de 1824 des Odes et Ballades il écrivait:
La littérature actuelle peut être en partie le résultat de la Révolution sans en être l'expression... Telle que l'ont créée les Chateaubriand, les Staël, les Lamennais, elle n'appartient en rien à la Révolution. En écrivant cela, Hugo n'avait pas tort en ce qui le concernait personnellement, et il n'avait pas tort davantage en ce qui concernaît la littérature en général. Dans la Préface des Orientales (1824) il revendiquait plus hautement l'indépendance du poète qui ne relève que de son caprice et de sa propre fantaisie, n'a aucune cause à servir, et promène où il lui plait sa libre imagination. Mais il ne devait pas conserver longtemps cette attitude de détachement intransigeant. L'interdiction du Roi s'amuse (novembre 1832) par le gouvernement de Juillet l'amena à composer une préface virulente où il disait leur fait aux auteurs de cette mesure arbitraire. Il annonçait sa résolution de lutter déses pérément pour la liberté du théâtre et terminait par ces phrases qui indiquaient que le poète, malgré lui, sans doute, disait-il, et peut-être pour un temps seulement, mais délibé rément, allait cesser de se désintéresser des choses de la politique: Quand cela sera fait, quand il aura rapporté chez
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lui, intacte, inviolable et sacrée, sa liberté de poète et de citoyen, il se remettra paisiblement à l'œuvre de sa vie dont on l'arrache violemment et qu'il eût voulu ne jamais quitter un instant. Il a sa besogne à faire, il le sait, et rien ne l'en distraira. Pour le moment, un rôle politique lui vient; il ne l'a pas cherché, il l'accepte. Vraiment le pouvoir qui s'attaque à nous n'aura pas gagné grand chose à ce que nous, hommes d'art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte, notre tache du passé et de l'avenir, pour aller nous mêler indignés, offensés et sévères, à cet auditoire irrévérent des railleurs qui depuis quinze ans regarde passer avec des huées et des sifflets quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vout tous les jours à grand peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon au Luxembourg!»
Le passage est curieux. Au langage de l'art pour l'art se mêlent les expressions empruntées au vocabulaire des due- trines de l'art social; l'avenir est associé au passé, la lilwerté du citoyen à celle du poète. Et, chose plus curieuse encore, c'était pour défendre la liberté de l'art et même l'art pour l'art que le poète était amené à se mêler de politique.
Dans le procès intenté par V. Hugo au ministre, procès qui fut plaidé en décembre 1832 devant le Tribunal de Commerce et où il avait choisi pour avocat Odilon Barrot (choix deja significatif), le poète prit lui-même la parole pour se poser en champion des libertés conquises en 1830, el son discours finissait ainsi Il n'y a eu dans ce siècle qu'un grand homme, Napoléon, et qu'une grande chose, la liberté. Nous n'avons plus le grand homme, tachons d'avoir la grande chose,.
Après le Roi s'amuse vient Luerice Borgia. On avait accusé d'immoralité le Roi s'amuse; Hugo déclare dans la
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Préface de Lucrèce Borgia (12 février 1833) qu'il connait ses devoirs d'auteur dramatique: Il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires, et toute œuvre est une action,... le théâtre est une tribune,... le théâtre est une chaire;... l'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine;... il se sait res- ponsable et ne veut pas que la foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poète a charge d'ames. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde;... l'auteur sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela du poète; mais il pense qu'au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art....
Nous voilà loin de l'art pour l'art. Bien peu après, écrivant dans l'Europe littéraire, qui passait pourtant pour être l'or- gane attitré des partisans de l'art pur (29 mai 1833), V. Hugo se déclarait à vrai dire ennemi de l'art directement utile, mais il rappelait les déclarations qu'il venait de faire dans la Préface de son dernier drame, et y insistait.
Ainsi il semble que la considération des exigences parti- culières à la scène théâtrale ait joué un rôle important dans les débuts de son évolution. Cette évolution, déjá marquée, s'accentua bientôt. Dans les Feuilles d'automne, dont les
1. Comparer, pour mesurer le chemin parcoura, la façon desinvolte dont le poete parle de la mission sociale et morale du theatre dans la Préface de Cromwell Notre theatre, dont le swul objet est le plaisie, et, si Eon vent, l'enseignement du spectateur... Remarquer le si fos reuf.
2. La politique etait expressément exclue du journal. On déclarait dans le premier numero, pour marquer le sens dans lequel la feuille allait étre rédigee Deja durant les annees actives de la Restauration des lumes de goût et de savoir avaient compris le caite du beau et en avaient jete les pre- mières semences, mais à cette époque les agitations de la politique et les prèse- cupations le parti nuisirent beaucoup à l'originalité et à la valent sole de l'ouvre littéraire entreprise par l'ancien Globe, 11 s'agissait de restaurer ce culte du Beau qui s'en allait.
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pièces sont d'ailleurs pour la plupart antérieures à la révolu tion de 1830, Hugo prétendait rester étranger au tumulte de la place publique (novembre 1831): il disait qu'il n'y avait point place dans son calme recueil pour la poésie politique. mais il annonçait un recueil de poésie politique qu'il se réser vait de publier quand le moment serait venu, et il parlait de sa partialité passionnée pour les peuples dans l'immense querelle qui s'agite au xıx siècle entre eux et les rois..
En attendant le recueil proinis, Claude Guenz paraissait en 1831, et cette même année, en publiant Littérature et philos phie melées, Hugo affirmait que l'art et surtout l'art drama- tique, sans pourtant se faire le serviteur d'une cause poli- tique éphémère, doit chereher le bien autant que le beau.
Assurément ce n'était plus là l'art pour l'art ou l'art pur: dans les Voie Intérieures et dans la Préface des Rayons et Ombres (1840), ce fut tout à fait de l'art social, et le róle civilisateur et moral de l'artiste fut exalté sur tous les tons.
Il va sans dire que cette évolution n'échappait pas à la cri tique contemporaine. D'un côté on y applaudissait; lans les Journaux ou dans les Revues avancées on croyait s'apercevoir que Hugo viendrait un jour à la bonne doctrine; on enre gistrait avec satisfaction les progrès accomplis, mais on trou- vait toujours que ce n'était jamais assez; car on espérait beaucoup du tempérament de Hugo quand il serait tout à fait converti, et de plus ses antécédents aristocratiques et catho- liques le rendaient encore suspect.
Vormar um prétre a Féglise, de rève à l'art qui charme, a Jars qui civilise Qm change Thomsое ма рев, Et yum pdame un seueur qui jette au loin sa graine Eu semant la satani a travers Lame humaine Y fera gerer Deu A. viromte II. Voiz Inter
2. Cf. parexemple, Her. Encyclop, sept, 1833, bulletin dramatique d'Hippo Iste Forlant: Globe du 13 février 1822.
3. Les carlistes le regarstent comme un renégal qui se håta de chanter la révolution de Juillet sur une lyre encore vibrante du chant du Sacre de
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D'un autre côté, par contre, on déplorait les prétentions philosophiques et humanitaires du poète qui inclinait toujours davantage vers l'art social. Magnin essayait de le ramener à l'art pur et citait pour les critiquer les vers célèbres du recueil les Rayons et les Ombres qui venait de paraltre: Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs; Il est l'homme des utopies, Les pieds ici, les yeux ailleurs. Mais Victor Hugo ne devait plus revenir sur ses pas, et d'ailleurs il n'était pas le seul à entrer dans cette voie. On l'y avait même précédé. Lamartine après la révolution de Juillet s'était empressé de publier une brochure politique: la Politique rationnelle (1831), dans laquelle non seulement il acceptait le nouveau régime, mais il émettait la crainte de le trouver dans l'avenir insuffisamment libéral. En mai 1832 il avait été candidat aux élections législatives dans deux dépar- tements: le Nord et le Var, et s'était fait violemment atta- quer par Barthélemy dans sa Nemesis hebdomadaire à cause de cette évolution libérale un peu prompte. Lamartine se défendit avec dignité, alléguant en beaux vers le péril national et le besoin que la patrie avait de toutes les intelli- gences. Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle, S'il n'a l'âme et la lyre et les yeux de Neron. Ayant échoué dans ses deux départements, il était parti pour son voyage d'Orient, et avait appris à Beyrouth que Reims. Les républicains suspectent son amour pour la cause populaire, ils flairent dans chaque phrase une secrete prédilection pour l'aristocratic et pour le catholicisme. (II. Heine. Lettres à Lewald, 1837.) 1. Reene des Deuz Mondes, 1810. 1. XLIV. Mais qu'anjonrl hui pour prix de ses humans déyutes, Aus homars de Jaillet ta demandes leurs votes, C'en est trop Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 64 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. l'échec était réparé et que le département du Nord l'élisait pour son représentant. Dès lors la période purement poétique de sa vie était terminée; l'action et la politique allaient For- cuper plus que l'art, et, s'il faut l'en croire, ce ne serait guère que pour se délasser de la tribune qu'il aurait écrit Jocelya, la Chute d'un Ange et les Recueillements poétiques. Le lögi- timiste tout fraichement converti passait au socialism le plus hardi, se posant de bonne heure en antagoniste de la bourgeoisie et de Thiers', et se mettait de l'opposition dès qu'il avait acquis à la Chambre un peu d'autorité et une cer- taine habitude de la tribune. Jocelyn (1836) fait partie d'une épopée humanitaire, et il est parlé dans la Préface du labeur social, qui est le travail quotidien obligatoire de tout homme, surtout à une époque où tant de problèmes s'imposent à l'attention des plus indifférents. Il n'est plus permis de régler sa vie sur l'égoïsme ou sur le scepticisme. C'est vers cette époque qu'il commence à affecter à l'égard de l'art et de la poésie ce détachement, cette désinvolture suprême dont la plus parfaite expression se trouve dans la lettre à M. de Brays d'Ouilly (février 1839), servant de Pré- face aux Recueillements poétiques, où il subordonne si com- plètement le poète au politicien et à l'homme d'action: Quand Vannée politique a fini, quand la Chambre, les con- seils généraux de département, les conseils municipaux de village, les élections,... me laissent seul et libre... ma vie de poète recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu'elle n'a jamais été qu'un douzième font au plus de ma vie réelle..... 1. Un jour, en le voyant entrer à la Chambre une fois la scance commencer, Thiers dit ne haut en le designant a ses voisins Voila le parti social qui entre. (Cf. Sainte-Beuve. Purtr, cont., 1. 338. Article d'aril 1939. 2. Il verivait même à un antre ami La poesie ne doit être qu'un dela sement de nos heures de boisir, l'ornement de la vie. Mais le pain du jour. C'est le travail et la latte. (Lettre à Guichard de Bienassis, 6 dec. 1835.1 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ADAPTATION DU ROMANTISME. 65 Cette attitude ne plaisait pas à tout le monde. Sainte-Beuve lui en fait des reproches; cet air dégagé avec lequel le poète des Méditations parlait de la poésie, ces façons de grand sei- gneur à l'égard des vers irritaient le critique qui, lui, faisait tant de cas de sa poésie, recueillant soigneusement les moin- dres hémistiches, les commentant, les expliquant, les entou- rant de certificats laudatifs. Il en éprouvait une de ces colères de pauvre qui assiste au gaspillage d'un riche prodigue; colère qu'il exhalait en mots amers Il semble, disait-il, que le trépied n'ait été qu'un marchepied', et il constatait avec regret que Lamartine était devenu expressément humani- taire. Au contraire G. Sand le félicitait chaleureusement d'avoir acquis le sentiment de la vie, de la perfectibilité et de l'égalité. Mais c'est avec l'Histoire des Girondins, 8 volumes fabri- qués en deux ans, vendus 250 000 francs aux éditeurs, et obtenant un succès égal à celui des Mystères de París, que Lamarline se mettait vraiment à marcher avec son temps, et de quel pas! D'une part il égalait les productions les plus réussies de l'art industriel; de l'autre, il marquait sa place avec éclat dans l'art social en racontant une révolution, il en préparait une autre. Pourtant, parmi les grands romantiques, Lamartine n'avait guère été plus prompt à entendre la voix des partisans de l'action que George Sand. A peine arrivée à Paris, elle subit des influences saint-simoniennes. Ses protestations pas- sionnées contre l'oppression de la femme par la société, son besoin d'émancipation et de liberté, sa haine toute roman- tique de la vie bourgeoise, lui firent accueillir avec enthou- siasme les théories des disciples de Saint-Simon sur l'amour libre et divin. 1. Sainte-Benve, Portr. contemp.. t. L. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 66 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Dès 1833, elle est en relation avec le saint-simonien Guéroult, un des rédacteurs du (Globe', puis, à la fin de 18:31. avec Liszt, intelligence très compréhensive, pénétrée des blées saint-simoniennes sur l'art, puis avec son compatriote. berrichon comme elle, Michel de Bourges, qui l'intéresse directement à la lutte des partis. En 1835 les Lettres d'un coyageur la montrent encore sans conviction philanthropique et humanitaire, mais ne demandant qu'à être convaincue. prête pour la conversion. Michel de Bourges et ses amis attaquaient et condamnaient rudement les artistes, ceux du moins qui faisaient de l'art pour l'art, de l'art égoïste. Dis-moi pourquoi, lui écrit-elle. vous en voulez tant aux artistes. L'autre jour tu leur impu- tais tout le mal social; tu les appelais dissolvants, tu les accusais d'attiédir les courages, de corrompre les mours. d'affaiblir tous les ressorts de la volonté.... Elle essaie encore de défendre l'art indépendant, mais timidement: elle subit entièrement l'ascendant de cet esprit dominateur, moins ronvaincue que subjuguée Tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l'utilité ne peut jamais être ni vrai- ment grand, ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d'un funeste exemple, et qu'il faut en sortir, on me suiciler moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère, mais je t'aime ainsi..... Puis c'est Lamennais et Pierre Leroux qui achèvent de la 1. Elle écrit a Gueroult de ne resse d'aimer vos saint-simoniens et dr tes placer au-dessus de tout 19 nov, 1535), Cité par Karénine, G. Sind. l. 1.2. aness, dans in forces, lettre du fevrier 1x36 2. Qarlques persontes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma consluite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes ane sorte de plavlover contre certaines lois.... Mes écrits n'ayant jamais ries conclu, n'ont cause ni bien ni mal. Je ne demande pa miens que de leut donner une conclusion, si je la trouve; mais ce n'est pas encore fait.... Lettres d'un rongeur la Evenuesd 3. Lettres d'un гозадене на Everard, 183 . C'est dans le courant de cette année-da (183) que je m'approcha Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ADAPTATION DU ROMANTISME. 67 tirer de l'individualisme romantique (1835) et de la convertir à la cause de l'art utile et social, malgré les protestations des partisans de l'art pur'. C'est avec Pierre Leroux qu'elle fonde la Revne indépendante (novembre 1841) pour laquelle elle écrit Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, et qui devient le principal organe des partisans de l'art social. Là on publie les vers du poète cordonnier Savinien Lapointe et de beaucoup d'autres poètes ouvriers, et en même temps on s'efforce de gagner les plus grands noms de la poésie et du roman. On y fait grand accueil aux nouveaux venus qu'on essaie d'endoctriner. Laprade y publie Hermia, la Mort d'un chène, Antée; il y déclare dans un article sur la Question littéraire, où il recherche les caractères généraux de la littérature française, que tous les écrivains de notre littéra- ture ont une même faculté, le hon sens pratique; un même but, l'action qu'ils ne poursuivent pas la vérité et la beauté pour elle-même, mais pour atteindre un résultat moral que notre littérature est une incessante prédica- tion. Là Théodore de Banville, tout jeune, est invité à propos des Cariatides (1842) à moins abuser de la couleur, à cesser d'être un poète de la forme pure, à se détacher de l'école roman- tique, pour tächer de devenir un vates. A la Revue indépendante, Lamennais, Michelet, Quinet, sont comblés d'éloges. Lamartine y est traité avec faveur, mais Hugo est trouvé encore trop tiède. La sincérité de sa conversion est tenue en suspicion. Le désastre des Buryrares est sévère- très humblement de deux des plus grandes intelligences de notre sierle, M. Lamennais et M. Pierre Leroux. G. Sand. Hist. de me rie, L. IV. p. 6.) 1. 6. Sand a pour ainsi dire un diverteur de conscience littéraire, une espere de rapucin philosophe nomme P. Leroux. Cet excellent homine exerce malheureusement sur le talent de sa penitente une intinence pu favorable, car il l'entraine dans d'obscures dissertations sur des blive a moitie écloses; il l'engage à entrer dans des alstractions stériles au lieu de s'abandonner a la joie sereine de créer des formes vivantes et colorées, el d'exercer l'art pour l'art. (H. Heine, Lafice, lettre de 18in.) 2. 10 octobre 1843. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 68 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. ment commenté (mars 1843); on l'attribue à l'insensibilité du poète, à son manque de cœur. C'est de la poésie pétrifiée, dit-on durement. Par contre les Mystères de Paris d'Eugène Süe inspirent de curieuses réflexions (15 mai 1843). C'est un événement. Jusqu'ici le Roman avait été un genre aristocratique; les auteurs n'avaient peint que des passions factices, le monde élégant, ou des paysans de pastorale. Cette fois on a vraiment voulu mettre en lumière la misère du peuple et appeler sur elle l'attention du public et du pouvoir. C'est d'ailleurs bien mal écrit. L'industrialisme littéraire, plaie de l'époque, n'a pas épargné l'auteur. Un peu plus tard le Juif Evrant donne lieu à des réflexions du même genre. Mais, somme toute, l'immense succès des deux feuilletons est enregistré aver satisfaction. Quelle leçon pour ceux qui, comme Hugo, hésitent ou du moins paraissent hésiter encore! Leçon qui du reste ne sera pas perdue, puisque, en 1847, deux ans après le Juif Errant, les deux premiers volumes des Misérables étaient terminés', bien que la publication en ait été retardée jusqu'en 1862. Et pendant ce temps la critique bourgeoise gémit sur la déchéance de la littérature tombée dans le symbolisme, forme d'art à laquelle le socialisme, en l'accaparant, a fermé tout avenir. Sainte-Beuve a conunencé par donner de grandes espé- rances aux partisans de l'art social. En 1830 il est, sans con- tredit, le plus avancé des romantiques en vue, le moins enfoncé dans le moyen âge, le plus dégagé du passé. Il semble que Joseph Delorme ayant rompu avec ses amis les doctrinaires du Globe, Joseph Delorme que Guizot qualifie de Werther jacobin et qui ne rectifie qu'en changeant jacobin en 1. T. Biré, V. Hugo après 1830, t. II, chap. vi. 2. P. Limayrac. Revue des Deur Monder, 1811, L. 1. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ADAPTATION DU ROMANTISME. 69 girondin, n'ait plus qu'un pas à faire pour devenir, en poli- lique comme en littérature, un ennemi de la classe bourgeoise, ou au moins une recruè d'avenir pour le parti de l'art social. Le voici en 1830 saint-simonien, au point qu'Enfantin écrive (5 novembre 1830) qu'on peut tout à fait compter sur lui. A partir de ce moment il commence à penser que les formes de l'art et de la littérature sont liées aux révolu- tions politiques et sociales et que l'art a un rôle éducateur à remplir. A vrai dire, il ne s'attarde pas dans le saint-simonisme et il apparaît bientôt qu'Enfantin, qui pourtant se piquait de se connaître en hommes, ne pouvait guère espérer faire de lui un nouvel apôtre du Christianisme industriel. Le néophyte était passé presque aussitôt dans le monde de Lamennais, où il ne devait pas d'ailleurs demeurer indéfiniment. Mais auprès de Lamennais comme auprès d'Enfantin on rêvait d'un art plus humain que le romantisme, dont il semblait que Sainte-Beuve allait se détacher définitivement. A partir de 1831 il collabore au National d'Armand Carrel et on sent alors dans sa critique, d'après lui-même, quelque chose des doctrines qui circu- laient dans l'air au lendemain de juillet 1830, comme un souffle ému de saint-simonisme, de socialisme, de Sainte- Alliance des peuples.. Mais, en 1834, le dilettantisme confus de Volupté déçoit les espérances que l'on fondait sur Sainte-Beuve. Le livre ne plut, d'après Sainte-Beuve lui-même, ni à Lamennais, ni à Lamartine. Lerminier lui reproche d'ètre trop frappé des misères morales du présent, et de trop réagir contre les acti- vités qui servent le mouvement du siècle. George Sand lui dit qu'il a écrit un livre sublime sur un sujet qui en para- 1. Cf. Michaut, Sainte-Beuve arunt les lundis, chap. vin. 2. Id., chap. ix. 3. Sainte-Beuve, Portr. litter., III, 555. 4. Note de Sainte-Beuve a un article sur Barbier paru dans le National le 21 janvier 1933. Portraits contemporains, 11, p. 233. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 70 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. lyse les effets; elle n'aime pas ce séminaire où l'âme agitée va se retremper et se raffermir. Il faut que Sainte- Beuve revienne à l'action et pour cela qu'il fasse un livre qui change et qui améliore les hommes'. Il est certain qu'à ce moment Sainte-Beuve a l'air de se désintéresser du siècle et du monde, de s'absorber dans la contemplation d'un idéal à demi mystique pris en dehors de la vie ordinaire. Cette langueur rêveuse, attendrie. énervée qu'il nomme volupté et où il semble vouloir s'absorber, marque un retour au romantisme égoïste. Il y a loin de là à l'apostolat saint-simonien, ou simplement à la conception d'un art social et d'une littérature humanitaire. conception à laquelle il ne reviendra plus. Entre l'art social et l'art pour l'art Sainte-Beuve se tiendra également éloigné de l'un et de l'autre. Il sera le critique du juste milieu, protestant contre l'insensibilité de Th. Gautier à propos des Porsies et de Fortunio, et en même temps esti- mant que l'excès d'humanitarisme gåte les compositions d'Ifippolyte Fortoul Grandeur de la Vie privée. Nous l'avons vu condamner la littérature industrielle: il condamne de même la littérature sociale et l'association de l'art et de la politique. Même, d'après lui, si l'industrialisme et l'immoralité ont envahi la littérature, si l'art s'en va, la faute en est à la politique qui a absorbé trop de talents: l'action a tenté les chefs du mouvement littéraire. En leur absence l'art a dévić et s'est gâté. Ces critiques, ce retour en arrière sont par eux-mêmes significatifs. Nous en avons assez dit maintenant pour mon- trer que la propagande, les efforts, les appels du parti du 1. Cf. les lettres imprimees par Sainte-Beuve à la suite de son roman. 2. Expressions de Sainte-Beuve. 3. Artirte de la Herne des Dene Mondes, 1838. 4. Revue des Deur Mundes, 1850, 1. X1.111 Dix ans après 1863 Quel ques vérités sur la situation en litterature.. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 71 L'ADAPTATION DU ROMANTISME. progrès, parti qui tout en accueillant avec faveur les inno- vations littéraires du romantisme, le rejette en tant qu'art égoïste et veut lui substituer un art social et humanitaire, n'ont pas été sans fruit. Il y a eu des conversions éclatantes et décisives, comme celle de Michelet que les étudiants appel- lent maintenant Monsieur Symbole, et qui naturellement mystique, romantique et chrétien, est devenu un propagan- diste de la révolution et de l'anticléricalisme au point de s'écrier en plein Collège de France en parlant du clergé : Pour vous chasser, nous avons renversé une dynastie, et s'il le faut, nous renverserons encore six dynasties pour vous chasser.. Il y a eu des conversions à peu près aussi complètes, comme celles de G. Sand et de Lamartine. Il y a des hésitants encore suspects comme Hugo; il y a aussi des irréductibles. comme Th. Gautier, des convertis qui ont déjà apostasié comme Sainte-Beuve, mais, dans l'ensemble, il est impossible de méconnaître que l'orientation générale de la littérature a été modifiée, et on peut croire que le romantisme pur, le romantisme de 1830, est près de sa fin et que ses jours sont comptés. 1. H. Heine, Lutece, 1813. 2. Id. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 111 LA DEUXIÈME GÉNÉRATION ROMANTIQUE Son romantisme. Influence du parti de l'art social et de la révolution de 1818. Les jours du romantisme étaient en effet comptés, mais ils l'étaient surtout pour la génération qui était née avec le siècle. Il y avait plus d'hésitation chez les jeunes gens qui étaient nés aux environs de 1820. Eux aussi subissaient plus ou moins, selon leur tempérament, les diverses influences qui s'exerçaient sur la littérature et sur l'art. En très grande, en immense majorité, surtout s'ils étaient de caractère pra- tique et pressés de faire leur chemin, ils recevaient et sui- vaient naturellement l'influence du milieu bourgeois, où d'ailleurs ils vivaient pour la plupart, et qui en outre les sai- sissait à la sortie du collège, mème dès le collège, par l'éclec- tisme et le doctrinarisme universitaires. Michelet s'est féli- cité d'avoir échappé à ces influences: J'eus le bonheur, écrit-il, d'échapper aux deux influences qui perdaient les jeunes gens, celle de l'école doctrinaire, majestueuse et sté- rile, et de la littérature industrielle, dont la librairie à peine ressuscitée accueillait alors facilement les plus malheureux essais¹». 1. Michelet, le Peuple. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIÈME GÉNÉRATION ROMANTIQUE. 73 L'idée que la littérature et l'art pouvaient, comme l'indus- trie et le commerce, mener à la richesse et aux grands emplois de l'État se répandait de plus en plus et gagnait ceux mêmes qu'on aurait pu croire les plus réfractaires. Un jour, Flaubert encore tout jeune consultait Th. Gautier, dont il avait assez récemment fait la connaissance, pour savoir s'il devait publier la Tentation de soint Antoine, et il en profitait pour lui exposer l'opinion très élevée qu'il avait et qu'il eut tou- jours de la dignité et de la conscience de l'artiste. A son grand étonnement Th. Gautier lui répondit: Je connais ça; c'est la maladie du début, comme la rougeole est la maladie de l'enfance.... Faire des chefs-d'œuvre, je sais ce que c'est; j'ai fait la Comédie de la Mort; j'ai donné deux volumes de prose pour que l'on imprimât mes vers dont on a vendu 75 exem- plaires.... Tu crois à la mission de l'écrivain, au sacerdoce du poète, à la divinité de l'art & Flaubert, tu es un naïf. L'écrivain vend de la copie comme un marchand de blane vend des mouchoirs; seulement le calicot se paie plus cher que les syllabes, et c'est un tort.... Garder des manuscrits en réserve, c'est un acte de folie; dès qu'un livre est terminé, il faut le publier en le vendant le plus cher possible'.> Pour que Th. Gautier, le grand ennemi du bourgeois mer- cantile, l'apôtre et le théoricien intransigeant de l'art pour l'art, parlat ainsi, il fallait que l'industrialisme eût fait bien des progrès. Les utilitaires, les arrivistes étaient nombreux parmi la jeunesse. Maxime Ducamp, qui rapporte dans ses Souvenirs la conversation précédente, avait dans ses connais- sances un certain nombre de jeunes gens qui ne voyaient guère dans la littérature qu'un moyen de parvenir. Vers 1841 ou 1842, il entre en relations avec un groupe de jeunes ambi- tieux, au nombre de huit, qui s'appelaient les Cousins d'Isis. C'était sous ce titre mystagogique de simples arrivistes étroi- 1. Max. Ducamp, Souvenirs littér., 11, 17. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 74 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. tement associés pour mieux faire leur trouée dans la foule. Nous avons déjà vu que Balzac n'avait pas oublié ce type dans sa Comédie humaine. Il est aussi chez les Goncourt: des le collège, le jeune Henri Mauperin prépare sérieusement sa vie et organise son ambition, se procurant des amitiés utiles et les cultivant avec soin. Ce jeune homme est tout le con- traire d'un rèveur ou d'un enthousiaste la froideur de la jeunesse, ce grand signe de la seconde moitié du xix' siècle, marquait toute sa personne.... On reconnaissait en lui ces éléments contraires au tempérament français qui constituent dans notre histoire les sectes sans flamme et les partis sans jeunesse, hier le jansénisme, aujourd'hui le doctrinarisme: Henri Mauperin était un jeune doctrinaire'». Mais nul n'a mieux marqué l'opposition des deux influences idéaliste et réaliste, romantique et utilitaire, que Flaubert dans l'Education sentimentale. Lå, en face de Fré déric Moreau sentimental, rêveur, amoureux, il a placé Des lauriers, son ami du même âge, mais si différent: laborieus, énergique, arriviste acharné, dévoré d'ambition; tous deux personnifiant les deux jeunesses qui grandissaient sous la monarchie de Juillet, l'idéaliste et la réaliste, l'une pratique et pressée de se faire sa place dans le monde bourgeois, l'autre tournée vers l'art et des satisfactions d'un ordre plus élevé. Cependant la jeunesse idéaliste elle-même hésitait entre l'art social et le romantisme, c'est-à-dire l'art pur. Le romantisme était en déclin; l'élan de 1830 semblait épuisé. Les chefs abandonnaient la cause de l'art pur, comme 1. E. et J. de Goncourt, Renée Manperia. 2. tralunviers ambitionnait la richesse comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu rеmuет Безuгоup de monde, faire beaucoup de benit, avoir trois serrelaires sous ses ordres et un grand diner politique une fois par semaine, Frederie se meublait un palais a la moresque, pour vivre conche sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'ean, servi par des jages negres, et ces choses révées devenaient à la fin si precises qu'elles le desolaient comme s'il les avait perdues. (Ed. sentim., 1. st.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIÈME GENERATION ROMANTIQUE. 75 Lamartine, Hugo, George Sand, ou se tenaient à l'écart et se taisaient comme Vigny et Musset. Les succès de l'École du bon sens, les échecs fréquents du romantisme au théâtre, le retour de faveur de la vieille tragédie classique avec Rachel, annonçaient la décadence. Pourtant l'influence sur la jeunesse restait immense. L'im- pulsion avait été si forte, la renaissance si vigoureuse que la nouvelle génération littéraire grandissait toute pénétrée de l'esprit de 1830. Les vers de Hugo et de Musset, les pièces d'Alexandre Dumas et d'Alfred de Vigny circulaient dans les collèges malgré l'hostilité de l'Université; un nombre infini de romans moyen age, de confessions lyriques, de vers désespérés, se confectionnaient à l'ombre des pupitres. Ainsi en 1839, Maxime Ducamp et Louis de Cormenin, grisés par la lecture de l'Histoire des dues de Bourgogne de Barante et des œuvres de Walter Scott, se mettent à écrire un grand roman historique sur la querelle des Armagnacs et des Bourguignons Capeluche ou l'Homme rouge. On en faisait autant dans beaucoup de collèges, et pas seulement dans les collèges. Le romantisme pénétrait jusque dans les séminaires. Renan, tout frais émoulu du collège de Tréguier, rève la nuit et le jour à Saint-Nicolas du Chardonnet de Hugo et de Lamartine (1839). Les discussions littéraires agitaient la pieuse maison, le supérieur s'y mêlait Pendant prés d'un an, aux lectures spirituelles, il ne fut pas question d'autre chose. Renan éprouvait même pour des romantiques qui lui étaient bien inférieurs à lui-même, pour Th. Gau- tier, pour Sainte-Beuve, des admirations enthousiastes, excessives, dont il fut long à revenir. D'ailleurs il était de ceux, il le reconnait lui-même, que tout prédestinait au romantisme, non pas, comme il le dit, au romantisme de 1. Max. Ducamp. Souvenirs littéraires, 1. 1. 2. Renan, Souvenirs d'enfan el de jeunesse. 3. Sainte-Beuve, Th. Gautier, me plurent trop... (Souw. d'enf, et de jeu nrane) Digtized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 76 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. la forme, mais au romantisme de l'âme et de l'imagination, à l'idéal pur; ne sortait-il pas de la vieille race idéaliste en ce qu'elle avait de plus authentique'? A Rouen, Flaubert lisait au dortoir, à la lumière de bouts de bougie emportés en cachette, les drames d'Hugo', et Bouilhet, interne à l'Hôtel-Dieu, s'essayait à composer ses premiers vers entre deux opérations du père Flaubert. Baudelaire et Louis Ménard faisaient de même à Louis-le- Grand, Baudelaire avec un goût spécial pour les poésies de Joseph Delorme. Leconte de Lisle, étudiant en droit à Rennes. peu intéressé par les sciences juridiques, possédé par la nos talgie de son ile Bourbon, quittée à dix-neuf ans pour la triste ville bretonne, se distrayait en daubant sur la bourgeoisie de l'endroit avec une ardeur satirique toute romantique, et les petites revues qu'il fondait étaient si agressives et si raides qu'aucun imprimeur ne voulait prendre la responsabi- lité de les imprimer¹. Fromentin passait sa jeunesse dans le culte d'Hugo auquel il avait voué une admiration enthousiaste qui ne céda qu'a son admiration pour la nature.. Souvent il y avait dans ces enthousiasmes juvéniles, con- formément à la tradition romantique, quelque chose de maladif et de splénétique. Il arrivait qu'on se dégoûtait de la vie et qu'on rêvait le suicide. Maxime Ducamp écrit: Nous avions un idéal: Lequel Celui-là même que Sainte- Beuve a constaté lorsqu'il a dit: La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c'était 1. Sour, denf. et de jeun., p. 89. 2. Cath. Commanville, Souvenirs intimes, V. 3. CL. Tiererlin, La jeunesse de Lecante de Lisle, Revue des Deux Momles, dec. 18os, J'aimais surtout à voir, dans ses royaux habits, Le vers d Hugu chausser son cothurne en ral Jattachais à ses pas mun ver adolescent; J'avas, afin de mieux exhausser mon lole. Dans saun cour de vingt ans båti son Capitole Poésie de Fromentin datée de 1861, citée par Gon-e. Fromentin, p. 16.1 Digtized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIEME GENERATION ROMANTIQUE. 77 d'être grand poète et de mourir... Suis-je bien certain de n'avoir pas frôlé la folie lorsque, dix ans après l'heure dont je parle, j'ai écrit les Mémoires d'un suicide'? Et il ajoute: C'était ridicule, je n'y contredis pas, mais on avait des admirations qui soulevaient de terre, mais on n'enviait per- sonne, on ne souffrait pas du bonheur d'autrui, on ne rèvait pas l'extermination universelle afin d'arriver plus sûrement à un poste politique.. Et Flaubert déclare de même qu'il y avait autour de lui, au collège de Rouen, un groupe de jeunes gens à qui le roman- tisme faisait vivre une singulière existence, entre le suicide et la folie; l'un d'eux se serait tué en s'étranglant avec sa cra- vate, d'autres se seraient fait crever de débauche pour chasser l'ennui». Cela ne faisait pas l'affaire des parents. Le beau-père de Baudelaire, le général Aupik, pour le tirer des rêves poétiques où il s'entétait, décida sa mère à l'embarquer avec une paco- tille pour un long voyage aux Indes. Au bout de dix mois (1841-1842), Baudelaire revint, aussi romantique que par le passé. On écrivait à Hugo, à Musset, à Lamartine; on leur envoyait des vers qu'ils renvoyaient avec des encourage- ments; on étudiait la facture des maitres, on cherchait à sur- prendre chez eux les secrets de leur art. Bref, l'influence du romantisme, si déclinant qu'il fût, était encore considérable sur de nombreux jeunes gens. Com- ment s'en étonnerait-on d'ailleurs, quand des hommes comme Émile Zola, qui ne faisaient guère que naître à 1. Max. Ducamp. Sour, litt., 1, 117, 119. 2. Id. 3. Flaubert, Corresp.. Lettre de septembre 1831. 4. Th. de Banville dédie ses Odelelles a Sainte-Heuve en lui disant: Cest vous qui nous avez appris à lire dans Ronsard.... les pensées de Joseph. Delorme m'ont enseigne mes théories, les notes et sonnets qui sont à la suite des Pensées d'Août m'ont donné le type de mes formules (Dédicace des Odelettes, 1856) Digtized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 78 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. l'époque où les Flaubert et les Leconte de Lisle sortaient du collège, se déclarent encore tout gangrenés de roman- tisme? Cependant, si puissante qu'elle fût, l'influence romantique ne possédait pas seule la jeunesse idéaliste. Sans parler de ceux qui, comme nous l'avons vu pour Baudelaire, s'étaient sentis attirés vers la bourgeoisie, avaient formé le dessein de l'instruire et de l'élever jusqu'à la compréhension de l'art et des lettres, ou avaient tout simplement voulu prendre leur part des avantages matériels qu'elle semblait se réserver. l'art social tentait beaucoup de jeunes gens; plusieurs même de ceux que le romantisme séduisait le plus étaient aussi sol- licités par le désir de faire quelque chose pour l'humanité. Trop jeunes pour avoir senti en 1830, comme Hugo, Lamar- tine, Quinet, Michelet, le souffle révolutionnaire, ils avaient été atteints cependant par la propagande des réformateurs de la société. Leconte de Lisle, grand admirateur de G. Sand passée au socialisme, retourné à l'ile Bourbon sans sa licence en droit, puis revenu en France, devient le collaborateur d'un journal. fouriériste: la Democratic pacifque, dirigé par Victor Consi- dérant, et d'une revue de même doctrine: la Phalange. Il fait partie d'un cercle de jeunes jacobins peu fortunés: Thales Bernard, de Flolle, Lacaussade, Bermudez de Castro, affiliés à la Société des Droits de Thomme que présidait Blanqui et qui travaillait activement à préparer la Révolution. Baudelaire lui-même manifestait une tendance à orienter le romantisme vers l'avenir, ou tout au moins vers le pré- 1. Nous avons suce cela au collège, derrière nos papitres, lorsq lisions les jezetes defendus. Nous avons respire ça dans l'air empoisonne de notre jeunesse. (Zula, Roman naturaliste, 310. 2. F. Calmettes, Leeante de Lisle et aws and, p. 19, et M. A. Leblond. Herne mwinliste, 1901, et Merruce de France, 1901, articles sur Leconte Lisle révolutionnaire. Digtized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIEME GENERATION ROMANTIQUE. 79 sent, et ne voulait point qu'on lui parlat du passé. Il se moquait du rococo du romantisme, le plus insupportable de tous, et déclarait que s'appeler romantique et regarder systématiquement le passé, c'est se contredire. Car le romantisme est l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau». Flaubert, qui devait plus tard maudire bien souvent l'art symboliste, les gens å utopies, les faiseurs de rêves sociaux, les Micheletteries et Quinetteries, n'échappe pas tout à fait à l'influence de ceux qu'il reniera si vigoureusement dans quelques années. Quand, en 1843 ou 1844, il lit à son nouvel ami Maxime Ducamp son Novembre, Maxime Ducamp, qui écoute sa lecture avec enthousiasme, distingue d'abord l'influence de Théophile Gautier et ensuite celle d'Edgar Quinet mêlée à celle de Chateaubriand. Flaubert savait par cœur Ahasverus". Dans la première Tentation de saint Antoine lue en 1819 à Ducamp et à Bouilhet, l'influence du même Ahasverus est encore, et avec raison, reconnue. La Révolution de 1818 avec ses suites: l'échec de la Répu- blique, et l'écrasement de la Démocratie aux journées de Juin, marque un temps décisif. Pendant quelque temps, le socialisme absorbe les esprits: c'est à lui et non pas à l'art que vont toutes les pensées. La presse entière, revues et journaux, n'est pleine que de consi- dérations sur l'avenir politique et social; les livres ou les brochures qui accaparent l'attention, dont on rend comple au publie, qu'on analyse, qu'on critique, qu'on réfute, sont ceux de Louis Blanc, de Considérant, de Proudhon, de Pierre Leroux: le Nouvean Monde; les Questions révolutionnaires; les Confessions d'un révolutionnaire; le Sormlisme devant le Viene Monde. L'avenir de l'art, les formes de l'art sont des 1. Baudelaire. Salon de 1846, 2. Max. Ducamp. Souvenirs lill, 1, 167, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. choses dont on se soucie peu. Il y a des questions plus pres- santes, et dont la solution est autrement inquiétante'. Les chefs du romantisme, ceux surtout qui depuis plusieurs années avaient montré qu'ils s'intéressaient aux questions sociales, s'étaient jetés dans le mouvement. A peine le suffrage universel et l'éligibilité de tous les Français agés d'au moins vingt-cinq ans avaient-ils été proclamés qu'Alfred de Vigny, Balzac, Alexandre Dumas, Hugo posaient leur candidature, qui à Paris, qui en province, ce qui prouve par parenthèses que la propagande de l'art social avait porté ses fruits. Le rôle de Lamartine est connu. Sa gloire et sa popu- larité rejaillissaient sur les Lettres. Sainte-Beuve écrivait dans ses Cahiers: Je pardonne tout à Lamartine: il a été grand dans ses journées et il a fait honneur à la nature poétique. George Sand saluait avec enthousiasme la proclamation de la République et s'en allait dans son Berry pour y propager la Révolution. De retour à Paris, elle offrait sa collaboration au gouvernement, rédigeait les circu- laires adressées aux maires et certains de ces Bulletins de la République qui devaient être affichés dans toutes les communes à la porte de l'église'. Par de nombreux articles à la Comтнае de Paris, à la Cause du peuple, à la Vraie République, elle travaillait ardemment å servir la cause populaire en donnant l'exemple aux jeunes écrivains jusqu'aux journées de Juin 1. Les belbettres proprement dites ne sont plus possibles au milied des constantes preoccupations qui nous assiégent, des dangers qui nous menscent, des éventuahtes qui troulilent et inquiètent l'esprit... la vre litterature de motre temps, c'est la littérature de chaque matin, cette te rature de journalistes, de pamphletaires, les discours de tribune, les pre miers Paris; c'est cette litteratore qui traite des intérêts quotidican des passions et des inventions du temps. (Montegut. Reese des bout Monder 2. Sainte-Benve, Cabiert, 6, 3. G. Sand, Corp.. Lettre a Ch. Poncy, 9 mars 1818. 4. G. Sand, Corccap., Lettres da zi mars, du 19 et du 21 avril, da août Isis à Maurice Sand, maire de Nohant; lettre a M. Girerd da 6 août 181. 3. Cf. M. A. Leldond, Reene sacialiste, 1901 George Sand socialiste. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIÈME GENERATION ROMANTIQUE. qui, en la désespérant, la découragèrent. Parmi les jeunes, quelques-uns suivirent son exemple et firent de la politique active. Leconte de Lisle fut au nombre des 500 délégués que le comité central des Clubs parisiens ou Club des Clubs envoya en province. Ayant vécu six ans à Rennes, il fut envoyé à Dinan avec mission de préparer les élections. Malgré son zèle, il réussit mal, reçut des pierres et revint assez dégoûté, toujours républicain fervent, mais peu disposé à prendre de nouveau part à l'action. Les journées de Juin achevérent de l'en détourner. Son ami Louis Ménard montrait une énergie révolution- naire plus persévérante. Après les massacres de Juin il publiait dans le journal de Proudhon, le Peuple, des strophes indignées qui, réunies en volume, le firent condamner à quinze mois de prison et 10000 francs d'amende. Il dut s'exiler à Londres où il trouva Louis Blanc, qui ne lui parut pas assez avancé. Blanqui seul le satisfaisait. Baudelaire, naguère si hostile à la démocratie qu'il consi- dérait comme encore plus hostile aux arts que la bourgeoisie, Baudelaire, qui ne voyait dans les républicains que des anarchistes bons à crosser', des fauteurs de désordres et des gens de rien, se mettait au lendemain du 24 février à fonder avec Champfleury un journal révolutionnaire: le Salut public, qui n'eut d'ailleurs que deux numéros (27 et 28 février), et on nous le représente comme fort exalté pendant les journées révolutionnaires, au risque de se faire crosser à son tour. 1. Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du fliueur a souvent fourres dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, sergent de ville ou municipal, la veritable armée, crosser un repu blicain Et comme mui, vous avez dit dans votre orur Crosse, rrasse un peu plus fort, crusse enrore, municipal de mou esrur..., car en ce crosse ment supreme, je t'adore et le juge semblable à Jupiter le grand justicier. L'homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fana- tique des ustensiles; c'est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphael, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste jure, bourrean de Venus et d'Apollon.... Crossr relicieusement les omoplates de l'anarchiste. (Baudelaire, Salon de 18161 2. Il y est dit que le 24 février est le plus grand jour de t'humanité.. 3. Cf. Crépet, Etude biographoyne sur Beudelave, p. 18 et suiv. 6 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 82 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. En 1851 il figure encore parmi les rédacteurs d'un almanach très démocratique la République du Peuple; et nous savons par un passage du Journal de Delacroix qu'il éprouve alors pour Proudhon une vive admiration. Beaucoup qui n'avaient jamais pensé aux problèmes sociaux se mirent tout d'un coup à les méditer. Renan fut de ce nombre. Il y avait déjà quelque temps qu'il avait renoncé au catholicisme et qu'il avait quitté Saint-Sulpice (octobre 181 pour vivre de leçons qu'il donnait dans une petite pension de la rue de l'Abbé-de-l'Épée, quand la révolution le surpril. Elle fit sur lui une impression des plus vives, qu'il décrit dans la Préface de l'Avenir de la Science Je n'avais jamais réfléchi jusque-là aux problèmes socialistes. Ces problèmes. sortant en quelque sorte de terre et venant effrayer le monde, s'emparèrent de mon esprit, et devinrent une partie intégrante de ma philosophie. Il est à présumer qu'il ne fut pas le seul dans ce cas. Les plus éloignés de la politique et de la vie active par leurs goûts et leurs aspirations songèrent en ce moment-là à y entrer. Flaubert, d'après Maxime Ducamp. aurait, parait-il, pensé à se faire nommer secrétaire d'ambas sade, à Athènes ou à Rome, il est vrai. Bouilhet, qui, tout jeune, avait déja manifesté des velléités républicaines, et parlé de s'aftilier à une société secrète, qui avait compose. en même temps que des vers élégiaques, une satire contre les Jésuites (1814), Bouilhet se présenta à la députation dans la Seine-luférieure et ent quelque deux mille voix. Mais cela ne dura pas. Ceux qui se sentaient la vocation de T'art revinrent bientôt à l'art après l'échec de l'action, et on retomba dans l'hésitation. Fallait-il faire de l'art pur ou de l'art social serait-on romantique, ou moraliste et socialiste? 1. Delacroix, Jowenal, & février 1849. A pen pres au moment on Haris d'Aurevilly y faisait retour (1 se mettait a écrire longuement: Uwe riville waitersae, cœuvre qu'il considerat sans doute comme essentiellement catholique (cf. sa Préfare). 3. Cr. Flaubert, Preface aux Dernieres Chaturons de Bouilhet. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIEME GENERATION ROMANTIQUE. 83 L'art social semblait prendre le dessus. C'est de lui que s'occupent surtout les critiques. Eugène Süe, qui publie les Mystères du Peuple (1850), fait beaucoup parler de lui; il est traité à la Revue des Deux Mondes de calomniateur, blasphé- mateur, menteur, fouriériste, lagorneur et corrupteur du peuple, écrivain venimeux, propagateur du socialisme', etc. On s'en prend aussi volontiers à Hugo, au pair de France de Louis-Philippe passé si brusquement au parti de la Carma- gnole. Lamartine n'est pas moins maltraité et c'est un lien commun dans les revues bourgeoises que l'opposition entre le tribun de 1848 et le poète des Méditations. C'est à qui versera des larmes sur le romantisme autrefois honni et dont on déplore maintenant la déchéance depuis qu'il est tombé dans le socia- lisme. En tout cas on n'en parle que comme d'un mort. Montégut constate dans un article récapitulatif que la devise: l'Art pour l'Art, arborée en 1830, semble abandonnée, et que la littéra- ture, lassée du beau et de l'art, aspire maintenant à la pré- pondérance politique. Baudelaire parle de la puérile utopie de l'école de l'art pour l'art ⚫et prèche l'action, qui doit succéder à la mélancolie et à l'atonie romantiques. D'après lui la question est maintenant bien vidée et l'art est désormais inséparable de la morale et de l'utilité. Il va jusqu'a s'élever contre l'art pur en termes violents Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus;... les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion fréné tique de l'art est un chancre qui dévore le reste... Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les 1. I'n mot resume l'histoire de la littérature, de la philosophie, de l'art depuis dix buit muis, et ce met c'est la peur (Henan, Reperrous sur Fetal des esprits, 151) 2. Alesan-tre Thomas, La Carmagnole d'Olympio, Revue des Deux Mondes, 1808. 1. 11. 3. Montegat. The la vie littéraire depuis la fin du XVIII siecle, Revue des Deux Mondes, 13. L. II. 1. Baudelaire, Preface aux Chansons de Pierre Dupont. 162. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 84 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. images.... La folie de l'art est égale à l'abus de l'esprit. La création d'une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur, et une immensité d'orgueil et d'égoïsme'.. Cependant Leconte de Lisle écrivait à Louis Ménard, à Londres: Vas-tu passer ta vie à rendre un culte à Blanqui?... Va! Le jour où tu auras fait une belle œuvre d'art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu'en écrivant vingt volumes d'économie...; et J'aime à croire que l'œuvre d'Homère comptera un peu plus dans la somme des effets moraux de l'humanité que celle de Blanqui.. Pendant que Bouilhet, dont 1848 avait ébranlé la foi républicaine, écrivait Melænis, Flaubert partait avec Maxime Ducamp pour son voyage d'Orient, maudissant également dans ses lettres bourgeois et socialistes, et déclarant que le grand avantage des pays d'Orient est qu'ils ne connais sent ni l'une ni l'autre espèce. Au Caire, il soutenait, comme å dix-huit ans, la cause de l'art pour l'art contre un utilitaire. homme fort du reste à Jérusalem, il lisait un livre socialiste où il découvrait des Californies de grotesque.. C'était l'Essai de philosophie positive d'Auguste Comte. Les frères de Goncourt partaient de leur côté sac au dus pour faire à pied leur tour de France (1849) en artistes insou cieux de toute politique. Renan s'en allait voyager huit mois en Italie (1819) et ce voyage avait sur son esprit la plus grande influence: Le côté de l'art, jusque-là presque fermé pour moi, m'apparut radieux et consolateur,... une sorte de vent tiède détendit ma rigueur.... Je vis les fatales nécessités de la société humaine; je me résignai à un état de la création on beaucoup de mal sert de condition à un peu de bien, où une imperceptible quantité d'arome s'extrait d'un énorme caput 1. Baudelaire, be Efcole paienne, 1851. 2. Cite par H. Houssaye. Piscours de réception à l'Académie, 3. Flaubert, Préface des Bersiercy Chantons, 4. Oct. 151-Mai 1851. 5. Juin 1950, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA DEUXIEME GENERATION ROMANTIQUE. 85 mortuum de matière gachée. C'était un retour à une con- ception aristocratique et esthétique de la vie. Dans l'ensemble il y avait indécision et incertitude quant à l'avenir de l'art, comme au point de vue politique. On le vit bien quand Maxime Ducamp, Louis de Cormenin, Ars. Houssaye et Th. Gautier fondèrent la nouvelle Revue de Paris, au mois d'août 1851. Nulle question politique ne devait y être traitée. Le premier numéro parut en octobre 1851, avec un liminaire de Th. Gautier. Le mot devait êtrede lui, mais il y avait dans le fond beaucoup de choses qui devaient venir d'ailleurs. Le caractère de ce morceau, évidemment fait pour sonder et tåter l'opinion du public en même temps que pour répondre aux tendances qu'on lui supposait, était indécis, mélangé, peu net. On aurait attendu plus de netteté de l'auteur de la Préface de Mademoiselle de Maupin. Théophile Gautier se demande d'abord si le moment peut paraltre bien choisi, allègue les préoccupations politiques, l'attente et la peur de l'inconnu C'est parce que l'époque est mauvaise pour l'art que nous publions ce recueil où l'art tiendra la meilleure place. (Veut-il dire qu'on fait un effort pour remettre l'art en honneur?) Il n'y aura pas à la Revue de Paris de théories littéraires préconçues; la liberté y sera absolue. On refusera, mais on ne mutilera pas. On fait appel à la jeune génération littéraire. On veut l'anarchie et l'autonomie de l'art, du nouveau, du moderne, et on ajoute: Nous n'avons nulté envie de nous enfermer, même dans une tour d'ivoire, hors du mouvement contemporain .. En somme on táchait plutôt de revenir à l'art pur moder- nisé, mais timidement. On prenait le vent; on cherchait à s'orienter. La littérature et le public hésitaient. Une époque littéraire s'achevait dans une tourmente politique et le lende- main était encore obscur. 1. Renan, Avenir de la Science, Preface. 3. Max, Ducamp, Soweenirs litterال 3. Flaubert s'en aperçut quand il presenta Modasse Bovary! Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN IV L'ART POUR L'ART Modifications apportees par le regime imperial à la situation des artiste de la litterature. L'art social et moral et ses differents representant L'art pour l'art et ses représentants. La libation romantije La legeule de 1838 et Foléalisation de la Bohème. Principaux caracleter du neo-fumanti-me. de 1870. L'école) et ses centres jusqu'à la guest Le 2 décembre et l'Empire apportèrent à la situation eer- taines modifications assez profondes. Il n'en pouvait être autrement. Les socialistes avaient été écrasés en juin 1818. les républicains exilés, déportés, désorganisés au coup d'Etat. Le nouveau régime abolissait toute vie publique en donnant au gouvernement le droit de supprimer tout journal par simple mesure de sûreté générale, en interdisant de rendre compte des prorés de presse et même des séances de la Chambre, en faussant par la candidature officielle et en ren dant vaine l'institution du suffrage universel. Le parti du progrès social, qui avait fait tant d'efforts pour attirer à lui les artistes, était affaibli, paraissait réduit an silence pour longtemps. La bourgeoisie conservatrice souffrit moins, et même souf frit peu. On lui était le pouvoir, la figuration dans la garle nationale, mais en somme on contentait son désir de conser vation sociale, et on rassurait ses craintes. On donnait sati faction à ce qui lui restait de goûts belliqueux par des Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. guerres d'apparat dont elle recueillait la gloire sans y parti- ciper autrement que par l'intermédiaire des remplaçants qu'elle achetait. La fortune de l'Empire venait du nom que portait l'Empereur, offrant aux imaginations un grand sujet d'enthousiasme national. Elle venait aussi du besoin de réaction, d'ordre, de tranquillité qu'avait fait naltre la révo- lution de 1848. Politiquement l'Empire détrònait la bour- geoisie; mais socialement il la garantissait. Tout ce qui aspi- rait à une direction politique, morale, intellectuelle, était atteint, blessé, diminué, mais non le reste, l'immense majo rité, tous ceux qui ne voulaient que jouir en paix des biens acquis et les accroître. L'Empereur, tant par lui-même que par ceux de ses conseillers qui avaient subi à quelque degré des influences saint-simoniennes, avait le goût des grandes entreprises commerciales et industrielles, des grands travaux publics. L'ex-prisonnier de Ham, l'auteur de l'Extinction du Paupe- risme, voulait aussi, en leur donnant du travail, améliorer le sort des prolétaires des villes et des campagnes. Mais, les grands établissements financiers, les sociétés par actions, les chemins de fer, en se développant, accroissaient surtout la richesse de la classe bourgeoise, et l'esprit bourgeois, loin de s'affaiblir, se renforçait. Le goût du luxe, du bien-être, du plaisir et des jouissances faciles redoublait; c'était le même matérialisme qu'avant 1848, et Louis-Philippe continué, mais avec moins d'équilibre, plus de rapidité dans l'édification des fortunes, moins de stabilité dans leur maintien. On fut seu- lement un peu plus impatient de jouir, mais au fond il n'y ent pas dans la morale sociale de changement essentiel. Pourtant l'établissement du régime impérial inilua immé diatement sur la littérature et sur l'art, en défendant de tou- cher de près ou de loin à tout ce qui pouvait ressembler à de la politique ou à des études sociales. La presse, intermédiaire naturelle entre la littérature et la politique, tenant autant à Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 88 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. l'une et à l'autre, avait reçu presque aussitôt son statut par le décret du 17 février 1852 qui lui retirait la liberté. Déjà dans les années qui avaient précédé le coup d'État, en 1849, 1830, 1851, les procès de presse avaient été incessants, et les con damnations d'une sévérité absurde. Les maisons de détention regorgeaient d'écrivains politiques... L'heure n'était pas el mente aux écrivains; ceux qui n'avaient pas de moyens d'existence personnels risquaient de faire maigre chère.. Désormais ce fut bien pis. La presse ne relevait plus que de l'administration, toujours exposée aux trois avertissements qui amenaient la suspension, puis la suppression du journal. C'en était fait pour des années du journalisme politique; mais on aurait pu penser que le journalisme littéraire aurait gagné par compensation tout ce que l'autre avait perdu. En réalité il n'en fut rien. C'est le journalisme tout entier, littéraire et politique, qui fut diminué. Le décret, dit Maxime Ducamp, ne visait que le journalisme politique, mais par ricochet il frappait les écrivains qui vivent du journal par la critique dramatique, par la critique d'art, par le roman, par le comple rendu scientifique. Il ne resta plus que treize journaux. De plus, en littérature, en art, en quoi que ce fût, on ne pouvait écrire sans se sentir toujours limité et géné par la crainte d'empiéter sur le domaine réservé; on redoutait le zèle des agents de la sûreté générale, leur habileté à trouver partout des allusions, 11 en résulta bientôt une quasi-disparition de la presse vraiment littéraire et un développement énorme de la chr nique, des échos, du reportage mondain, car il fallait bien offrir quand même un aliment à la curiosité publique. Evolu tion déplorable aux yeux de tous les vrais amis des lettres, sans distinction de parti: Des journaux se fondèrent pour recueillir les bruits du jour. La chronique se mit à écouter 1. Max. Duramp, Sore, litter., 1, 306 2. d., t. 1. p. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 89 aux portes, à roder dans les antichambres et dans les bou- doirs des femmes que leur indignité même aurait dû protéger contre la publicité. Les courtisanes devinrent, grâce à celle presse qui prit si mal à propos le nom de littéraire, l'objet de l'attention non seulement du public désœuvré, usé, blasé qui foisonne dans les grandes villes, mais encore des bourgeois honnêtes. La Presse d'Émile de Girardin avait été le journal par excellence sous la monarchie de Juillet; le Figaro de Villemessant fut le type du journal français sous le second Empire, feuille soumise, raillant au gré et à la discrétion du gouvernement les gens trop sérieux, ennemis-nés de César, se disant boulevardière, soi-disant littéraire, nourrie de potius et de scandales, en réalité parfaitement oiseuse, vide et sonnant le creux. En même temps la partie industrielle du journal restait intacte; bien plus, l'importance des annonces augmentait encore. Matériellement cela marchait assez bien; au point de vue moral, politique ou simplement littéraire, c'était une déchéance complète. En réalité, comme l'ont écrit les Goncourt, la presse était condamnée à la paix du silence après le bruit de toutes les guerres de la pensée, de l'élo- quence, des ambitions, après le tapage des partis politiques, littéraires, artistiques, des assemblées et des cénacles.... toute l'opinion tournait en curiosité. L'attention, les âmes, l'abonné, la société tombaient aux cancans, aux médisances, aux calomnies, à la curée des basses anecdotes, à la savate des personnalités, aux lessives de linge sale, à la guerre ser- vile de l'envie, aux biographies déposées au bas de la gloire, à tout ce qui diminue, en un mot, l'honneur de chacun et la ronscience de tous.. 1. Taxile Delon, Hist. du Second Empire, 1. II. 2. Y compris les poètes, Leconte de Lisle, Throphile Gautier. 3. E. et J. de Genrouts, Charles Demailly. Veuillot, de son côte, dénon- çait avec virulence l'asservissement de la Pre. Après avoir longtemps maitrisé Topinion et rendu les lois impuissantes, elle a vn Topinion se retirer d'vile et les fois l'abandonner aus duretés des réglements. Elle a été empoi- Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 90 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. La conséquence de cela fut que les hommes de lettres, ou bien se mirent à cette besogne inférieure où ils ne gagnèrent ni en conscience artistique, ni en dignité, ou bien se replièrent sur eux mêmes et se tinrent à l'écart, rejetés du côté de l'art pur'. L'art social, ou du moins l'art militant, n'était plus guère représenté que par les exilés L'art est aujourd'hui néces- sairement social, écrivait bien George Sand dans la Préface qu'elle composait en 1851 pour l'édition de ses Œuvres com plètes, mais le moyen de travailler un peu efficacement sous l'Empire absolu à la transformation de la foule en peuple. comme disait Hugo? Il n'est pas probable, si Hugo n'eût pas été en exil, qu'il eût publié, non pas les Châtiments et Napo léon le Petit, cela va de soi, mais les Misérables, ou au moins lex Misérables tels que nous les connaissons, avec l'apologie de l'insurrection et la théorie de l'émeute. A un autre point de vue, il est permis de penser que le pair de France Hugo se fût difficilement élancé sur les traces d'Eugène Süe. tant honni par la presse et la critique bourgeoises pour ses peintures démagogiques; mais le représentant du peuple proscrit était davantage dans son rôle en glorifiant les vir- times d'un régime social oppressif dont il avait lui-même souffert. D'ailleurs l'ancien chef du romantisme, dont certains ghee comme une danseuse de Mardi Gras, emmenée à la Préfecture, imma triculce, soumise a l'autorisation et aux inspections de salubrite. Tout a te permis contee eette dechue qui naguere pouvait tout se permettre: rile a tott accepte, Nous avons vu le hautain personnel des écrivains d'opposition se former promptement en exconades ministérielles. Hommes et capuraux. ils ont su tout de sonte leur nouveau metier: ils ont manie Tencensore, Lis ont denoncé l'indépendance, ils ont pris la liberté au cullet avec un style consommé et une allegresse entière. Il n'y a plus en France qu'un al redacteur en chef de tous les journaux, c'est le ministre de l'interieur. Les endeurs de Paris, p. 1-1 1. Le moment elait funeste pour les vers. Les imaginations comme les courages se trouvaient singulierement aplatis, et le public, pas plus que le ponvoir, n'etait dispose a permettre l'indépendance de l'esprit. Flaubert. Preface aux Fernideva Chanmat de Bouilhety 2. Les Misérables, IV partic, liv. X. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 91 révolutionnaires affectaient encore de ne pas voir l'évolution, que Proudhon traitait, ainsi que Lamartine du reste, de lit- térateur sans emploi allant du moyen åge catholique à l'Orient mahométan sans voir la Révolution couchée à ses pieds, était maintenant si bien converti au socialisme qu'il s'appliquait à antidater cette conversion. Dans William Sha- kespeare (1864), il rappelait que le Dernier jour d'un condamné était daté de 1828, et Claude Guenz de 1834, et il prenait texte de ces deux ouvrages pour se proclamer l'un des plus anciens parmi les écrivains socialistes. Il demandait l'ensei- gnement gratuit et obligatoire pour tous, et surtout protestait avec véhémence contre cette opinion injurieuse à son égard que la poésie s'en allait. On le voyait alors reprendre à son compte, et pour les besoins de sa propre cause, les arguments et les théories que les critiques de l'art social développaient contre lui sous la monarchie de Juillet. Enfin, dans le même ouvrage, il s'en prenait à ceux qui avaient l'outrecuidance de faire remonter jusqu'à lui la paternité de la théorie de l'art pour l'art, fort en faveur alors, ou faisant tout au moins beau- coup parler d'elle pour des raisons que nous étudierons: Expliquons-nous une fois pour toutes, disait-il. A en eroire une affirmation très générale et souvent répétée de bonne foi, nous le pensons, ce mot l'art pour l'art aurait été écrit par l'auteur même de ce livre. Écrit, jamais! On peut lire de la première à la dernière ligne tout ce que nous avons publié, on n'y trouvera point ce mot. C'est le contraire de ce mot qui est écrit dans toute notre œuvre et, insistons-y, dans notre vie entière. Et il ajoutait: L'art pour Fart pent étre beau, mais l'art pour le progrès est plus beau encore. C'était l'avis d'un autre exilé, Pierre Leroux, avec qui Hugo s'était rencontré à Jersey, et dont les entretiens avaient 1. La Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, t. III, p. 39, 3. Hugo, W. Shakespeare, p. 111. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 92 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. peut-être contribué à parfaire cette si entière et si décisive conversion'. C'était plus encore l'avis de Proudhon, qui consacrait un livre entier, paru après sa mort, Du principe de l'art', à combattre la théorie de l'art indépendant, dont la seule fin est le plaisir et la délectation égoïste, sans souci de la morale et de la justice, théorie qu'il avait déjà stigmatisée dans d'autres livres: les Majorats littéraires, et la Pornocratie dans les temps modernes, et que bien d'autres combattaient comme lui sans partager pour cela le reste de ses doctrines. En effet, si l'art ne pouvait plus toucher, même indirecte ment, à un grand nombre de questions, s'il lui était défendu de traiter notamment des transformations politiques de la société, il y avait encore, il y aura toujours, un grand parti de l'art utile, fort composite à vrai dire. Proudhon en était. ainsi que Pierre Leroux, et à côté d'eux on voyait figurer les auteurs qui recevaient les encouragements et même les inspi rations du gouvernement, lequel, pour ne pas mentir à ses promesses et pour justifier son origine, était obligé de se poser en gouvernement d'ordre moral. L'Empereur et ses ministres lisaient peu et avaient pour les littérateurs une considération assez médiocre. Ceux mêmes qui servaient le régime n'étaient considérés et récompensés qu'en raison des services qu'ils rendaient; ils ne l'étaient guère en raison de la valeur littéraire de leurs ouvrages. Les ministres de l'Em- pereur partageaient ses idées, et certes, à ce point de vue. il y avait loin de Rouher à Guizot ou à Thiers. Ce gouverne- ment-ci, disent les Goncourt avec amertume, hait encore plus T'homme de lettres que le républicain et le socialiste¹.. LGL Pierre Lerous. La grève de Sunares; et Thomas, Pierre Lerung 2. Auquel Flaubert faisait l'aerneil suivant Je viens de lire de Proudhon sur l'art in a désormais le maximum de la pignouferic socialiste.... Chaque phease est une ordare. Le tout a la gloire de Courbet et pour la demolition du romantisme, Corces. Lettre aux Goncourt du 12 août 163, 3. E. et J. de Goncourt. Journal, 1s6s, CL. le fait cité par M. Leon Seche (Sainte-Beure, 1. 20) Empereur si peu au courant des choses de la littera Digitized by Google Criginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 93 Pourtant le gouvernement entendait avoir la main sur les écrivains, surveiller et diriger leur inspiration, comme le montra la transformation du Moniteur universel, qui, de simple feuille officielle, devint par les soins du ministre Fould une sorte de journal modèle où l'on attira les meil- leurs écrivains, comme Théophile Gautier qui quitta la Presse pour y écrire un feuilleton dramatique. Le Moniteur ainsi transformé fit aux autres journaux une concurrence si ruineuse que les abonnements et les annonces y diminuèrent d'un tiers en deux ans'. En même temps on s'efforçait d'encourager les littérateurs réputés moraux, et l'Empereur payait de sa personne en leur adressant des billets assez flatteurs dans le genre de celui qu'il écrivait à Ponsard, auteur d'une comédie intitulée la Bourse, représentée à l'Odéon en 1856, et où la spéculation et l'agiotage étaient combattus: Persévérez, Monsieur, votre nouveau succès vous y oblige, dans cette voie de moralité trop rarement peut-être suivie au théâtre, et si digne pourtant des auteurs appelés comme vous à y laisser une belle répu- tation.. Ainsi l'intention du gouvernement était que l'art fût utile aux mœurs et collaborat en même temps à la conservation du régime politique. Ce devait être un instrument de règne; certains disaient de police. Il y eut beaucoup d'auteurs qui ne négligèrent pas ces indications; il y en eut même qui, pour se rendre agréables à l'Empereur, poussèrent dans ce sens un peu plus qu'il n'eût fallu. Passe encore que le doc- teur Véron, dans un ouvrage obscur intitulé Quatre ans de régue (1857), émit l'idée d'instituer une grande commission gouvernementale composée mi-partie de membres des Aca- ture que le jour où Sainte-Beuve lui est présenté pour la premiere fois, il le complimente sur ses articles du Moniteur, alues que le eritique ocrivait depuis des années au Constitutionnel. 1. Max. Ducamp, Sour, litter., 11, 30. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. 94 démies et d'hommes politiques, pour proposer et décerner des prix aux œuvres les plus morales; mais on fut plus sur- pris, en 1870, de trouver, dans les papiers de la famille imp riale, une note secrète adressée par Sainte-Beuve au cabinet de l'Empereur le 31 mars 1856. Le futur (faut-il dire: l'aspi rant?) sénateur y conseillait au gouvernement d'agir par l'in- termédiaire de la Société des gens de lettres et de la Société des auteurs dramatiques en proposant une direction morale. aux travaux de l'esprit, en indiquant les sujets à traiter, et en faisant passer cela par des secours accordés aux auteurs pauvres. Il justifiait ces propositions au moyen de consil rants de ce genre La littérature jusqu'ici a toujours été abandonnée à elle-même et elle s'en est mal trouvée: la société aussi s'en est mal trouvée. Sous la Restauration celle littérature était encore contenue par des doctrines et des espèces de principes; sous le régime des dix-huit années. elle n'a plus rien en qui la contint, et le désir du gain, joint au besoin de faire du bruit, a produit beaucoup d'œuvres qui ont contribué à la dissolution des pouvoirs publics et des blers. C'était, comme on le voit, une variante de l'art social: Tart gouvernemental et conservateur. La note de Sainte- Beuve resta ignorée, bien entendu, mais elle était l'expres- sion de tendances qui se manifestaient assez ouverlement, el qui n'étaient pas unanimement approuvées, même parmi ceux qui soutenaient avec le plus d'ardeur la doctrine de Fart utile et de la littérature morale. De bons esprits avaient peine à admettre qu'il fút si désavantageux pour la littérature d'être, comme le disait Sainte-Beuve, abandonnée à elle- même. Il y eut des manifestations en sens inverse, dont l'une au moins fut retentissante, celle de Laprade, monarchiste pourtant. A la suite d'un article de Sainte-Beuve, Laprade 1. Papiers et Correspondances de la famille impériale, t. II. p. 238. Digitized by Google Criginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 95 publia dans le Correspondant du 25 novembre 1861 une satire véhémente, les Muses d'Etat, où il dénonçait et raillait les efforts de l'Empire pour enrégimenter les écrivains, les ranger sous sa discipline et les plier à ses vues. Il y était aussi ques- tion de l'aide que la critique de Sainte-Beuve prêtait à cette entreprise: Un jour viendra, ce jour révé par Sainte-Benve, Dis les Muses d'Etat, nous tenant sous la main, Enregimenteront chez nous l'esprit humain. Selon le numéro, selon l'arme et le grade, Nous verrons les beaux-arts défiler la parade..... A vous, heureux auteurs, les croix, les missions, Les succes consacrés par vingt éditions, Et dans le Moniteur en six longues colonnes Le Canseur du hundi vous tressant des couronnes, Qui sait mème à l'école où se font nos penseurs. Enseignant ce beau style aux futurs professeurs.... D'obliques délateurs Au coin des bons journaux surveillent les auteurs, Tout prêts à souligner, quand leur zéle s'alarme, Le mot qui peut donner quelque prise au gendarme Il faut être content s'il pleut, s'il fait soleil, S'il fait chaud, s'il fait froid: Ayez le teint vermeil: Je déteste les gens maigres, à face pâle; Celui qui ne rit pas mérite qu'on l'empale, Dit Fombre qui vous suit en comptant tous vos pas: Empoignez-moi ce gueux qui ne s'amuse pas.... A la suite de cette publication, Laprade, alors professeur à la Faculté de Lyon, et inamovible, fut révoqué. Pour le gouvernement, comme pour les écrivains qui acceptaient de se laisser diriger par lui, il était clair que le romantisme dont la devise avait été, était toujours: La liberté dans l'art, n'existait plus, ou du moins n'existait qu'à l'état d'amusette, de distraction à l'usage des gouvernés, sans danger pour les gouvernants, sans rapport avec la vie moderne, admis et toléré pour cela seul. C'était de la litté rature abandonnée à elle-même. Digitized by Google Original fram UNIVERSITY OF MICHIGAN 96 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Si maintenant nous jetons les yeux d'un autre côté, sur ce qui restait au pôle opposé de libéraux, de républicains, de démocrates plus ou moins avoués, nous verrons qu'on n'y croit pas moins à la fin du romantisme, qu'on le déclare mort et qu'on mène ses funérailles en proclamant venus les temps de l'art utile. De ce côté étaient des gens fort actifs, ardents et bruyants. qui savaient très bien se faire écouter, attirer et retenir l'at- tention sur leurs idées. On s'y occupait beaucoup à réhabiliter, å moraliser par toutes sortes de moyens, par l'attendrisse- ment comme par le raisonnement, et on travaillait au progrès moral et même au progrès social sur tous les points que la sollicitude du gouvernement ne s'était pas réservés. L'im- mense succès de la Case de l'oncle Tom en 1852 avait été un grand encouragement dans cette voie. C'était un livre sans art, sans unité, sans composition, sans style, mais d'un accent si pénétrant, si sincère, si religieux, si émouvant! Un autre succès, et non moins retentissant, avait été celui de la Dame anz Camélias, œuvre encore romantique sans doute, où l'on retrouvait Marion Delorme, mais une Marion Delorme modernisée, infiniment plus passionnée, plus vivante, et où surtout l'idée de réhabilitation transparaissait clairement. comme une marque des temps littéraires nouveaux. La rénovation de l'art dans le sens utilitaire et moral fai- sait l'objet de nombreux articles. La revue Babel en se trans formant en Recue du XIXe siècle déclarait, sous la signature d'Émile Nerva (1" novembre 1854), que l'art doit être le servi teur du vrai et du bien, que l'art est l'auxiliaire du progrès, qu'il ne doit pas se complaire dans l'anachronisme, ni cher- cher à produire des émotions stériles. La littérature doit féter, dramatiser, répandre les pensées que la science a mises au jour. A côté de cela, l'art descriptif était condamné, bien qu'on reconnût que la reproduction artistique pouvait pro- duire Fillusion et intéresser à des choses basses ou sans Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 97 intérêt en elles-mêmes par l'artifice de la composition et la considération de l'habileté technique de l'artiste. Mêmes tendances à la Revue philosophique et religieuse. A propos des Contemplations, Fauvety (juillet 1856) notait avec satisfaction la transformation du poète. Il était heureux de voir qu'il ne s'agissait plus du moi de Victor Hugo, mais du moi de tous les hommes. Il remarquait aussi que Hugo s'efforçait après coup, mais inutilement, de donner un sens social au mouvement romantique, et de faire croire, en don- nant le change au moyen de la révolution littéraire, qu'il avait poursuivi des desseins révolutionnaires en démolissant ⚫ la bastille des rimes et en mettant un bonnet rouge au vieux dictionnaire. En réalité les romantiques étaient de purs artistes, des descriptifs attachés au passé. Aujourd'hui cela n'est plus la religion de l'avenir et du progrès a rem- placé celle du passé; le romantisme est mort, il faut s'en féli- citer'. Là aussi on célèbre l'Exposition Universelle de 1855, apo- théose de l'Industrie, et le saint-simonien Guéroult publie (janvier 1856) un article remarqué sur la Poésie de l'Expo- sition en réponse à une lettre de Renan parue antérieurement dans les Débats, et où le rôle et les prétentions sociales de l'industrie étaient rabaissés. C'était renouveler trente ans plus tard la dispute de Stendhal et d'Armand Carrel. La Revue de Paris était en train de passer à l'art social. Parmi ses fondateurs, Arsène Houssaye, puis Théophile Gautier s'étaient retirés de bonne heure, et l'influence de Maxime Ducamp, de Laurent Pichat, de Louis Ulbach y était devenue dominante. Bien qu'on y publiát du Flaubert, du 1. Cf. un autre article de Fauvety 1 fevrier 165) sur le Canning de Benan paru dans la Heeur des teus Mundes 11 dec. 1. Les tendances artistes el aristocratiques de Henan y sont comisattues. 2. Supprimee en janvier 185x à cause d'un article de Michelet: le Coup de Jarnar, morveau détaché d'un volume de l'Histoire de France qui allait paraitre, et qui fut considéré comme une allusion nu 1 décembre. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 08 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Bouilhet, du Baudelaire, du Fromentin, purs artistes, on y soutenait tous les jours avec plus d'ardeur la cause de l'art moderne et utile. En mars 1853, Louis Ulbach constate, en prenant des exemples, et notamment celui de Lamartine el de Hugo, que la littérature lyrique pure est aujouri ha épuisée. Hugo, d'abord égoïste dans ses premières expansions. a planté sur la brèche cet étendard fameux à la devise para- doxale: l'Art pour l'Art. Mais peu à peu le poète est devens humain; il en est venu à déclarer dans une de ses dernières Préfaces que tout poète véritable, indépendamment des pensées qui lui viennent de la vérité éternelle, doit contenit la somme des idées de son temps, et L. Ulbach remarque aver raison que cette déclaration éloigne singulièrement de l'art pour l'art. Seul parmi les grands poètes, Musset en est resté au lyrisme égoïste; mais de tous côtés l'art se trime forme et progresse après avoir rattrapé la politique, Fart a fini par la devancer. Les saint-simoniens sont rités avev sympathie et même admiration. La Revue a beau faire des réserves et déclarer dans une note de la Rédaction qu'elle n'approuve pas toutes les idées de F'auteur, il est manifeste qu'elle y est acquise quand un autre de ses directeurs, Maxime Ducamp, y publie une quantité & vers médiocres réunis ensuite (1855) sous le nom signilicalil de Chants modernes. Les počtes reçoivent le conseil de laisser de côté la mythologie, les légendes et les héros anciens. choses mortes, de renoncer à parler le langage des portes Jautrefois: Le mot Soleil est tout aussi beau que Phobus: Pourquoi dire Plébé lorsque l'on dit: la lune? Qu'on étudie et qu'on connaisse le passé, soit! Mais qu'on chante l'avenir, le travail, le progrès, les découvertes de T'homme, Thélice, le télégraphe, la locomotive, le gaz, le chloroforme, la photographie. Qu'on ne se contente pas de réaliser de belles formes: Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 99 L'ART POUR L'ART. Quelques-uns vous ont dit: La forme seule est belle! En vous parlant ainsi, c'est un non-sens qu'ils font; La forme est belle, soit! quand l'idée est au fond! Qu'est-ce done qu'un beau front qui n'a pas de cervelle? Cherchez-la, cette forme, et par tous les moyens; Choisissez la plus pure et la plus condensée, Mais dans ses bras charmants mettez une pensée, Ou vos vers ne seront que des diseurs de rien. En tête du volume Maxime Ducamp plaçait une Préface en prose où il reprenait les mêmes idées avec plus de précision et moins de platitude d'expression. Il se plaignait que les hommes de la première génération romantique n'eussent pas été remplacés. L'art est en décadence parce qu'il n'y a plus ni foi, ni croyance, ni pensée. On polit ses phrases et on parle pour ne rien dire. Cela vient de ce que la littérature ne peut se décider à s'orienter franchement vers l'avenir. Les auteurs restent impassibles en présence des progrès émou- vants de la science et de l'industrie. Or le vieux monde se transforme. La guerre de Crimée marque la fin de la guerre. C'est une guerre de police, dirigée contre un État qui troublait l'ordre. Dans l'ère nouvelle qui commence, la littérature aura à dépouiller la science des nuages obscurs où elle se complait, et à diriger l'industrie. Les poètes devront être de leur temps et chanter l'industrie; les forges d'Indret ou du Creusot valent bien celles de Vulcain. Les temps de l'école de l'art pour l'art sont à jamais passés. Hugo et Lamartine ont montré quelle était la mission du poète. Les poètes ont eu tort jusqu'ici de placer l'âge d'or derrière nous; il est devant nous. Cette dernière formule, qui servait à Maxime Ducamp de conclusion, était une formule saint-simonienne qu'il s'ap- propriait. Il disait d'ailleurs Nous avons entendu parler parmi nous les hardis novateurs qui préparent l'avenir; nous 1. Maxime Docamp, Chants modernes. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 100 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. avons écouté Saint-Simon, Fourier, Owen et les autres..... el nous faisons des tragédies sur Ulysse! Dans ces lignes et dans bien d'autres se trahit une des fortes influences que Ducamp a subies, une de celles qui font de lui un type assez complexe, très représentatif de sa géné ration. En 1849, au temps où il était encore romantique, il avait fait au Caire la connaissance de Charles Lambert. ancien polytechnicien, ingénieur des mines, directeur de l'école polytechnique de Boulacq, homme supérieur. Charles Lambert était un fervent saint-simonien, qui avait accom- pagné en Égypte le Père Enfantin quand il y vint en 1832 avec une quarantaine de disciples pour percer l'isthme de Suez. Par lui Ducamp avait été initié au saint-simonisme, et plus tard, en 1833, présenté à Enfantin. Tu dédaignes les financiers et les industriels, lui disait le Père, c'est par l'in- dustrie, par la finance, que la civilisation frappe ses plus grands coups;... tu peux faire sur le désert un poème admi rable, mais ton poème, fût-il un chef-d'œuvre, ne vaudra jamais le canal que creusera l'ingénieur, et qui apportera aux sables, l'eau, la verdure et la vie.. Ducamp se défend d'avoir été docile à ces enseignements. et prétend avoir toujours repoussé la doctrine des saint- simoniens parce que, entre autres lacunes, l'art, selon lui, leur échappait complètement. Pourtant l'influence saint- simonienne n'est guère contestable dans les Chants modernes dont toute une partie Les Chants de la Matière, est dédiée à Charles Lambert. Les mêmes influences se retrouvent dans les articles qu'il publia dans la Revue de Paris sur les Beaux-Arts à propos de l'Exposition de 1855. Les arts, comme la littérature, sont déclarés en décadence parce que les artistes se sont voués a 1. Maxime Ducamp, Sour, lift, II, 87. L'art, je l'ai souvent constate, échappait absolument aux saint-simo hiens... Parmi eux, je ne vois qu'un artiste, Felicion David, car Gleyre les a estoyés, mais ne s'est pas donne. (Id) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 101 la reproduction du passé et à l'imitation des maltres anciens. Leur inspiration est catholique et aristocratique, elle devait être populaire et démocratique. Ils devaient peindre l'indus- trie et la civilisation nouvelle. Et il fait appel aux Pereire, disciples de Saint-Simon, dont il se réclame lui-même, pour provoquer et encourager l'association de l'art et de l'industrie. Rien de plus caractéristique que la sévérité avec laquelle il juge Delacroix généralement porté aux nues par la critique longtemps hostile, enfin devenue favorable. Lui Ducamp a été autrefois, il le rappelle lui-même, du nombre de ses plus anciens et de ses plus ardents apologistes. Il a été de ceux qui l'opposaient aux bourgeois; quelques années auparavant', tous ceux qui ne comprenaient pas, n'aimaient pas Delacroix, étaient des bourgeois obtus, selon Ducamp. Et maintenant voilà que Delacroix lui était devenu antipathique! Pourquoi donc ce changement de ton, cette mésestime succédant à une admiration si enthousiaste? C'est que Dela- croix n'a pas compris la mission de l'artiste; il n'a pas tenu compte de l'évolution de l'art tout autour de lui. Bien qu'il renie le romantisme, il est resté romantique. On a bien tort de le comparer à Hugo. Semblable à certains littérateurs qui ont créé l'Art pour l'Art, M. Delacroix a inventé la couleur pour la couleur. L'humanité et l'histoire... n'ont été pour lui qu'un motif à association de nuances bien choisies. Par exemple l'artiste avait à décorer le Salon de la Paix. Il pouvait reproduire sur les panneaux et sur les plafonds toutes les magnificences d'un peuple libre développant pacifique- ment ses institutions. Au lieu de cela, qu'a-t-il fait? Il a représenté les 12 travaux d'Hercule qui nous sont fort indif- férents. Quand il s'est mis en tête de peindre la Liberté sur les barricades, il a fait de la liberté une fille pieds nus et dépoitraillée, une mégère, une drôlesse échappée de 1. Cf. l'article de la Revue de Paris du 1 novembre 16öt, à propos du plafond de la Galerie d'Apollon. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 102 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Saint-Lazare! C'en est assez pour que Maxime Ducamp. presque seul dans la presse et parmi tous les critiques, et en se déjugeant lui-même, se tourne contre Delacroix et lui déme tout mérite. C'était un grand signe des temps que cette campagne de l'auteur des splénétiques Mémoires d'un suicide en faveur de l'art utilitaire et actif. Au fond c'était le bourgeois Lien authentique', pratique, intelligent, avisé, arriviste, jugé tel et bien jugé par son ami Flaubert, qui reparaissait sous le romantique, mais l'a-propos même de cet avatar attestait la profondeur des modifications survenues dans les idées con- temporaines. Presque en même temps Louis Ulbach écrivait en tête d'un roman médiocre, Suzanne Duchemin, et en guise de Préface. un assez long manifeste au sujet de l'esprit nouveau qui commençait à vivifier la littérature. Lui aussi constatait que le romantisme était mort, ou au moins en train de se modifier complètement; lui aussi voulait que l'art fût utile, et il le disait expressément; qu'il fût moderne et qu'il se détournát du passé, mais il songeait moins à le renouveler en lui propo- sant de célébrer l'industrie et le progrès matériel qu'en lui faisant traiter les problèmes moraux les plus troublants de la vie moderne. C'en était fait pour toujours de l'égoïsme désolé des élégiaques de 1830; c'était le bonheur de tous qui était en question aujourd'hui, et Balzac était proclamé l'ini- tiateur des tendances nouvelles. Il avait rendu à la littérature l'immense service de la débarrasser des souliers à la pou- laine, et avait inauguré l'analyse. Or la considération du mal bien analysé, expliqué, est le meilleur moyen de mora- lisation dont dispose la littérature. Le problème essentiel est d'ailleurs l'amour, mais l'amour pur, l'amour vrai, car 1. Sous le ponepoint du monsquetaire, il y avait un grand bourgenis fran- çais entere d'abord par te romantisme, degrisé et remis dans sa voie par i saint-simonisme. (Vic, de Vogue, Верните и P. Rourget, Dis: acad 2. Poblie par la Revue de Paris, avril 18, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 103 nous en avons assez des courtisanes et des Dames aux camélias. Ainsi beaucoup de voix dignes d'être écoutées, et qui l'étaient, s'élevaient en faveur de l'art utile et condamnaient l'art pur, l'art inutile, la célébration du passé. Michelet avait dit que l'art était mort, et que c'était l'histoire qui l'avait tué'. Musset venait de mourir; Lamartine lui consacrait le dix- huitième entretien de son Cours familier de Littérature (1857), et le jugeait sévèrement au nom des mêmes principes. Pour en étre toujours resté à la poésie légère, pour avoir toujours raillé les grands sentiments, n'avoir eu aucune foi religieuse, sociale, politique, patriotique, son influence, comme celle de Heine dont on le rapprochait, avait été funeste aux jeunes écoles poétiques d'aujourd'hui, qui ont beaucoup de prétentions artistiques, mais dont le suprême effort est l'acrobatie littéraire Les poètes oublient le sens pour ne s'occuper que des mètres ou des rimes de leurs compositions, et ils finissent par se glorifier eux-mêmes du nom de funam- bules de la poésie, allusion directe à Théodore de Banville. D'un autre côté, c'est Laprade qui se plaint aussi dans la Préface de Psyché et des Odes et Poèmes (1857) que l'élément matériel prédomine dans les lettres et dans les arts au préjudice du principe moral. Trop de couleur, trop de technique, pas d'âme. Selon lui il faut tenir le milieu entre les propagateurs de systèmes philosophiques ou politiques, et les romantiques, qui ne s'adressent qu'à l'imagination. L'art doit être avant tout moral. Alexandre Dumas fils proteste (Préface du Demi-Monde, 1857) contre l'initiative de Léon Faucher qui crée un prix de 5000 francs pour encourager le développement d'un théâtre moral, utile à l'enseignement des classes laborieuses (encore un trait caractéristique du temps), mais, docile aux 1. Cité par Fréd. Baudry, à propos d'un ouvrage de Michiels sur Rubens, Rev. Paris, 1956, L. 1, p. 365. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 106 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. influences ambiantes', il s'applique à retourner sous toutes ses faces le problème moral considéré surtout au double point de vue des rapports des sexes et de la question d'argent. Plus tard, dans la Préface du Fils naturel, écrite en 1868, dix ans après la pièce, il institue expressément la théorie du théâtre civilisateur; il déclare, en reprenant des expressions d'Hugo, que le poète a charge d'ames, que la dramaturgie est divine et la science sacrée. L'Art pour l'Art n'est à ses yeux qu'un assemblage de trois mots vides de sens. Et il conti- nuait Toute littérature qui n'a pas en vue la perfectibilité. la moralisation, l'idéal, l'utile en un mot, est une littérature rachitique et malsaine, née morte. La reproduction pure et simple des faits et des hommes est un travail de greffier et de photographe, et je défie qu'on me cite un seul écrivain consacré par le temps qui n'ait pas eu pour dessein la plus- value humaine. Sainte-Beuve lui-même, sans se prononcer absolument, et tout en relevant la médiocrité des vers des Chants modernes, approuve Maxime Ducamp et les partisans de l'art social sur un point essentiel: l'artiste doit être de son temps; il faut décidément laisser là l'archéologie et le pastiche. Telles étaient, surtout dans les premières années du second Empire, les forces du parti de l'art utile, moral toujours. social autant qu'il pouvait se permettre de l'ètre. C'étaient des forces considérables, puisque les chefs du romantisme ayant abandonné l'art pur, les uns bien vivants comme Hugo ou Lamartine, les autres morts comme Balzac, lui procuraient le prestige de noms illustres et l'appoint d'œuvres magni- 1. Mex. Dumas écrivit la Question d'argent, après avoir la, sur le conseil 'Enfantin, une brochure Emile Pereire. (Guniors du decembre 1554 Cf. Weil, École stint-somonienne, p. 302. 2. Les Noureauz Inodis commencent en 1861. et M. Leon Seche fait observer avec raison qu'a partir de ce moment, le critique arcorile moins de place au passe et consacre plus deindes a la generation et aux problemes poli- tiques et sociaux que soulèvent les amores contemporaines. Leon Seche, Sainte-Beave, 1, 311.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 105 fiques; puisque le gouvernement, à sa façon, entendait travailler aussi à la moralisation nationale; enfin puisque dans la jeune génération les plus bruyants, les plus actifs, sinon les mieux doués sous le rapport du goût et du sens artistique, servaient avec ardeur la cause toujours séduisante du progrès. Mais une autre partie de la jeunesse littéraire se trouvait alors passablement désorientée, n'étant ni bourgeoise (au moins d'esprit), ni saint-simonienne, ni révolutionnaire, ou bien l'ayant été et ne l'étant plus. Cette jeunesse se rattachait évidemment au romantisme, car, outre qu'elle en avait subi profondément l'influence, là seulement était, à l'heure où elle commençait à prendre conscience d'elle-même, la ferveur et le culte de l'art, la tradition des belles œuvres; mais elle éprouvait de l'inquiétude à voir le romantisme, en qui elle croyait toujours, abandonné par ceux-là mêmes qui l'avaient créé. Elle sentait bien aussi qu'il n'était plus tout à fait en rapport avec le temps, et qu'à une époque nouvelle il fallait un art nouveau, qui devait être encore le romantisme, mais non plus le romantisme de 1830, un art qui était encore à déterminer et que chacun voyait un peu à sa façon, mais qu'on voulait en tous cas pur et indépendant comme son aîné, et qu'on refusait d'autant plus de subordonner à des fins morales ou sociales qu'au milieu de tant de théories la notion même de l'art menaçait de s'obscurcir. On se cherchait done non sans trouble et sans confusion, et les critiques s'alar maient de cette incertitude. Un article de Sainte-Beuve inti- tulé De la poésie et des poètes en 1852, donne une idée du désarroi qui régnait alors dans la littérature. C'est une énumé- ration assez rapide accompagnée d'appréciations banales d'une multitude de poètes dont la plupart ont disparu, au milieu 1. Causeries du Lundi (Landi 9 février 1 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 106 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. desquels figurent Théophile Gautier qui reçoit un salut en passant, Louis Bouilhet dont la Melænis est rapprochée défa vorablement du Mardoche de Musset, Leconte de Lisle qui reçoit des éloges pour Midi, tout cela sans qu'une tendance. une indication générale puisse se dégager et fasse pressentir l'avènement d'une école nouvelle. Le plus loué est Brizeux. Dans l'ensemble cette partie de la jeune génération ne brille pas par la cohésion, ni par l'unité de doctrine. Il y en a qui, comme Leconte de Lisle, sont aigris et écrurés par l'écroulement de leurs espérances politiques et l'écrasement de leur parti. Ils ont renoncé à l'action depuis les journées de Juin, si complètement que le 2 décembre. simple défaite des vainqueurs de la démocratie, ne les a guerr émus. C'a été une vicissitude indifférente. Dans la Préface des Pormes anteques Leconte de Lisle cherche querelle à tout le monde et désespère de l'avenir littéraire, compromis pour long temps, comme l'avenir politique, par la bassesse bourgeoise, Tindustrialisme, l'esprit utilitaire et mercantile, l'absence d'idéal Dous na zierle ou deur, si toutefois l'élaboration des temps nouveaux n'implique pas une gestation plus lente, peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immé diat de l'âme humaine. Car autrefois l'art a pu être, il a été civilisateur; la poésie a été capable d'enseigner, mais elle a perdu son autorité parce qu'elle a abusé du lyrisme personnel: L'époque ne vous entend plus, dit le poète aux počtes, parce que vous l'avez importunée de vos plaintes stériles. Aujourd'hui l'art pour l'art s'impose, comme un pis-aller et faute de mieux, car il est impossible de travailler à la réforme de la société bourgeoise, du Pandemonium industriel avec un instrument faussé et affaibli. Trade est monivasant este ule Lec, de Liste, lies ir, 12) 2. Levonte de Liste, Préface des Pawes antigues. 3. H Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 107 Louis Ménard, en publiant ses Poèmes (1855), les faisait précéder d'une Préface où il annonçait qu'il quittait la poésie pour toujours afin de s'adresser à la science. Lui aussi désespérait de håter par l'art l'avènement du règne de la justice. Il disait dans un des sonnets du volume: L'idéal qu'avait révé ma jeunesse, L'étoile où montaient mes espoirs perdus, Ce n'était pas l'art, l'amour, la richesse, C'était la justice, et je n'y crois plus! Et tous deux, se détachant du présent triste et tournant le dos à l'avenir désenchanté, dirigeaient ensemble leurs rêveries vers la Grèce. Renan, infiniment moins engagé dans le mouvement poli- tique, n'en subit pas moins en 1848 et en 1851-52 une double désillusion qui lui fit perdre pour toujours le goût de l'action. Il n'avait jamais éprouvé de sympathie à l'égard de la bour- geoisie dont l'inaptitude artistique et le manque de goût l'étonnaient toujours, et, sans y compter beaucoup, il avait espéré davantage de la simplicité populaire. Ce fut une espé rance bientôt déçue. Le coup d'Etat, dit-il. acheva de me rattacher à la Revue des Deur Mondes et au Journal des Débats en me dégoûtant du peuple que j'avais vu, le 2 décembre, accueillir d'un air narquois les signes de deuil des bous citoyens. C'est alors que ne pouvant s'accommoder ni de l'art bourgeois, ni de la politique ou de la morale bourgeoise, ni 1. Семили Fordus, 2. Non seulement nous n'avons renoln aucun servire à la cause de l'ordre. mais peut-étre plus d'un réfractaire, dans sa revolte contre londre etati, a po s'autoriser de nous. Nous n'avone contribué a consolidee la propriete de personne. Les lourgeois de l'avenir avenir ne nous devront pas de reconnaissance, Renan. Preface des Nouvelles Etudes flostuse celyne 2. La sottise, la plaisanterie nauseabomle, Lizouble platitude sont deve nues les conditions du succes bourgeois et provincial. Henan, Reflec sur Leint de esprite Note dater de tas: et il ajoute Je suis persuade que si les ouvriers des villes etaient capables de se crver une littérature. ils la creeraient forie et saine. 4. Preface de Avenir de la Science. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 108 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. de l'industrialisme, qu'il regardait comme funeste à la poésie', il se retira dans la recherche scientifiqne et dans la spéculation philosophique, où il apporta un dilettantisme transcendant. De purs romantiques comme Th. Gautier, comme Louis Bouilhet, comme Théodore de Banville continueront à tracer dans la mesure de leurs forces le sillon commencé, confirmés dans leur haine et leur mépris de la foule par les excès, puis l'échec de la révolution de 48: surtout Gautier, qui en avait souffert très gravement dans sa situation matérielle. Theo phile Gautier, écrit Maxime Ducamp qui le connut juste en ce temps-lå, se trouvait réduit à la portion congrue de son fenilleton hebdomadaire de la Presse, auquel E. de Girardin avait attaché des émoluments peu considérables. La révolu- tion de Février avait surpris Gautier en pleine fortune. Son talent l'avait rendu célébre on savait que c'était un poète de haute volée et un grand prosateur; les journaux, les revues, les éditeurs s'offraient à lui; il vivait largement, avait une voiture et deux petits chevaux blancs dont il raffolait.... La révolution de Février annula ses traités, interrompit ses tra- vaux et lui laissa pour compte quelques sommes qu'il avait touchées en avances. Il les remboursa, mais avec quelles peines, avec quel labeur! Cela n'était pas fait pour diminuer T'aversion naturelle qu'il avait pour la politique. D'autres ont gardé du romantisme, dont ils rejettent certaines formules littéraires, l'enthousiasme de l'art, un individualisme intransigeant qui les met dès leurs débuts en opposition avre un régime dédaigneux des lettres et soucieux erpendant d'un soi-disant ordre moral, dont la préoccupation le porte à réprimer les audaces littéraires comme les audares politiques. Flaubert, les Goncourt, Baudelaire vont s'asseoir 1. Lettre au Juurnal des Débats, 27 novembre 1833, 2. Nepamin 1852, je suis devenu tout curiosité, nous devons nous abstraire de la politique. Henan, cité dans Monod: Henan, Taine. Michelet, p. 14.1 3. Max. Ducamp, soue. Lifter, L. 300, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 109 les uns après les autres sur les bancs de la police correction- nelle, les Goncourt les premiers (1853), pour un article paru à la fin de 1852 dans une feuille éphémère fondée par un de leurs parents, article où la police incriminait surtout cinq vers de Tahureau déjà cités par Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie française au XVIe siècle. Ils furent acquittés, mais le procureur général Rouland leur dit que le Ministère de la police poursuivait certaines idées littéraires: Il ne voulait pas de la littérature qui se grise et grise les autres.. Après les Goncourt, ce fut Flaubert qui fut mis en accusation pour Madame Bovary, et acquitté également; mais Baudelaire, moins heureux, fut condamné pour les Fleurs du mal parues pourtant sous le pavillon protecteur de la Revue des Deur Mondes, Ces procès, ces luttes, les rapprochent, les unissent, fortifient chez eux tous les sentiments d'antipathie et de mépris à l'égard du bourgeois triomphant qu'ils tiennent du romantisme, et arment leurs haines de purs lettrés pour ce gouvernement ennemi et envieux des lettres: Il est vraiment curieux, s'écrient les Goncourt, que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme, les quatre plumes les plus entièrement vouées à l'art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correc- tionnelle: Baudelaire, Flaubert, et nous! Et les voilà qui, désavouant l'évolution des maîtres de la génération pré- cédente, se mettent à revendiquer orgueilleusement les droits. de l'art pur. Baudelaire en oublie les professions de foi qu'il faisait naguère en faveur de l'art utile, et devient l'un des plus intransigeants défenseurs de l'art pour l'art. 1. Goncourt. Journal, 1853. 2. Le 21 août 18; il eut 300 francs d'amende. 3. En juin 1951, avec une réserve cependant de la Rerne qui degage responsabilité, Elle a voulu, est-il dit, montrer qu'elle était ouverte aux jeunes, aux essais de tout genre, etc. 4. Goncourt, Journal, 1867, 5. Id., 180. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 110 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Des délicats comme Fromentin, épris de la perfection la plus achevée et désespérant presque d'y parvenir dans une atmosphère qu'ils jugent peu favorable, après avoir cherché leur voie assez longtemps et malgré des essais très heureux. finissent par douter de leurs forces et renoncer à la littéra ture, à peu près comme il est raconté dans Dominique. D'autres, également romantiques d'éducation, comme Barbey d'Aurevilly, se sont déjà tournés de bonne heure vers un catholicisme de leur façon, plus rare, plus alambique, encore moins orthodoxe que celui du Génie du Christianisme ou des Meditations, et auquel Baudelaire demandera aussi certaines de ses inspirations, non les meilleures. Bref, la situation est celle-ci en l'absence de foi politique. après l'évanouissement de tout idéal social un peu élevé. dans l'affaildissement continu de la foi religieuse, au moment du déclin de la grande école artistique de 1830, on cherche de tous côtés une foi nouvelle, et ceux que nous avons nommés, et beaucoup d'autres aver eux', espèrent trouver cette foi non plus dans la vie et dans l'action, mais dans une forme d'art rajeunie qui reste à déterminer. D'abord il ne saurait être question de s'affranchir de toute attache romantique. Certes le romantisme déclinait, mais tout en lui n'était pas mort. En présence des progrés de l'es prit bourgeois, des bruyantes manifestations de l'utilitarisme. des envahissements de l'art moral, des entraves de toute nature qui restreignaient l'épanouissement des individualités, il était impossible que des tempéraments divers, mais unis dans le culte de l'art pur, ne fussent pas rejetés vers le 1. Comme Fanteur obseur d'un livre intitule te For Moneelle checter doe Fact, de Bewhat at G, 4f un article d'Armand de Pontiaran Her, des Heuy Mode, 1, 1: le ecitoque déplore cette confusion qui ve une 4 momies de Fépenpur et une de causes des infortunes de la le On confond Dieu et Fari. Ainsi les artistes sont coupables de la dissoluti de la sorict, Ils detruisent toute morale. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 111 romantisme qui, indépendamment de son prestige littéraire, représentait l'art libre dominant orgueilleusement le philistin confondu. D'ailleurs l'impulsion donnée avait été trop vigou- reuse, nous l'avons vu, un élan trop fort avait été imprimé aux imaginations, pour qu'une génération née aux environs de 1820 ne fût pas toute pénétrée, imbue de romantisme. On le vit bien lorsque les principaux débutérent. Alors que les premiers essais de Flaubert portaient la triple empreinte de Chateaubriand, de Théophile Gautier et du Quinet d'Ahasverus, les Goncourt reconnaissent avoir subi l'un l'influence de J. Janin, l'autre celle de Th. Gautier, toutes deux mal mariées et reconnaissables dans leur pre- mier livre; c'étaient deux influences d'art pur. Chez Renan, orienté de bonne heure vers la science et la philosophie, de telles empreintes sont moins faciles à discerner, mais nous savons par lui-même combien le romantisme avait profondé- ment pénétré sa jeunesse. Louis Bouilhet restera toujours au théâtre le disciple jusqu'au bout fidèle de Hugo et d'Alexandre Dumas père. Les Fleurs du mal dérivent en droite ligne de la Comédie de la mort, et voire du Sainte-Beuve des Ilayons jannes; toujours Baudelaire se déclarera l'ami et le disciple de Sainte-Beuve. Théodore de Banville proclame fièrement ses origines et sa foi romantique Bien que né le 14 mars 1823, et ayant publié les premiers vers de mon pre- mier recueil les Cariatides en 1842, j'ai tout à fait appartenu par mes sympathies et par mes idolatries à la race de 1830. J'ai été et je suis encore de ceux pour qui l'art est une reli- gion intolérante et jalouse.. A tous, c'est le romantisme qui inspire leur résistance vis- à-vis de l'utilitarisme qui menace l'indépendance de l'art 1. Bonithet n'admettait que le romantisme... (Max. Dacamp. Sone. litter., 11, 3.) Leconte de Lisle l'appelle le dernier romantique de l'ecole orthodoxe. 2. Th. de Banville, Commmentaire des Odrs funambulesquer. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 112 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. sous la double forme de l'esprit bourgeois et de l'esprit de réformation sociale. C'est du romantisme que leur vient l'idée que l'art moral, l'art social, c'est la corruption de l'art; que la démocratie et l'art sont incompatibles, vu que la foule est incapable d'apprécier la délicatesse des belles choses. L'art démocratique, c'est l'art d'Eugène Süe, et c'est à cela que les Ducamp, les Ulbach, les Laurent Pichat veulent réduire la littérature On t'a refusé le Cœur à droite à la Revue (de Paris), parce qu'on n'y a pas vu d'idée morale. écrit Flaubert à Bouilhet. Si tu suis un peu attentivement leur manœuvre, tu verras qu'ils naviguent vers le vieux socialisme de 1833, national pur. Haine de l'art pour l'art, déclamation contre la forme. Ducamp tonnait l'autre jour contre H. Heine et surtout les Schlegel, ces pères du roman- tisme qu'il appelait des réactionnaires (sic). Je n'excuse pas, mais j'explique. Il a déploré devant moi les Fossiles. Si la fin eût été consolante, tu aurais été un grand homme. Mais comme elle était amèrement sceptique, tu n'as plus été qu'un fantaisiste. Or nous n'avons plus besoin de fantaisies. A bas les rêveurs! A l'œuvre! Fabriquons la régénération sociale! L'écrivain a charge d'âmes', etc. C'est une grande tristesse que de voir un homme comme Hugo, déchoir, pour flatter le populaire et s'en faire applaudir. jusqu'aux Misérables, son déshonneur, dit Baudelaire, un livre enfantin, dit Flaubert. Il y a antagonisme entre le mouvement républicain, socialiste, démocratique, et le développement de l'art. La victoire populaire, l'avènement que l'on prépare du prolétaire iconoclaste qui a déjà failli tout ruiner en 1818, sera la fin de toute beauté, de toute noblesse, et le poète n'y peut penser sans mélancolie: De leurs mains calleuses, dit Heine, ils briseront sans merci 1. Flaubert, Corresp, III, 18, 1833, 2. Lettre du to fevrier 1963. CE. Herue bleue du 3 janvier 1903. 3. Corresp., III, 227. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 113 toutes les statues de marbre de la beauté si chères à mon cour.... ils détruiront mes bois de laurier pour y planter des pommes de terre; les lis qui ne filaient ni ne travaillaient et qui pourtant étaient vêtus aussi magnifiquement que le roi Salomon dans toute sa splendeur, ils seront arrachés du sol de la société, à moins qu'ils ne veuillent prendre en main le fuseau; les roses, ces oisives fiancées des rossignols, auront le même sort: les rossignols, ces chanteurs inutiles, seront chassés, et hélas! mon Liere des Chants servira à l'épicier pour en faire des cornets où il versera du café ou du tabae à priser pour les vieilles femmes de l'avenir. Hélas! je prévois tout cela, et je suis saisi d'une indicible tristesse en pensant à la ruine dont le prolétariat vainqueur menace mes vers qui périront avec tout l'ancien monde romantique'. Pour Baudelaire, bien revenu de ses erreurs de 1818, l'idée de progrès est grotesque; elle est un signe de déca- dence; c'est une lanterne qui jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance, et, qui veut y voir clair dans l'histoire, doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Il se moque de ceux qui, faisant état de la vapeur, de l'électricité, de l'éclairage au gaz, confondent l'ordre matériel et l'ordre spirituel. L'avenir de l'art est sombre. N'est-ce pas une grave menace pour l'art que de voir un Proudhon s'en occuper dans ses livres avec tant de persistance, prétendre lui assi- gner son rôle, ses limites, sa fonction dépendante et subal- terne Ce porteur de gourdin crotté, qui en a donné de si amusantes raclées aux bourgeois, abolit aussi bien l'aristo- cratie des artistes que l'aristocratie des industriels! Ce hatracien myope et à lunettesa osé soutenir qu'un save- tier était plus utile à la société qu'Homère! Ces exclama- 1. II. Ileine, Luter. Préface de 1835. 2. Baudelaire. Esposition des Beaur-Artsen 1455. 1. Il dit ailleurs Salon de 1859): La poésie et le progres sont deux ambi tieux qui se haissent d'une baine instinctive, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 114 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. tions, ces qualifications sont de Barbey d'Aurevilly' chez qui elles sont provoquées par la lecture du Principe de l'art. Quelle brute s'écrie à son tour Flaubert, en fermant avec colère le livre de la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise qu'il vient de parcourir. L'industrialisme est un autre danger non moins pressant et connexe au précédent, car c'est l'industrie qui a abruti le peuple et l'a rendu incapable de s'élever jusqu'à la com préhension de l'art. Qu'attendre d'une population comme celle de Manchester qui passe sa vie à faire des épingles et la confection d'une épingle exige cinq à six spécialités difle rentes! Le travail se subdivisant, il se fait donc à côté des machines une quantité d'hommes-machines,... oui, Thuma- nité tourne au béte! Mais le plus grand tort de l'industrie est encore d'avoir fait le bourgeois riche, d'avoir accru son importance avec son bien-être et son luxe, d'avoir achevé de gåter son goût par la profusion des contrefaçons artistiques qu'elle produit au préjudice des sentiments délicats et des nobles formes: Combien de braves gens qui, il y a un siècle. eussent parfaitement vécu sans beaux-arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique, de petite littérature! Les expositions universelles, comme celle de 1835, sont un spectacle affligeant pour l'artiste. Quoi de plus ridicule, selon Renan, que cette rivalité des nations dans la fabrication de la soie ou du coton! L'industrie rend à Thumanité de grands services en améliorant sa condition matérielle, mais ces services sont suffisamment payés par T'argent. En réalité, elle contribue pour peu de chose a la noblesse intellectuelle et morale des nations. Le confort, le commode, l'utile excluent l'art et le style. Les préjugés de 1. Harley of Aurexilly, los Carvest tre Howrs. 2. Valeri, M. 4.11. 3. Jonnel des Debats, 27 novembre 1853 la Poésie de l'Exposition Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 115 l'ancienne aristocratie qui refusaient la considération aux professions lucratives n'étaient qu'exagérés. Enfin l'industrialisme a pénétré la littérature elle-même après avoir transformé la presse, et les auteurs se sont mis à fabriquer, suivant le goût du public, des œuvres dont on a pris l'habitude de mesurer la valeur d'après les sommes qu'elles ont rapportées. Avec tout cela un art bourgeois s'est constitué; une école récente s'est élevée, restauratrice un peu niaise du bon sens public, peu à peu fortifiée d'éléments romantiques dilués et affadis, que le gros public a fini par assimiler, après quinze ou vingt ans, par l'intermédiaire d'adaptateurs habiles, mais peu artistes. A la suite de Ponsard et d'Augier, Octave Feuillet, Murger, Cherbuliez, Alexandre Dumas fils, Maxime Ducamp, Louis U'lbach, About lui ont composé une mixture de morale romanesque, de sentimentalité banale, de doctri- narisme faux, de théories sociales adaptées pour salons; et les revues, les théâtres, les cabinets de lecture lui versent quotidiennement ce breuvage avec un succès continu aux. applaudissements des critiques enfin satisfaits, car la produe tion a fini par répondre aux exigences de la consommation. Le romantisme s'est atténué, embourgeoisė, tandis que de son côté le public bourgeois s'est haussé un peu, tant qu'il a pu, vers le romantisme. Le sévère Gustave Planche, si inexo- rable pour l'ancien romantisme, empanaché, outré, truculent, mais vraiment enthousiaste, vivant, lyrique, plein d'âme et de souffle, met au jour des trésors d'indulgence quand il s'agit de juger les héros prêcheurs, les incroyables theori- ciens d'Alexandre Dumas fils, ou les attendrissants bohèmes de Murger, ou les jeunes hommes si distingués de Feuillet. L'ancien romantisme, celui de 1830, avait du style, mais peu de morale; le romantisme bourgeois supplée au manque 1. Leconte de Liste, Proface des Poèmes antiques. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 116 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. de style par la morale, ou plus exactement, par l'esprit de conduite. Les histoires les plus romanesques y sont farcies des meilleurs conseils. La sagesse bourgeoise s'y déduit, de façon inattendue quelquefois, d'aventures renouvelées du romantisme le plus authentique. Les thèmes échevelés d'au- trefois y sont mis au point, accommodés au goût et aux principes de la classe moyenne. Le romantisme maintenant édulcoré sert ( contraste!) à célébrer une perpétuelle apo- logie du mariaze; on l'emploie à infuser une dose suffisante dę romanesque dans des fables où la bonne administration des patrimoines, l'établissement avantageux et honorable des enfants sont la grande affaire de l'existence, la fin suprême de la moralité. Emile Augier se distingue particulièrement dans ces sortes d'adaptations', au grand scandale des purs du romantisme. Non moins habile, et non moins honni, est Octave Feuillet surnommé par Jules de Goncourt le Mussel des familles, et que Flaubert déteste encore plus que Pon- sard, ce qui n'est pas peu dire. C'est coutre ret envahissement de l'art bourgeois, de la littérature sans originalité et sans style que protestent, que luttent Flaubert, Th. Gautier, les Goncourt, Baudelaire. Leconte de Lisle, Theodore de Banville, accablant de male- dictions et de sarcasmes les critiques bourgeois, acadé miques, universitaires, la Reene des Deux Mondes', et tous ceux qui defendent et soutiennent une si détestable déca 1. Exemple: Jevutiwive Of la-dessus M. Spronck (Recur des fwuz Mondes, to novembre 1896), Le fond en est l'apologie des bonnes morurs et de la vie de famille, la satire des conctisanes, le conseil donne aux vicil lards ole prendre zarde ans amours lanlives, et brochant sur le tout qurl ques reminiscences sentimentales de V. Hugo et d'A, de Mussel. Et M. spronck indique comme reminiscences, acte III, scène v. la tirade de Clorinde sur in pauvrete, mansaise conseillere, a rapprocher de Bolta, et IV, t, le couplet de Fabrice sur l'irreparable cicatrice laissée par par la la debauche, a rapprocher des imprerations de Franck de la Coupe et les Lerves. 2. Qurl anti-porte que ce garcon-la! (Flaubert, Corresp., II, 187 X. E et J. de Goncourt, Ja, 1560. 1. Flaubert. Cor. C'est un recueil qui m'est odient. Cf. Theoder de Banville, dans les Odes fanambulesynes, sur Buloz et sa Reewe.. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 117 dence Villemain, Nisard, Cuvillier-Fleury, Saint-Marc Girardin, Paulin Limayrac', ce misérable Planche, et même Sainte-Beuve, qui de temps en temps les amadour, mais en somme reste suspect. Cependant ils sont trop! La vraie poésie s'en va; il faut maintenant l'aller chercher dans le passé, puisque le présent ne la connalt plus; et alors se forme dans ces imaginations d'artistes épris d'idéal la légende de 1830, l'apothéose glorieuse du romantisme. Comme on se sent débordé par un mouve- ment irrésistible, on se met à communier dans le grand culte des grands initiateurs; on célèbre Hugo, demeuré malgré son évolution l'incomparable Inspiré, le maître du Style, ou bien Vigny qui sera honoré entre tous les poètes, moins pour avoir pensé noblement de hautes maximes, que pour avoir écrit cette devise du pur artiste Un livre tel que je le conçois doit être composé, sculpté, doré, taillé, tini, limë et poli comme une statue de marbre de Paros. On se rallie autour des survivants restés fidèles à la vraie tradition, comme Th. Gautier; on les entoure, on se groupe auprès d'eux. Ils ont été les témoins d'un age bienheureux; ils ont figuré dans les Cénacles, combattu pour Hernani, contemplé des aurores qu'on ne reverra plus. Maintenant que la course à la richesse absorbe toutes les pensées et toutes les activités, 1. Quel crétin (Flaubert, Correxp., III, 2.) Et Th. de Banville, des funamb 2. Je partage son indignation à Leconte de Lisle contre ce miserable Planche. (Flaubert, Corresp., 11. 3.) 3. Je n'ai jamais eu grande sympathie pour ce lymphatique cuco (Flan- bert, Corresp, 11, 78). Les Goncourt pensent à un article ou Ton rappel- lerait que, seul parmi les lettres, ce Sainte-leave a été l'écrivain qui, en 1852. pendant la Terreur blanche de Ferriture litteraire, lors de notre poursnite en police correctionnelle, lors de la poursuite de Flanbert, en ve temps de silence, de servitude universelle, a été, on peut le dire, le sonteneur auto- rise du régime.. (Journal, 1867.) 4. Le Grand crocodile (Flaubert). 5. C'est à A. de Vigny que Th. de Banville va offrir son premier volume de vers. Cf. les Soutenirs.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 118 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. 1830 devient l'époque héroïque, épique, des lettres et de la poésie, un temps que l'on regrette sans fin. Ainsi Théodore de Banville dans la Ballade de ses regrets pour l'An 1830 oppose le désintéressement idéaliste d'alors à l'utilitarisme d'aujourd'hui, et pleure sur la décadence de la Poésie: O Poésie, & ma mère mourante, Come tes fils t'aimaient d'un grand amour Ikans ce Paris, en l'an mil huit cent trente! Pour eux les Ducks, l'Autrichien, la Rente, Les mots de bourse étaient du pur hébreu; Mais à présent c'est bien fini de rire. A ce jourd'hui les rimeurs, ventrebleu! Savent le prix d'un lys et d'un cheveu: is comptent bien plus de sacré délire! Tout est conquis par les fesse-mathieu. Et Baudelaire, déplorant d'être né trop tard, s'associe à ces regrets et montre la triste nuit établissant son empire après le Coucher du soleil romantique.. D'autres, associant la jeunesse de la poésie et la jeunesse de la liberté, confondent la proclamation de la liberté de l'art avec la conquête de la liberté politique; deux choses pourtant bien distinctes, et que ne confondaient pas leurs ainés, beaucoup plus préoccupés de l'une que de l'autre, pour ne pas dire uniquement de l'une et pas de l'autre; ils voient dans les premières années du romantisme un moment lumineux, une époque de foi et d'enthousiasme qui fait un triste contraste avec le présent maussade, stérile et contraint. Laprade, dans les Muses d'Etat, évoque ainsi le passé: Voici l'ombre et le soir. Rappelez-vous l'aurore Qui nous éveilla tous, nous qui chantons encore, 1. 162. Voir aussi la Hallade en faveur de la Poésie dedaignée, dans les Trente-sis ballades joyeuses 2. Cf. dans les Fleurs du mal, la pièce tue, de ce nom. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 119 L'ART POUR L'ART. Quand notre âme embrassait, dans sa virginité, Et jeune poésie et jeune liberté. Comme nous écoutions aux portes du Cénacle! Comme un laimbeau de vers nous semblait un oracle! Comme nous adorions ces demi-dieux rivaux Dont la voix nous ouvrait tant de mondes nouveaux! C'était l'heure où l'on croit, où l'on aime sans trêves, Pour la France et pour nous, que d'espoirs, que de rêves! D'autres, comme les Goncourt, vous diront que c'était un temps d'amour et de chevalerie, que tous les côtés forts du jeune homme, aujourd'hui tournés vers l'intrigue, la fortune, la carrière, étaient tournés autrefois vers ou contrela femme. Toute vanité, toute ambition, toute intelligence, toute fermeté et résolution d'action et de plan, ça allait à l'amour'.. On vous dit qu'il y eut en ce temps-là une atmosphère d'une chaleur féconde, un climat producteur qui engendrait des œuvres uniques et permettait à des êtres d'élite de révéler des facultés exceptionnelles dont le développement s'est ensuite arrêté court quand le milieu s'est modifié par suite d'une sorte d'abaissement de la température. On vous cite des noms à l'appui, par exemple ceux des Deveria, d'Eugène surtout, dont les débuts annonçaient un grand maître et dont la jeune gloire fut sans lendemain. De même Célestin Nanteuil demeuré, selon les Goncourt, le représentant d'un age qui n'est plus, l'homme qui s'était habitué à batailler noblement pour des causes désintéressées, et qui, toute cette ardeur tombée, traine sa vie sans objet, inconsolable et endeuillé. Un moment, 1848 la réveillé, lui a rappelé sa 1. Goncourt, Journal, 1866. 2. Les Deveria appartiennent tous deux à cette époque d'enthousiasme on tout le monde avait trop chaud, on l'on se hattait au parterre de l'Odeon, où l'on s'enthousiasmait pour ou contre, ou l'indifference était inadmissible. Dans ce milieu-la ils ont été brillants et out occupe une belle place, mais le milieu changeant, la température baissant tout à coup, ils n'ont pu se transformer, et ont pour ainsi dire cesse d'étre. The parisienne du 18 février 1865, article signė G.) 3. Goncourt, Journal, 187. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. fièvre d'autrefois, mais cela n'a pas duré; il a repris son existence monotone et ennuyée au milieu d'une société pour laquelle il n'était pas fait, activité lassée, engourdie, à force d'être sans emploi. Ce sentiment de regret d'une époque et d'un esprit disparus est bien visible dans les articles qui sont publiés quand un des représentants de la grande génération vient à s'en aller. quand on réédite une des œuvres, quand on rejoue une des pièces par lesquelles le romantisme s'affirmait. On oublie les critiques acerbes, le parti pris des détracteurs, les batailles acharnées livrées à un public récalcitrant, on ne veut se sou venir que des applaudissements. En 1857, on reprend Chat- terton. Théophile Gautier pense à la représentation de 1835. et écrit dans son compte rendu, en sortant du théatre: En 1835, cela paraissait tout simple d'aimer Chatterton (comme si la pièce elle-même n'était pas justement wue proteste- tion contre l'indifference du public à l'égard des Chattertons mais aujourd'hui, comment s'intéresser à un particulier qui ne possède ni capitaux, ni rentes, ni maisons, ni propriété au soleil, et qui ne veut pas accepter de place sous prétexte qu'il a écrit la Bataille d'Hastings, composé quelques pasti ches de vieilles poésies en style anglo-saxon, et qu'il est homme de génie?» C'est toujours le même sentiment, le méme besoin d'idéaliser qui inspire toute l'Histoire du romantisme de Th. Gautier, écrite à la fin de sa carrière sur le ton de l'en thousiasme, comme un récit de l'âge d'or. On croirait lire un hagiographe Une sève de vie nouvelle circulait impe tucusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs; l'air grisait, on était fou de lyrisme et d'art. Il semblait qu'on vint 1. Th. finntier, Sur la lieprise de Chatterton, 1837, Cite a la suite de I'll buire du romantisme. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 121 de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la Poésie.. C'est un sentiment si vif, si profond, qu'il finit par sortir des régions de l'art et se répandre au dehors. Le public l'accepte et l'éprouve à son tour, au moins dans une certaine mesure. Rien ne le montre mieux que la façon dont la Bohème en bénéficie. Ses origines, nous l'avons vu, se con- fondent avec celles du romantisme. Elle en est comme un vestige visible, assez misérable, susceptible cependant d'idéa- lisation, mais qui en a grand besoin. Or la légende com- mence à l'entourer. Murger en est l'un des principaux arti- sans. Assez habile à tirer parti de la sympathie du public qu'il sent intéressé, il lui met sous les yeux des Scènes de la Vie d'Artiste sous le titre des Buveurs d'eau (1833). C'est une société de jeunes gens qui ont fait vœu de pauvreté et qui, pour ne jamais profaner l'art par mercantilisme, se sont engagés à ne jamais gagner d'argent avec leurs œuvres, ne s'en sont pas moins voués tout entiers à l'art et vivent ainsi dans la plus extrême misère avec une noblesse de sentiments toute romantique. Le public accueillit assez bien ces Saints d'un nouveau genre. Théodore de Banville célébrait aussi la Bohème, la Sainte Bohème en plusieurs pièces, et chantait: Avec nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux. Croissez, grands lys; chantez, ruisseaux; Et vive la Sainte Bohème Le public bourgeois finissait par accepter volontiers cette idéalisation. Ce sentimentalisme ne lui déplaisait pas et le pénétrait à la longue. A vrai dire les metteurs en scène de la 1. Théophile Gautier, Ilistoire du romantisme, 2. C'est le sous-titre du roman, qui parut dans la Berue des Deux Mondes. 3. Th. de Banville, la Sainte Boheme Ondes funambulesques, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 122 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Bohème savaient la façonner adroitement pour la lui faire agréer. Ils savaient tirer parti de ressemblances réelles entre la vie de Bohème et la vie de l'étudiant bourgeois au Pays Latin, pour établir une confusion avantageuse, confusion qui est déjà manifeste dans les Scènes de la Vie de Bohème. Chanter ainsi la Bohème c'était un peu chanter la jeunesse bourgeoise. L'âme de Béranger et de Paul de Kock revivait dans ces aventures de guinguette où la classe moyenne retrouvait avec attendrissement le souvenir de ses années d'émancipation relative et de folie mesurée. D'autre part on savait encore prêter au Bohème certaines des qualités les plus authentiques du bourgoois, autre façon de le rendre sympathique à un public pour qui ces qualités étaient sacrées. En faisant de Giboyer, le bohème à tout faire, cynique et endiablé, pamphlétaire et diffamateur aux gages du mieux payant, ci-devant gérant d'un journal pour faire les mois de prison, tenancier d'un bureau de nourrices. ordonnateur des pompes funèbres, contrôleur de théâtre, etc., en faisant de ce Giboyer-là un héros de la vie de famille, un homme qui se sacrifie pour établir son fils, Emile Augier fai- sait vraiment un coup de maître. C'était Don César de Bazan mis au point, habillé à la mode de 1862, assez méconnais- sable, mais si bien adapté! Malgré tout, ceux qui se réclamaient le plus sincèrement du vrai et du pur romantisme étaient les premiers à recon- naitre qu'il serait impossible de le restaurer dans sa pureté d'autrefois. Certaines de ses parties étaient devenues cadu- ques, et deux surtout le culte du moyen âge et le senti mentalisme. Nous n'y insisterons pas longtemps. Le moyen âge, les romantiques l'aimaient en blor, à peu près comme les hommes du xvr siècle aimaient l'antiquité, sans trop l'ana- lyser, sans en pénétrer le véritable esprit. C'était nouveau: Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 123 cela venait d'être révélé, c'était une mine de couleurs écla- tantes et de fortes sensations. Mais indépendamment de l'usure de la matière, les travaux des historiens avaient fait mieux connaître les laideurs d'une époque que d'ardentes imaginations s'étaient un peu trop hatées d'idéaliser. D'autre part les idées libérales avaient fait du chemin depuis 1830, et le moyen age leur était par trop contraire. On en était arrivé à ne plus demander au moyen age que d'assez rares inspirations, quand on ne l'ignorait pas comme les Goncourt ou comme Baudelaire, pour ne rien dire de ceux qui l'avaient en exécration comme Leconte de Lisle. Dans le passé on lui préférera l'antiquité elassique, dont la nécessité de réagir nettement contre le classicisme avait d'abord écarté les romantiques, en dépit d'André Chénier. On préférera aussi, concession plus ou moins consciente faite aux partisans d'un art plus moderne, se rapprocher du pré- sent par les sentiments, comme par les idées ou les images, et on en arrive à cette définition de Baudelaire que déclare adopter Théodore de Banville Le romantisme, c'est l'expression la plus récente de la beauté, définition vague et incomplète, qui en rappelle une analogue de Stendhal, mais assez précise cependant pour qu'on puisse en conclure à la condamnation du passé comme matière esthétique. Balzac est de plus en plus admiré. Il ne lui a manqué que le style: Quel homme eût été ce Balzac, s'il eût su écrire! s'écrie Flaubert; et quand Baudelaire va chercher pour l'imiter dans ses Poèmes en prose le Guspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, il nous déclare qu'il garde le procédé, mais rejette le moyen âge L'idée m'est venue d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie plus moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne si étrangement pittoresque.. 1. Th. de Banville, Souvenirs, p. 87. 2. Flaubert, Corresp., II, 139, 3. Baudelaire. Preface des Petits poemes en prose Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 134 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Alors tandis que Maxime Ducamp et les partisans de l'art ultra-moderne leur reprochent d'être encore beaucoup trop des hommes du passé, il leur arrive, du moins à certains d'entre eux, de se trouver confondus d'autre part avec la nouvelle école réaliste de Champfleury, Duranty, H. Monnier, dont ils étaient les premiers à réprouver la vulgarité, bien que ceux-là eussent du moins à leurs yeux le grand mérite d'être en général fort hostiles au bourgeois. On sait que Flaubert entrait en fureur quand on le traitait de réaliste. Baudelaire s'est montré d'une grande sévérité pour Henri Monnier bien qu'il trouvat son Joseph Prudhomme mon trueusement vrai, trop vrai, vrai comme une image de daguerréotype, mais insuffisamment idéalisé. Il leur arrivait même quelquefois, quand ils mettaient en scène de petites gens, d'être traités d'humanitaires par la critique bourgeoise. Quand parut Madame Bovary, Charles de Mazade y vit une pensée sociale, une idée régénératrice, et à propos de Germinie Lacertenz, un autre critique, F. de Lagenevais, également dans la Reeve des Denz Mondes, conseilla aux Goncourt de ne pas tant chercher à faire œuvre morale et a relever l'humanité. Il est vrai que d'un autre côté le parti de l'art social qui faisait grand fond sur l'école réaliste où il trouvait une pre mière application de ses théories, imparfaite peut-être, mais pleine d'avenir et de promesses, leur reprochait de se borner à d'insuffisantes descriptions sans véritable portée sociale. parce que l'art y tenait trop de place, parce qu'ils étaient encore trop romantiques. Il y a dans le romantisme un autre élément qui a fait son temps: c'est le sentimentalisme. Trop de larmes ont été 1. Herue des tour Mondes, 186, HI. Aurevilly: Proudhon se vautrait dans Courbet - 2. Comme dit Barley Aurevilly (Le) tEntrys et les Hummes, 3. L'ne niece de Lamartine, Mme de Pierreclos, disait de Germinie Lacer- Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 125 pleurées, trop d'émotions, de passions ont été racontées, analysées, détaillées. On a trop vécu par le cœur, trop exploité sa propre sensibilité et celle du lecteur. Dès 1846 Baudelaire réagissait vigoureusement contre le sentiment: Les singes du sentiment, disait-il, sont en général de mau- vais artistes. Si Ilugo et Vigny, grands artistes, le second pourtant de moyens limités, n'ont rien perdu de leur prestige, Lamartine et Musset, plus poètes qu'artistes, ont beau- coup baissé. Voici le jugement de Leconte de Lisle sur Musset poète médiocre, artiste nul, prosateur fort spiri- tuel . La sensibilité n'a pas cessé d'être une matière à succès faciles, et sous ce rapport Lamartine n'a pas eu fort de dire que le pathétique seul est infaillible en art; mais ce n'est plus guère qu'un procédé que les purs artistes dédai- gnent et laissent aux romanciers de salons ou aux faiseurs de mélodrames. D'autre part on commence à s'apercevoir de divers côtés qu'à force de chercher dans la passion et d'une façon générale dans le développement de la sensibilité l'intérêt des œuvres littéraires, et aussi l'intérêt de la vie, on finit par énerver les âmes et dissoudre les énergies. Sur l'amour dont on attendait toute joie, toute illusion bienfaisante, et même toute force, on en revient à l'opinion connue de Corneille qui en faisait une passion trop chargée de faiblesse. La sensibilité ne doit plus prédominer, ni dans l'art, ni dans la vie. Et à ce point de vue il est permis de croire que l'active propagande des partisans de l'art régénérateur n'a pas été sans porter quelques fruits, même dans les esprits en apparence les plus réfractaires. Avez-vous remarqué, écrit Flaubert å George Sand, comme il y a dans l'air quelquefois des cou- leus que d'etait une Lucrèce Horgia graillonnante (Jul. Alam. Mer en timents et as des arant 1874) 1. Baudelaire. Salon de 1656. 2. Flaubert. Corresp., 11, 81, 93, 9. 3. Jean Dornis, Lersute de Lisle, 19. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 126 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. rants d'idées communes Ainsi je viens de lire, de mon ami Ducamp, son roman les Forces perdues. Cela ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C'est un livre (le sien) très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre géne ration devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d'aujour d'hui. La révolution de 48 a creusé un abime entre les deux Frances', Le livre que fait Flaubert s'appelle l'Éducation sent mentale, et le roman de Ducamp a pour titre les Forces per- dues (1867), mais il pourrait aussi bien que celui de Flaubert s'intituler l'Education sentimentale. Un jeune homme riche et heureusement doué, Horace Darglail, a passé sa jeunesse en Angleterre à côté d'un homme énergique et pratique qui est son tuleur et dont la fille l'aime. Il pourrait épouser la jeune fille et s'assurer à la fois une vie calme et active. utile aux autres et à lui-même, dans la pratique paisible des vertus domestiques et des vertus sociales. Il repousse cel amour simplement offert, parce qu'il aspire à une vie idéale ment passionnée. Il part, et, séduit par l'éclat du romantisme, il se mêle d'abord au monde des artistes. Première décep tion: Il ne garda pas, dit Ducamp en parlant de son héros, un souvenir bien excellent de ce passage à travers ce monde futile, sensuel, intelligent néanmoins, mais singulièrement diminué par l'ignorance et l'esprit de coterie, monde encore déclassé, et qui cherche vainement à se créer une place régu lière au milieu d'une société à la fois ivre d'égalité et de dis tinction. L'habitude de contempler l'humanité sous son aspert extérieur le condamne à n'être que superficiel et amusant. La recherche incessante des procédés matériels de l'art lui ôte la faculté des grandes études qui fécondent l'esprit et élargissent le cœur. A force de se préoccuper de la forme, il finit par oublier l'âme. Ensuite il éprouve un amour violent. 1. Flaubert, Corresp., 111, 332. 2. Мах. Пасатр, les Furves perducs, p. xx. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 127 exclusif, un de ces amours romantiques où on laissait sa raison, qui use ses forces et vide son âme. Pendant ce temps la fille de son tuteur s'était mariée et il la revoit un jour vivant heureuse entre son mari et ses enfants. Désespéré d'avoir manqué sa vie, il s'enfuit en Italie, puis en Égypte accompagné d'une autre femme avec laquelle il ne peut retrouver le bonheur, et il finit par mourir de fièvre et d'ennui au fin fond de la Nubie. Or Flaubert a raison de le dire cet Horace Darglail est le frère de son Frédéric Moreau à qui la sentimentalité romantique a aussi fait manquer sa vie, parce qu'il a voulu tout demander à la passion: l'inspiration littéraire, l'énergie active, le bonheur; et, soit dit en passant, c'est un frère aussi d'Emma Bovary dont l'histoire aurait déjà pu une douzaine d'années auparavant recevoir ce même titre significatif d'Edu- cation sentimentale. Car c'est encore la sentimentalité qui pervertit la jeune provinciale, lectrice des Keepsakes roman- tiques, et ainsi, par ce titre, se fût mieux justifiée l'opinion des critiques qui voyaient dans Madame Bovary une pensée régénératrice. C'est aussi en un sens, inversement il est vrai, une Edu- cation sentimentale que l'histoire du Dominique de Fro- mentin, assez sage, lui, pour renoncer de bonne heure au romantisme, condamner les erreurs de sa jeunesse, et trouver la prospérité dans l'exercice tranquille des vertus familiales. Flaubert a encore raison quand il fait remonter au mou- vement social, dont la révolution de 1848 a été la plus impor- tante manifestation, le dépérissement de la sentimentalité romantique dont tous ces livres font le procès et qu'ils con- damnent. En effet, c'est la révolution qui a projeté une lumière soudaine sur des problèmes et sur des questions qu'une petite quantité de théoriciens et d'hommes d'action agitaient seuls. Quand la destinée des peuples moderne fut en jeu, ainsi que l'organisation mème de la société, l'intérêt Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 128 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. commença à se détourner des reconstitutions moyenageuses. et aussi des émotions purement individuelles, si poignantes qu'elles fussent. Ce n'est pas à dire qu'on se soit abstenu sur- le-champ de traiter les anciens thèmes du romantisme. Quoi- qu'un peu usés, ils continuèrent d'être employés, pendant qu'on en cherchait et avant qu'on en eût trouvé de nouveaux pour les remplacer. Mais on se mit à les traiter dans la manière séche, sans effusion. Ainsi font par exemple Theo- lore Barrière et Capendu en 1854 quand ils mettent en scène dans les Faur Bonshommes une société de bourgeois agioteurs, hommes d'affaires, industriels enrichis, tous plus ou moins cupides et bas, et en regard deux artistes, deux peintres, pleins d'esprit, de talent, de cœur et de désintéressement. dont l'un réussit à obtenir la main d'une jeune fille qu'il aime, et dont le père appartient à l'autre groupe, en se fai- sant passer pour un homme de bourse doué de facultés appro priées, adroitement simulées le temps de se faire agréer. Voilà une fable qui n'est pas neuve, un des themes anti-bour- geois les plus souvent développés sous la monarchie de Juillet, mais cette fois il est traité avec une sécheresse, une absence de sentimentalité, une apreté toutes nouvelles qui étonnent les critiques et en particulier Sainte-Beuve. Encore une fois, c'en est fait du sentimentalisme', du moins aux yeux de ceux qui mènent le mouvement littéraire. On le laisse aux bourgeois, et à ceux qui à vingt ans de distance suivent les écoles en marche, ramassant et exploitant les vieilles formules, sans originalité, mais non sans fruit, car le gros puldic a coutume de préférer aux choses trop nou- velles qui le déroutent, les formules auxquelles il a eu le temps de s'habituer. 1. Certains, comme Flaubert, le condamnent même en politique. Si on avait continue par la grande route de M. de Voltaire, au lieu de prendre par Jean-Jacques, le new-catholicisme, le gothique et la fraternité, nous n'ea serions pas la. (Corp., 111. 366, 167. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 129 Alors l'évolution est arrivée à son terme. Nous aurons à étudier en eux-mêmes les caractères qu'elle a déterminés. Mais la doctrine est désormais dégagée sur le point qui nous intéresse: la conservation, parmi les éléments divers dont se composait le romantisme, du principe de l'indépendance de l'art. Nous parlons de doctrine et de principes, non pas d'école, car il n'y a pas eu d'école réunissant des tempéra- ments aussi divers que Flaubert et Théodore de Banville, Renan et les Goncourt, Barbey d'Aurevilly et Leconte de Lisle, pour ne parler que de ceux-là. Il y a eu des aspirations communes, une foi partagée en l'art autonome, une tendance à ériger le principe esthétique en règle morale, un esprit de résistance à l'utilitarisme sous toutes ses formes, bourgeoises ou socialistes. Si l'on avait dit à n'importe lequel d'entre eux. qu'il faisait partie d'une école, cette école fût-elle celle de l'art pour l'art, il est probable, il est certain qu'il eût protesté. Les artistes sont gens qui en général tiennent à leur indivi- dualité, et y tiennent d'autant plus qu'ils sont de plus purs artistes. Il ne se laissent pas volontiers enrégimenter. Hugo se défendait bien dans la Préface des Odes de faire partie de l'école romantique. Vigny disait qu' il n'y a ni maitre ni école en poésie. De même Flaubert criait Je m'abime le tempérament à tâcher de n'avoir pas d'école. Et l'histo- rien du Parnasse, M. Catulle Mendès, lui aussi, montre un grand souci de démontrer que jamais le Parnasse n'a été une école. Les Parnassiens, selon lui, ont été un groupe, non une école. C'est un peu ce qu'a été l'art pour l'art, une théorie, une doctrine d'art, une foi, issue en droite ligne du romantisme, professée plus ou moins expressément, plus ou moins absolu- ment, avec certaines dissidences, par des écrivains dont plu- 1. Préface de Chatterton. Cf. aussi Lettre citée par la llecue de Paris. 1 mars 1898 2. Flaubert, Corresp., IV, 220. 3. Cal. Mendès, Légende du Parnasse contemporain, p. 10. 9 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 130 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. sieurs n'avaient guère plus que cela de romantique, et qui parfois ne se ressemblaient qu'en cela seul. Mais il faut ajouter que cette foi commune a sufii a grouper la plupart d'entre eux, que des relations, des sym- pathies se sont établies, que des influences réciproques se sont exercées. Ceux qui en débutant dans la vie littéraire avaient cherché å se placer sous un patronage un peu illustre n'avaient guère trouvé sous la première génération romantique que Theo phile Gautier pour les encourager, les comprendre, diriger leurs essais. L'art pour l'art, l'art pur était si délaissé! Ily avait bien Mérimée qui certes n'avait guère fait de concessions à l'art social, et dont en outre la sécheresse énergique parais sait répondre assez bien aux nouvelles tendances. Mais Mérimée était d'un autre monde; il avait trop d'attaches avec le monde officiel, avec les Académies, étant de l'Aca- démie française depuis 1844, et des Inscriptions et Belles Lettres depuis 1843. Il faisait trop les délices de la Revue des Denz Mondes et de Gustave Planche; on lui connaissait des airs dédaigneux, peu accueillants. Bref, il resta sans influence. Personne n'alla vers lui. Du reste lui-même éprouvait de Tantipathie, comme nous l'apprennent les Lettres au inconnue, pour Flaubert, pour Baudelaire; il aimait Ponsard et Augier. On n'aurait pu s'entendre. Au contraire Théophile Gautier était l'homme qu'il fallait. Il fut vraiment le lien entre les deux générations. C'était lui qui avait proclamé l'art pour l'art, dans Mademoiselle de Maupin, on sait avec quelle insolence éclatante; par sa triple qualité de poète, de romancier et de critique, il tenait dans le mouvement littéraire une place considérable et il exerçait un influence toujours plus étendue. Lui du moins, malgré les concessions faites à l'industrialisme littéraire, n'avait versé ni 1. Lettres à une fuconnue, 5 décembre 1962, 2 janvier 1863, 20 fevrier Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 131 dans l'art bourgeois, ni dans l'art social. Flaubert eut pour lui beaucoup d'admiration et de sympathie, presque, du moins à ses débuts, des sentiments de disciple. C'était Gautier qui, selon E. de Goncourt, lui avait soufflé la plupart de ses terribles paradoxes: Flaubert n'a fait qu'adapter à ces dires énormes, prononcés par Gautier de la voix la plus tranquille, un gueuloir à casser les vitres. Le sujet de Salammbo aurait été conseillé à Flaubert par Gautier. Ils s'étaient connus de bonne heure. En 1849, on trouve Gautier dans la bande d'amis qui accompagne Flaubert et Ducamp à leur départ pour l'Orient. Flaubert trouve qu'il écrit souvent trop vite quand il est pressé par un éditeur ou les nécessités du journal; qu' il a un monde poétique fort restreint, mais l'exploite admirablement quand il s'en měle. Tous deux avaient au même degré la haine du monde moderne, du philistin, le même amour des voyages, de l'exotisme, la même passion de l'Orient. Gautier, très hospitalier, aimait à recevoir ses amis litté- raires, et à ses diners du jeudi, à Neuilly, figuraient, outre Flaubert, Théodore de Banville, les Goncourt, qu'il appréciait beaucoup quoiqu'il les trouvat trop appliqués, à la fois tendus et un peu précieux, et Baudelaire. Baudelaire, que Gautier connaissait depuis longtemps puis- qu'il l'avait rencontré dès 1849 à l'hôtel Pimodan, où tous deux habitèrent quelque temps, était un des hôtes les plus assidus de Neuilly. Les Fleurs du Mal sont dédiées à Théophile Gautier comme au poète impeccable, au parfait magicien ès lettres françaises, au très cher et au très vénéré maltre et ami. Par contre Théophile Gautier écrivit la Notice élogieuse qui précède les Œuvres complètes de Baudelaire. 1. Goncourt, Journal, 1875, 2. Spalberch de Lovenjoul. Lundis d'un chercheur. 2. Flaubert, Curvesp., 11, 132. 4. Cf. Judith Gautier, le Second rany da collier. 5. Cf. la Notice de Th. Gautier en tête des Envres de Baudelaire. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 132 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Entre Flaubert et Baudelaire un rapprochement, non suivi de relations très continues, était né de la quasi-simul- tanéité de leurs bruyants débuts et de leurs procès. Baudelaire adresse le premier son livre à Flaubert qui lui répond le 13 juillet 1857: L'originalité du style découle de la con- ception. La phrase est toute bourrée par l'idée, à en craquer..... en résumé ce qui me plalt avant tout dans votre volume, c'est que l'art y prédomine.... C'était bien se reconnaître de la même famille littéraire. Baudelaire de son côté écrivit un article sur Madame Bovary, dont il fut remercié. Et plus tard il écrivait encore (1862) Comment n'avez-vous pas deviné que Baudelaire, ça voulait dire: Théophile Gautier. Banville, Leconte de Lisle, c'est-à-dire littérature pure'. L'amitié de Flaubert et de Bouilhet est connue, ainsi que l'influence qu'ils ont exercée l'un sur l'autre. Il est avéré que le bon sens de Bouilhet a souvent tempéré les outrances d'imagination de Flaubert. C'est Bouilhet qui, assisté de Maxime Ducamp, proposa à Flaubert le sujet de Madame Bo- wary pour le ramener à l'étude de la réalité et le guérir de l'excès de lyrisme d'où était sortie la première Tentation de saint Antoine. Madame Bovary et Salammbo furent d'ailleurs écrites sous les yeux et sous le contrôle de Bouilhet'. et, quand son ami mourut, Flaubert put dire avec raison qu'il avait perdu sa conscience littéraire. En revanche Bouilhet, de Melænis aux Dernières Chansons, ne composa rien qui ne fût soumis à Flaubert; et, quand le découragement ou la lassitude prenait Bouilhet, dont la vie n'était pas facile. c'était Flaubert qui lui rendait confiance et le réconfortait. C'était encore Flaubert qui, malgré l'horreur que lui inspi- raient les démarches à faire dans le monde de la presse et des theatres, s'entremettait pour faire réussir les pièces de son 1. Flaubert, Copr. 111, 102 et Crepet, Curves posthumes et biographie de Baudelaire, p. 291, 207, 2. Voila trois fois que Bonilhet me fait refaire un paragraphe. Flau bert. Corresp., 11, 321.1 Digitized by Google Criginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 133 ami; et il parait, si nous en croyons Maxime Ducamp, que le Normand se retrouvait alors, pas maladroit et avisé. Les Goncourt et Flaubert se connaissaient depuis 1860 environ'; ils s'appréciaient fort. Les deux frères eurent la primeur de Salammbo qui leur fut lue aussitôt achevée et sur laquelle ils firent quelques réserves. Chez Flaubert ils con- nurent Bouilhet, qui leur conta l'histoire d'une sœur de l'hôpital de Rouen dont ils firent Sœur Philomène. Les Poèmes antiques révélèrent Leconte de Lisle à Flaubert. J'ai de la sympathie pour ce garçon-là, écrit-il à Louise Colet à qui il demande de lui envoyer le volume. Et un peu plus tard: Le sieur de Lisle me plaît d'après ce que tu m'en as dit. J'aime les gens tranchants et énergumènes; on ne fait rien de grand sans le fanatisme. Depuis lors ils ne cessèrent de s'estimer et de s'admirer comme il convenait. Théodore de Banville et Baudelaire sont de très anciens amis. Renan, Louis Ménard, Barbey d'Aurevilly vécurent plus à part. Pourtant Renan, que Baudelaire rapproche de Leconte de Lisle et de Théophile Gautier, dans son étude sur Leconte de Lisle, se trouve en relations directes depuis 1860 environ. avec Flaubert qui l'admire depuis longtemps, et quand la Ten- tation de saint Antoine enfin publiée se trouve fort discutée et en grand danger d'échec, il accepte volontiers de venir à la rescousse et fait un article dans les Débats. Louis Ménard, ami ancien et intime de Baudelaire, de 1. Dans la Correspondance de Flaubert, la première lettre adressée aux Goncourt, qui est en même temps la premiere mention qu'il fait d'ens, est de mai 1860. 2. Goncourt, Journal, & mai 1861. 3. Goncourt, Journal, 5 février 1850. Les Goncourt ont eu peu de relations avec Baudelaire dont ils ont laissé re croquis piquant Baudelaire soupe aujourd'hui à côte de nous (au café Richej. Il est sans cravate, le col nu, la tête rasce, en vraie toilette de guillotine. Au fond une recherche voulue, de petites mains lavées, écurées, soignees comme des mains de femme, et avec cela une tête de manisque, une voix coupante comme une voix d'arier, et une élocution visant à la précision ornée d'un Saint-Just et l'attrapant, (Journal, octobre 1857) 4. Flaubert, Corresp., 11, 187. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 134 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Banville et surtout de Leconte de Lisle, qu'il initia à l'helle- nisme, devint plus tard un des familiers de Renan et ne cessa de s'intéresser au Parnasse". Barbey d'Aurevilly, capricieux et quinteux, souvent hostile, fut un de ceux qui défendirent Baudelaire avec le plus d'ardeur lors du procès des Fleurs du Mal, et finit au nombre des dix futurs membres de l'Académie Goncourt (1875). Tous d'ailleurs vivent assez repliés sur eux-mêmes, peu répandus dans le monde tant à cause de la concentration d'esprit qu'exigent leurs travaux qu'à cause du mépris que leur inspire une société de plus en plus embourgeoisée, industrialisée, vulgaire. Plus de salon, plus de centre, plus de société polie, dit Gautier aux Goncourt; j'étais l'autre jour chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n'est-ce past Eh bien, je connaissais à peu près 200 hommes, mais je ne connaissais pas 3 femmes! Et je ne suis pas le seul! En effet, à la même époque, Baudelaire, comparant le public du temps de Louis-Philippe, assez méprisé pourtant des artistes, à celui de 1862, s'aperçoit que la situation a encore empire: Paris n'était pas alors (en 1841) ce qu'il est aujourd'hui. un tohu-bohu, un Capharnaüm, une Babel peuplée d'imbéciles et d'inutiles, peu délicats sur la manière de tuer le temps et absolument rebelles aux jouissances littéraires. Dans ces conditions l'art pour l'art ne peut avoir à propre ment parler de centre. D'ailleurs, à en croire Sainte-Beuve, il n'y aurait plus que deux uniques salons que fréquentent maintenant (1863) les hommes de lettres le salon de la 1. Cf. Phil. Berthelot, L. Menardier, de Paris, 1903, 1. III.1 2. Cf. Jul. Adam, Mev sentimruts et nos idées avant 1670. p. 31. 3. Goncourt, Journal, 1802, 4. Baudelaire, Notice sur Th. de Manzille, dans les Eneres porthames, édit. Crepet. Delacroix dira de méme Il n'est pas étonnant qu'on trouve insi pide le monde a présent la revolution qui s'accomplit dans les mururs le remplit continuellement de parvenus. Quel agrément pouvez-vous trouver chez des marchands enrichis qui sont à peu près tout ce qui compose aujour d'hui les classes superieures? (Journal, 1853.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 135 princesse Mathilde et le salon de Mme de Païwa'. Passons sur le salon Païwa. Le salon de la princesse Mathilde reçoit, plus ou moins assidus, les Goncourt, Flaubert, Th. Gautier, L. Bouilhet, Fromentin, pour ne parler que des purs artistes. C'est la petite cour de Saint-Gratien qui réconcilia avec le gouvernement ceux d'entre eux qu'avait choqués la brutalité de l'établissement du régime, et que tendait d'ailleurs à en rapprocher une égale antipathie pour la bourgeoisie acadé- mique et universitaire, généralement peu favorable à l'Em- pire, et pour les républicains et les socialistes. La sympathie faisant défaut, mais les antipathies étant les mêmes de part. et d'autre, quelques attentions délicates, quelques décorations bien placées, et d'autres marques de faveur finirent par faire que, sans s'aimer, on cessa de se faire mauvais visage. Ce qui pourrait ressembler davantage à un Cénacle, en tout cas un centre plus intime, c'était le salon de Mme Saba- tier, la Présidente, comme l'appelait Théophile Gautier, chez qui on se réunissait tous les dimanches. On y causait beaucoup, avec entrain et liberté. L'art pour l'art y était exalté avec une verve toute romantique, et ses partisans étaient là en majorité Gautier, Flaubert, Bouilhet, Baude- laire, les Goncourt, comptaient parmi les hôtes habituels de la maison. Maxime Ducamp y venait aussi, mais pour s'y entendre traiter de bureaucrate quand il osait élever la voix en faveur de l'art social. On ne s'y refusait aucun para- doxe et l'un des familiers du lieu, Feydeau, aujourd'hui oublié, alors célèbre par le succès de son roman de Fanny contemporain de Madame Bovary, fit un roman, Sylvie, de toutes les excentricités qui se débitaient à cette table joyeuse. Le roman est plus que médiocre. Il parait que Flaubert s'en délectait. Ce diner du dimanche était sa grande distraction pendant les mois qu'il venait passer à Paris dans son apparte- 1. Goncourt, Journal, 1863. 2. Max. Ducamp, Sout, littér, 11, 131. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 136 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. ment du boulevard du Temple. Il avait des chances d'y retrouver, outre ses amis déjà cités, des convives de marque comme Reyer, Préault, Delacroix, Chenavard, Henry Mon- nier, Ricard le peintre. On y appelait Bouilhet Monseigneur. On y louait en prose et en vers la maitresse de maison, beauté robuste et savoureuse une vivandière de faunes. disaient les Goncourt. Théophile Gautier, qui la recevait quelquefois à Neuilly, lui consacrait une des pièces d'Emtar et Camées. Elle s'appelait Apollonie; le poète lui disait galamment: J'aime ton nom d'Apollonie. Echo grec du sacré vallon, Qui dans sa robuste harmonie, Te baptise sœur d'Apollon. Et Baudelaire, qui l'enveloppait d'un très profond et très secret amour, la célébrait sans la nommer dans l'. Hymne. des Fleurs du Mal: A la très chère, à la très belle Qui remplit mon cour de clarté. A l'ange, à l'idole immortelle '... Si l'art pour l'art eut des centres, ce fut peut-être là le principal, en tout cas le plus vivant et le plus libre. Le diner bimensuel chez Magny, rue Contrescarpe, qui dura jusqu'à la guerre, époque où Magny fut remplacé par Brébant, fut plus mělé. Les fondateurs furent Gavarni. Sainte-Beuve et les Goncourt en 1862, et il y vint beaucoup de savants, d'artistes, de journalistes, de médecins Th. Gau- tier, Flaubert, P. de Saint-Victor, Taine, Juste Olivier, Fred. 1. Goncourt. Journal, 12 janvier 1860. 2. Mine Sabatier, la fameuse Présidente au merveilleux corps moule pir Clesinger dans sa Houyhaute. Une grosse nature avec un entrain trivial. Las populacier. Um pourrait la définir, cette belle femme à l'antique, un pes canaille une vivandiere de faunes. Goncourt, Journal, 1864) 3. Cf. Judith Gautier, le Second rang du collier. 4. Baudelaire, Fleurs du Mal, XGIV. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 137 Baudry, Renan, Berthelot, Neffizer, le Docteur Robin, Charles Edmond, Tourgueneff.... George Sand y vint quelquefois. Elle le rappelle dans une lettre à Flaubert Je ne sais si tu étais chez Magny un jour où je leur ai dit qu'ils étaient tous des Messieurs. Ils disaient qu'il ne fallait pas écrire pour les ignorants; ils me conspuaient parce que je ne voulais écrire que pour ceux-là, vu qu'eux seuls ont besoin de quelque chose. C'est donc que le ton y était souvent du moins assez aristocratique, et que l'art pour l'art y était fortement repré- senté. Nous le savons d'ailleurs par le journal des Goncourt. Il faut citer aussi le journal l'Artiste, dont Th. Gautier devint directeur en 1856. Le journal avait alors vingt-six ans d'existence: Nous croyons, disait Gautier dans l'Introduc- tion qu'il plaça en tête du numéro du 14 décembre 1856, nous croyons à l'autonomie de l'art; l'art pour nous n'est pas le moyen, mais le but; tout artiste qui se propose autre chose que le beau n'est pas un artiste à nos yeux; nous n'avons jamais pu comprendre la séparation de l'idée et de la forme.... Une belle forme est une belle idée, car que serait-ce qu'une forme qui n'exprimerait rien? On reconnaît là les principes de l'art pour l'art. Avec la direction de Th. Gautier apparaissent dans l'Artiste les signatures de Flaubert, d'Edmond et Jules de Goncourt, de Bouilhet, Baudelaire, Théodore de Banville, de tous les amis de Théophile Gautier, de tous les fervents de l'art pur. Flaubert, P. de Saint- Victor, les frères de Goncourt, Ch. Blanc, Aubryet, Mon- selet, quelques autres encore, et moi-même, dit Feydeau, nous nous retrouvions au bureau de rédaction du recueil. situé rue Laffite, presque chaque soir. Le but avoué de la direction de Gautier était de réagir contre les doctrines et contre l'influence de notre vieille ennemie la Revue des Deur Mondes.... La on pouvait tout écrire, excepté attaquer la due- 1. G. Sand, Corresp., 25 octobre 1872. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 138 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. trine de l'art pour l'art'. C'était du reste un milieu accueil- lant. On allait volontiers au devant des jeunes renommées, on acclamait même des débutants, pourvu qu'on eût affaire à de vrais écrivains soucieux du beau style et épris d'art pur. C'est ainsi qu'un jour Th. Gautier arriva triomphant, criaut qu'il venait de découvrir un chef-d'œuvre. C'était Un été dans le Sahara de Fromentin, qu'il tira de sa poche, et sur lequel il se mit séance tenante à écrire un article enthousiaste. Dans les bureaux de rédaction on discutait comme chez la Presi dente, mais entre hommes on ne craignait pas de descendre aux détails arides de la technique et aux questions de style: le rôle et l'importance des métaphores, des assonances, des figures de rhétorique était l'objet de controverses intermi- nables Il nous a semblé, écrivent un jour les Goncourt. tomber dans une bataille de grammairiens du Bas Empire'.. La Revue fantaisiste de Catulle Mendès (du 15 fevrier au 15 novembre 1861), qui compta parmi ses rédacteurs Th. de Banville, Th. Gautier, Bouilhet, Baudelaire, Asselineau, Albert Glatigny, et le Parnasse, sorte d'Anthologie poétique publiée en 1866 par l'éditeur Lemerre, transformation da journal l'Art dirigé par le poète Xavier de Ricard, bien que réunissant des écrivains d'inspiration très différente, peuvent être considérés comme des groupements animés de l'esprit de l'art pour l'art, mais à la vérité assez peu cohérents: Nos admirations ne sont pas nées de nos amitiés, dit M. Catulle Mendes, ce sont nos amitiés qui sont nées de nos admira- tions.... Le groupement parnassien ne s'est fait sur aucune théorie, sur aucune esthétique particulière; jamais l'un de 1. Feydean, Th Gardien, p. to 2. d., thed, p. 115. 16 3. Goncourt, Joncual, 11 avril 4. Aver des vers de The tantier, Th. de Banville, de Heredia, L. Menard, Leronte de Lisle, Bamlelaire, Coppée, Cat. Mendes, L. Dierx. Sully Prudhomme. X. de heard, Cazalis, Verlaine, Ars. Houssaye, Mallarmé, Villiers de l'Isle- Adam, ele. 5. Dan Jules Haret. Enquile sur l'érolution littéraire, p. 215. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 139 nous n'a entendu imposer à un autre son optique d'art. Le premier des Parnassiens aurait été, toujours d'après M. Catulle Mendès, Albert Glatigny, qui subit l'influence directe de Th. de Banville et de Baudelaire, et qui dédia une fois à Th. Gautier un poème intitulé l'Impassible, d'où le nom d'Impassibles donné aux Parnassiens. Ici encore il y a donc relations, réciprocité d'influences, non pas école, non pas même doctrine commune, mais seulement entente, tacite si l'on veut, sur certains points d'esthétique, dont un capital: la conception de l'art comme une fin et non comme un moyen. M. Catulle Mendès nous dit, il est vrai, dans son Rapport sur la Poésie française, que les Parnassiens firent un effort pour se rapprocher du peuple beaucoup plus que ne l'avaient fait les précédents poètes en leur réaction contre la gloire trop répandue, à leur sens, de V. Hugo; il y eut, parait-il, en 1871, des lectures publiques à l'Ambigu. Il faut entendre, je crois, que les Parnassiens cherchèrent par là à étendre un peu leur publie, à mieux faire connaitre leur poésie et celle de leurs ainés; il ne peut être question d'un effort pour exercer sur le peuple une action réelle au moyen de l'art. Encore faut-il reconnaltre que cette velléité, si peu mar- quée, de s'adresser au grand public est l'indication d'un chan- gement prochain d'esprit que la date (1871) explique du reste. En général le souci constant des hommes de l'Art pour l'Art fut d'éviter le contact de la foule. Ce n'est qu'au théâtre dont ils envièrent quelquefois les succès, la renommée bruyante et aussi les profits, qu'ils tentèrent de se faire entendre du public bourgeois en se mettant un peu à sa portée. Mais, dans l'ensemble, ces tentatives, auxquelles ils étaient mal préparés par leurs dispositions d'esprit et 1. Cat. Mendès, Legende du Parnasse contemporain. 2. Id., Rapport sur la Poésie française, p. 117. Digitized by Google Criginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 140 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Tallure générale de leur pensée, furent pou heureuses. Seuls Bouilhet et Th. de Banville obtinrent quelques succès. Les uns, comme Flaubert ou les Goncourt, échouèrent bruvam- ment'; les autres, comme Gautier ou Baudelaire, s'abstin- rent à peu près, laissant cependant dans leurs cartons des livrets, des scénarios qui témoignent du désir qu'ils auraient eu de réussir sur la scène; ou, comme Leconte de Lisle. composèrent sur le tard des œuvres honorables, mais qui ajoutèrent peu à leur réputation; ou, comme Renan, firent des drames d'une haute portée, mais injouables. Il n'y a pas lieu de poursuivre plus avant l'histoire du déve loppement de la théorie de l'Art pour l'Art, car son dévelop pement est désormais achevé. La guerre de 1870, la révolu tion du & septembre, la Commune lui portèrent un coup dont elle ne se releva pas. La nécessité urgente de faire cou courir au relèvement de la patrie toutes les forces intellec tuelles et morales de la nation s'imposait trop. Ceux qu'on aurait pu croire les plus insensibles à de telles secousses en avaient d'ailleurs reçu une atteinte profonde. Jamais je ne me serais eru si chauvin! s'écriait douloureusement Théophile Gautier, qui depuis lors ne fit guère que trainer et languir. et mourut peu après (1872). Renan écrivait la Lettre à Strauss, et son livre de la Réforme intellectuelle et morale; Theo- dore de Banville, ses Idylles prussiennes, où il chante, avec le vers d'Angier, hélas! le bourgeois qui met ses pantoufles en revenant du rempart. Leconte de Lisle fit le Sacre de Paris, du Paris contemporain devenu la ville auguste, le cerveau du monde, le phare allumé dans l'ombre ou 1. Henriette Murreal Theatre-Français, 1865). ville, INTL Le Candidat Van le 2. Les Erinnger (Odeon, 18:31 L'Apollonide (1888) ne put élre jouce. 3. Feydeau, Th. Gautier, p. 273: Max. Ducamp, Soun. litter., 11, 32 4. La Sonve. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART. 141 sont Athènes et Rome't Flaubert eut des illusions, des élans, des enthousiasmes patriotiques, et souffrit à tel point que sa maladie nerveuse, dont il était débarrassé depuis sept ans, le reprit et ne le quitta plus". Bien entendu cela ne les empêchait pas de continuer à exécrer également le bourgeois et la démocratie. Au con- traire, ils leur imputèrent tous les maux de la patrie. Théo- phile Gautier, en face des incendies de la Commune, déclarait que tout cela c'était la faute du bourgeois, et Renan esti- mait de son côté que la cause de tout le mal était la démo- cratie. Un pays démocratique ne peut, écrivait-il, être bien gouverné, bien administré, bien commandé. Pour Flaubert c'était la fin de tout, car c'était la fin de l'art. Cette fois l'utili- tarisme démocratique allait triompher définitivement: Nous allons devenir un grand pays plat et industriel comme la Belgique! Et cette douleur s'ajoutait à son chagrin patriotique. Mais tous avaient senti profondément qu'il n'y avait pas que l'art au monde. La catastrophe les avait arrachés de l'ombre du cabinet de travail, et pour une fois ils partageaient tristement le sentiment général. Flaubert lui-même, en juin. 1871, disait à Max. Ducamp en présence des Tuileries en ruines Si l'on avait compris l'Education sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé. Il essayait de donner après coup une portée sociale à ses propres œuvres qui, dans sa conception, n'en devaient pas avoir, et il reconnaissait ainsi la nécessité qui s'imposait maintenant à quiconque 1. Lec. de Lisle, Poëmer tragiques, le sacre de Patris. 2. Max. Ducamp, Sour, litter., II. 3. Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, 4. Benan, Heforme intellectuelle et morale, p. it. 5. Flaubert, Currexp., IV, 55. Le i septembre, disait-il, apres la mort de Th. Gautier, a inauguré un ordre de choses on les gens comme lui n'ont rien à faire dans le monde.... les ouvriers de luxe sont inutiles dans une société où la plébe slomine. (Correap., IV, 123) 6. Max. Ducamp, Soue, litter., II, 362. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 142 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. pensait et tenait une plume de contribuer à la résurrection des mœurs nationales. La crise passée, il y eut encore bien des œuvres animées de l'esprit de l'Art pour l'Art, et il est probable qu'il y en aura toujours, dans les périodes de l'histoire où les questions sociales, morales, nationales ne viendront pas s'imposer d'une façon trop pressante. Il y aura toujours dans les temps calmes des hommes qui, à tort ou à raison, refuseront de subordonner l'art à quoi que ce soit et en feront une religion souveraine. Mais après 1870 il fut visible que cette manière de voir était de moins en moins partagée et que les œuvres qui la représentaient diminuaient de nombre, d'originalité. de valeur. Le succès, l'intérêt, l'attention allaient davan tage à l'art social ou moral, à l'art ému et altruiste et, pour ne parler que des morts, à Zola, à Daudet, à Alexandre Dumas fils. La théorie de l'Art pour l'Art est donc née du romantisme. Elle eut pour cause le besoin de réagir contre les régles étroites du classicisme, la proclamation de l'art libre, délivré des entraves de la rhétorique et de la poétique tradition- nelles. Puis, suivant l'impulsion acquise, l'art, devenu libre dans ses propres limites, s'émancipa à l'extérieur, et l'art libre devint par un progrès tout naturel l'art indépendant de la morale, de la politique, de la science, l'Art pour l'Art. Une autre raison non moins naturelle fut l'incompre hension de l'esthétique nouvelle par le public habitué aux formes classiques. Il y eut divorce entre le public et les artistes. Les artistes considérèrent que c'étaient eux qui avaient raison, et leur orgueil exaspéré par la lutte leur persuada que s'ils n'étaient pas compris, c'est qu'ils étaient trop supe- rieurs. Ce fut un article de foi. Alors à l'égard de la foule Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN Digitized by Google L'ART POUR L'ART. 143 inférieure il y avait deux attitudes à prendre, entre lesquelles on pouvait choisir: Je te suis trop supérieur pour m'occuper de toi; - Je te suis supérieur je vais t'éclairer et te conduire. On adopta d'abord la première attitude. Puis le mouvement social d'une part et le désir d'une popularité plus étendue de l'autre firent qu'on passa insensiblement à la seconde. Mais la deuxième génération romantique avait été nourrie dans les principes du romantisme intégral. Elle avait vécu des œuvres de 1830, en avait conçu le mépris du bourgeois, et elle avait accepté avec l'enthousiasme intransigeant de la jeunesse l'art pour l'art comme un dogme. Quand elle fut en age de produire à son tour, elle se trouva en présence des progrès considérables de l'utilitarisme bourgeois et de l'art social. Les anciens avaient évolué. Soit qu'elle n'eût pas senti souffler, étant alors trop jeune, le vent de liberté de 1848, qu'elle n'eût pas compris le sens du mouvement social qui emportait ses ainés, soit que, par suite des circonstances politiques, ce mouvement eût été trop enrayé en juin 1848 et en décembre 1851 pour l'en- trainer, elle ne suivit pas tout entière cette évolution. Elle se scinda. Les uns avec Maxime Ducamp, Alexandre Dumas fils embrassèrent la cause de l'art utile; les autres reprirent au contraire, par réaction contre l'utilitarisme qu'ils jugeaient menaçant pour l'art, la théorie de l'art pour l'art. Ils l'exagé rèrent encore et la proclamèrent envers et contre tous comme un défi. Cavait été la doctrine de la première génération roman- tique, mais une doctrine surtout implicite; les hommes de la deuxième génération la dégagèrent et la professèrent expres- sément. En cela ils se conformèrent à la loi historique qui régit ces sortes de faits. La doctrine d'une école d'artistes a coutume de se dégager seulement sur le tard, et plutôt par les soins de la génération qui suit les grands initiateurs, ordi- Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 164 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. nairement moins vigoureuse, moins spontanée, plus reli chie. Molière était mort quand parut l'Art poétique. De nime l'art pour l'art est déjà à coup sûr dans la Préface de Che well, mais si on veut le trouver développé, raisonné, ouverte ment et clairement professé, c'est dans la Corresponduce Flaubert, dans le Journal des Goncourt, dans les Préfaces Études de Leconte de Lisle, de Baudelaire, de Théodore de Banville, et dans leurs œuvres d'imagination, qu'il faut liller chercher. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 7 DEUXIÈME PARTIE LA THÉORIE DE L'ART POUR L'ART 10 Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN I LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE Hostilité des artistes à l'égard du bourgeois. Peintures qu'ils en font. Repro- ches qu'ils lui adressent. Mépris du public bourgeois, de la critique, de la presse. L'orgueil. L'esprit aristocratique chez Renan, Flaubert, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, etc. L'art pour l'art et le théâtre. Opinions politiques. Le caractère le plus saillant du pur artiste est l'esprit aris- tocratique, l'estime qu'il a de lui-même et sa croyance en sa propre supériorité. C'est un héritage du romantisme. L'ancienne attitude du romantique en présence du bourgeois revit en lui. Nous avons vu à la suite de quel développement de circonstances s'est produit ce phénomène, qui n'a rien d'inattendu. Il est possible qu'il y ait aussi là une certaine influence saint-simonienne, ce qui peut paraître moins naturel, sur- tout si l'on se souvient du peu d'harmonie qu'il y avait entre le romantisme et la doctrine des disciples de Saint-Simon. Pourtant les saints-simoniens avaient exalté le rôle de l'ar- tiste à tel point que les romantiques les plus enthousiastes n'avaient jamais rêvé pour lui un plus superbe piédestal. Quelle mission plus haute que de conduire les nations vers la lumière, d'ètre les Révélateurs de l'Idée, les Prophètes du Progrès? Il fallait, il est vrai, pour être revêtu de l'honneur Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 148 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. du sacerdoce, accepter de subordonner l'art à des fins autres que lui-même, et c'est ce que ne voulaient pas, au début du moins, les romantiques, ce que ne voulurent jamais les néo- romantiques dont nous nous occupons. Mais on pouvait à la rigueur ne retenir de ces idées, qui étaient dans l'air et flottaient un peu partout, que ce qu'elles avaient d'avantageux pour les artistes, et qui d'ailleurs concordait avec les prin- cipes du romantisme: la proclamation de la dignité supé- rieure de l'artiste. On la motivait autrement; voilà tout. La raison n'en était plus l'utilité sociale du poète. Elle était son refus de commettre sa Muse au milieu des querelles politiques, sa prétention de dominer les partis sans se mêler à eux, de rester indifférent aux problèmes moraux qui divisent les hommes, ou mieux de se constituer une morale spéciale à part et au-dessus des maximes vulgaires auxquelles est astreinte la conduite du commun des hommes. Le point de départ était autre; les points d'aboutissement coïncidaient. Quoi qu'il en soit, il est certain que les néo-romantiques arrivaient en age de débuter dans la vie littéraire avec une tendance marquée à se considérer comme des créatures supé- rieures et à le prendre de haut avec le bourgeois, tout comme leurs aînés, et même bien davantage. Imbus de cette idée, fondée ou non, il leur arrivait, en jetant les yeux tout autour d'eux sur cette société bourgeoise dont ils étaient d'ailleurs issus et dont en somme ils faisaient toujours partie socialement, de ne plus s'en reconnaître les fils. Ils se trouvaient, comme le Julien Sorel de Stendhal, trop différents. Ils tenaient du romantisme une disposition sarcastique qui leur faisait voir le bourgeois sous l'aspect le plus défavorable. On sait assez, sans qu'il y ait lieu d'y insister autrement que pour mémoire, que ni Théophile Gautier, ni Flaubert, ni les Goncourt, ni Leconte de Lisle, ni Baudelaire, ni les autres n'apportèrent la moindre indulgence dans les diverses Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 149 peintures qu'ils firent de la vie bourgeoise. Pour certains d'entre eux, comme Gautier ou Flaubert, c'était une manière d'exercice de santé indispensable que de courre le bourgeois, comme Voltaire avait besoin de courre le Pompignan chaque matin, par hygiène. Pour Théophile Gautier, une philippique contre les bor- geois était toujours l'exorde, le début imprécatoire et, pour ainsi dire, l'affilage de sa parole¹». Flaubert était, même à l'égard de ceux qu'il aimait, « cruel- lement à l'affût du ridicule. On juge d'après cela s'il pou- vait se montrer charitable à l'égard du bourgeois: C'est quelque chose, le rire, écrit-il un jour, le dédain et la com- préhension mèlés; c'est-à-dire, en somme, la plus haute manière de voir la vie. Cela explique sa Correspondance: un long sarcasme, pas souvent gai, plus souvent amer; un réquisitoire tantôt indigné, tantôt dédaigneux, contre le bour- geois, son gibier, pour parler comme Montaigne, un de ses auteurs de chevet. Le bourgeois était pour lui < quelque chose d'infini; c'était un monde qu'il explorait sans relache, y faisant sans cesse de nouvelles découvertes dont il jouissait et souffrait en même temps. A la fin de sa vie, au moment où il composait Bouvard et Pécuchet, il s'amusait à amasser patiemment un trésor de sottises recueillies une à une et il se délectait à la pensée illusoire qu'il consternerait le bourgeois en le publiant. « Ce sera le livre des Ven- geances, disait-il à Maxime Ducamp. Bien avant, vers 1843 ou 1844, il passe de longues heures à composer un Diction- naire des Idées reçues, quintessence extraite des conversations bourgeoises, et il écrit avec une joie féroce Il faudrait 1. E. de Goncourt, Préface au Th. Gautier de Bergerat. 2. Jul. Adam, Mes sentiments et nos idées avant 1870, p. 162. 3. Flaubert, Corresp., 11, 393. Combien de fois lui ai-je entendu dire qu'il eût désiré avant tout être un grand poète comique! ecrit sa niece, Mme Commanville. (Souvenirs intimes, XXXVI.) 4. Id., 1, 105. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 150 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. qu'une fois qu'on l'aurait lu, on n'osât plus parler, de peur de dire naturellement une phrase qui s'y trouve¹». Selon Baudelaire, le rire est satanique,... il est dans l'homme la conséquence de sa propre supériorité.. Flaubert le disait issu du dédain; lui, en fait un produit de l'orgueil, le vice satanique par excellence. Ce n'est pas non plus un rire bien gai. Comme Flaubert, il le provoque volontiers par la contemplation des mesquineries de la vie bourgeoise, que d'autres négligeraient. Il parle quelque part de son goût diaboliquement passionné de la bêtise. Elle l'attirait, lui aussi, comme la laideur physique et la perversité morale. étant une des formes du mal et de la décadence humaine. Voici maintenant un esprit très différent qu'on s'étonnera peut-être de voir rapprocher ici des précédents: Renan. Pour- tant c'est lui-même qui nous confie qu'il était naturellement porté à manifester une ironie dédaigneuse, médiocrement bienveillante; et qu'il fallut l'influence de sa sœur Henriette pour modifier en lui cette disposition: Un trait qui la blessa dans mes écrits fut un sentiment d'ironie qui m'obsédait et que je melais aux meilleures choses. Je n'avais jamais souf- fert, et je trouvais dans le sourire discret provoqué par la faiblesse ou la vanité de l'homme une certaine philosophie. Cette habitude la blessait, et je la lui sacrifiai peu à peu., Or c'était aux dépens du bourgeois que cette ironie trouvait le plus souvent à s'exercer. C'est encore Renan qui confesse lui-même avec une douceur énergique qu'il avait gardé de sa jeunesse studieuse et cléricale une antipathie persistante pour te bourgeois: Mes maîtres, dit-il, m'avaient appris le mépris du laïque et inculqué cette idée que l'homme qui n'a pas une mission noble est le goujat de la création. J'ai tou- 1. Max. Ducamp, Sour, litter., 11, 392; 1, 169. Flaubert, Corresp., II, 158. 2. Baudelaire, De l'essence du rire. 3. Baudelaire, deuxième projet de Préface pour les Fleurs du Mal. 4. Renan, Ma sœur Henriette. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 151 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. jours ainsi été injuste d'instinct envers la bourgeoisie '....» Leconte de Lisle n'est pas un ironiste. Quand Flaubert commence à le connaître, il est attiré vers lui par son air de hauteur et de noblesse, il le trouve un peu énergumène », et cela ne lui déplaît pas, mais il y a en lui une lacune: Une chose lui manque le sens comique. Je défie ce garçon de me faire rire! A défaut du comique, Leconte de Lisle a du moins l'indignation, la véhémence, le sar- casme, et c'est souvent le bourgeois qui en fait les frais. Il est le prophète, le nouvel Isaïe, qui prédit au bourgeois Plus vieux, plus décrépit que la terre inféconde, non seulement la dissolution de la société, mais la fin de la planète qu'il épuise et qu'il souille¹. Cette envergure dans l'imprécation n'est pas commune. Théodore de Banville ou Louis Bouilhet prennent les choses moins au tragique, mais si l'expression diffère selon leur tem- pérament, leur sentiment est au fond le mème, ce n'est pas douteux. Tous communient dans la haine et le mépris du bourgeois. Que lui reprochent-ils? Beaucoup de choses: sa vie, ses idées, ses goûts, sa morale, son physique, sa tenue, ses manières, son langage, son importance sociale, sa richesse, tout! Pour épuiser la liste de leurs griefs, il faudrait reprendre le détail de leurs pein- tures et relever les innombrables traits satiriques épars dans leurs œuvres. On reprend et on développe à nouveau, en les rajeunissant, tous les anciens thèmes antibourgeois de la monarchie de Juillet. Joseph Prudhomme revit en Homais. Un des produits les plus typiques, sinon les plus achevés, de cet état d'esprit est un roman des Goncourt: Renée Mauperin. Les auteurs l'avaient annoncé d'abord sous le titre de la 1. Renan. Souvenirs d'enfance et de jeunesse. 2. Flaubert, Corresp., II, 393. 3. Cf. Ler. de Lisle, Aur modernes et Solvet sæclum (P. barbares). Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Jeune bourgeoisie; ils avertissent que l'affabulation y est secondaire, que la peinture des mœurs y est tout'. Ils ont peint ce qu'ils ont vu, ou cru voir. Le portrait n'est pas Qatté, mais qui l'a vu peut se rendre compte de la façon dont tout ce groupe d'artistes a compris son temps. Les personnages de fond, ceux qui constituent le milieu, sont en moyenne d'assez honnêtes gens; les pères figurent des bour- geois enrichis, pétris de tous les préjugés de leur caste. hommes d'ordre par intérêt, venus à la religion par instinct de conservation sociale; les fils sont ou des arrivistes légers de scrupules (Henri Mauperin), ou des êtres insignifiants et bornés (Reverchon). Trait commun absence complète d'idéal, entente instinctive de la vie pratique. L'idéal n'est représenté que par deux personnages qui tranchent sur ce fond neutre. L'un est une jeune fille, Renée Mauperin, vive. franche, d'imagination noble et vraiment jeune, ouverte à Fart, à la rêverie, qui souffre de vivre dans ce milieu qu'elle scandalise, et qui finit par en mourir. L'autre est un noble de province ruiné, sorte de brute fanatisée par la religion du nom de ses ancêtres, bien sacré qu'on lui a volé pour le mon- nayer, qui ne fait qu'apparaître dans l'action, et qui tue. C'est un pamphlet autant qu'un roman, un pamphlet dirigé contre toute une classe dont l'infériorité radicale est l'inapti- tude à l'idéalisme. C'est là ce qui constitue cette fameuse bêtise bourgeoise tant et tant raillée ou flétrie. Le bourgeois n'est pas bête pour faire ses affaires. Il est bête parce qu'il s'y absorbe, parce qu'il a la prétention de rabaisser à sa mesure tout ce qui dépasse la médiocrité de ses instincts, parce que dans la société qu'il a constituée il répugne à faire place à ce qui est noble, parce que dans l'estimation des choses de l'art il apporte sa conception pratique de la vie sans comprendre qu'elle ne convient plus dans une sphère tout 1. Préface de l'édition illustrée de 1875. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 153 autre. Tout ce qui est élevé, noble, précieux, art, science, morale, religion se trouve ainsi plié à une règle sacrilège. Dans Renée Mauperin, il y a un prêtre qui fait de la religion une distraction à l'usage des gens du monde, un jeune homme, Henri Mauperin, qui fait de la science un moyen de parvenir; un autre personnage, Bourjot, considère la morale comme un instrument de préservation de la classe bourgeoise; l'art n'est plus que le complément du trous- seau d'une jeune fille à marier, encore ne faut-il pas qu'il y tienne trop de place: Au delà du morceau à quatre mains et de la mine de plomb, dit Renée Mauperin, ça devient du genre, de la pose.... Tenez! je fais de l'huile, moi; ça désole ma famille.... Je ne devrais peindre que des roses à l'aqua- relle.... Ainsi tous du haut en bas, du millionnaire Bourjot à l'expéditionnaire Pécuchet, gåtent et dégradent des choses sacrées. Ce sont des impies qui commettent une longue, une continuelle profanation. Le bourgeois est un utilitaire incu- rable, et envahissant. Encore s'il l'était franchement. Mais il ne l'est pas. A chaque instant, dans la vie bourgeoise, le naturel se masque d'une certaine hypocrisie consciente ou non. Le conven- tionnel, le faux recouvrent l'ame comme un manteau, sans pouvoir cacher assez les vrais sentiments à l'observation aiguë qui les épie. C'est là que s'exerce l'ironie. Quand le déguisement mal porté a été percé à jour, l'élément ridicule apparaît et fournit la matière d'un raillerie impitoyable. A ce point de vue, les épisodes de choix sont les cérémonies qui rompent le cours monotone de la vie sociale et où l'inaccou- tumance trahit plus qu'à l'ordinaire le désaccord entre les manifestations extérieures gauchement traduites et le fond des caractères. Au regard clairvoyant et d'ailleurs malinten- tionné de l'artiste, les réceptions, les mariages, les bals, les diners, les galas de toute sorte, les distributions de prix, les comices agricoles ou autres, apparaissent comme d'amères et Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 154 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. mesquines bouffonneries, des triomphes de carnaval où le bourgeois se célèbre lui-même en de solennelles occasions, à la fois spectateur et acteur, dupeur et dupé, hypocrite et sin- cère. Rien n'égale surtout les enterrements. C'est là que le grotesque est le plus saisissant par le contraste entre la majesté de la mort, de la douleur et des larmes, et la bas- sesse des circonstances, l'automatisme des rites, l'indifle- rence ou l'insincérité des conversations et des attitudes. Flaubert perd son ami le plus cher, Louis Bouilhet. Il suit le convoi une grosse douleur l'étreint, il fait une chaleur acca- blante; il manque défaillir; les plus chers, et en ce moment les plus cruels souvenirs se pressent dans sa mémoire. Tout cela ne l'empêche pas de remarquer des choses qui tournent un instant son chagrin en une amertume railleuse implacable: En suivant son cercueil, je savourais très net- tement le grotesque de la cérémonie; j'entendais les remar- ques qu'il me faisait là-dessus; il me parlait en moi; il me semblait qu'il était là, à mes côtés, et que nous suivions le convoi d'un autre¹. » C'est cette disposition ironique qui donne à leur œuvre re caractère de dureté que leur a si souvent reproché la critique bourgeoise. Ce n'est pourtant pas qu'ils puissent être accusés de misanthropie foncière, ou de sécheresse de cœur. Dans leur vie, ils ont été aussi bons, aussi dévoués et aimants que quiconque. Dans leur œuvre, ils ne sont pas les ennemis de l'humanité, ils ont à leur heure compati à ses souffrances: ils sont seulement les ennemis d'une classe, on ne l'a peut- ètre pas assez remarqué. Il est vrai qu'à cet endroit ils man- quent de sympathie, d'indulgence, de pitié. Ils sont venus à une époque où le maître du jour, le bourgeois, inspirait beaucoup de haines, littéraires et politiques. Ils ont hérité de ces haines; des haines littéraires tout naturellement, parce qu'ils étaient les fils du romantisme; mais ils ont aussi repris 1. Flaubert, Corresp., III, 396. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 155 à leur compte, n'étant en général ni républicains, ni socia- listes, beaucoup des griefs des républicains et des socialistes. Tout cela s'est amalgamé. Le bourgeois des Jeune France et le bourgeois de Daumier ont contribué, presque à dose égale, à constituer le bourgeois selon Flaubert, selon les Goncourt, selon Leconte de Lisle, Baudelaire ou Théodore de Banville'. Il faut reconnaître que ce bourgeois-là leur a trop souvent caché l'homme. Quand dans l'être humain, dans le malheureux qu'on allait plaindre, la bourgeoisie se revėlait à un signe, à un geste, tout était fini, il n'y avait plus de pitié, le mépris reprenait ses droits. Ils ont réservé leur sympathie pour ceux qui vivent en dehors de la classe bourgeoise, surtout s'ils souffrent par elle, pauvres ou simples, victimes de ses intérêts ou de ses pré- jugés filles, bohèmes, saltimbanques, rapins, noblesse finissante et appauvrie, servantes, comédiens et comédiennes, déclassés de tout ordre. Les frères Zemganno, la petite saltim- banque Minette', la Faustin, Mlle de Varandeuil, la Félicie de Un Cœur simple, la servante au grand cœur de Bau- delaire, celle qui revient le soir du fond de son lit éternel Couver l'enfant grandi de son œil maternel; voilà ceux ou celles pour qui se manifeste une sympathie qui n'est jamais démonstrative ni déclamatoire, mais qui se tra- duit par une note sobre, une émotion discrète, forte cepen- dant, plus significative d'ailleurs à notre sens que des mani- festations emphatiques ou sentimentales. Les filles ont droit à une mention spéciale. Les Goncourt écrivent Les filles ne me sont point déplaisantes; elles 1. Les poètes de l'Art pour l'Art ont en effet tenu Daumier en grande estime. Cf. notamment l'Ode funambulesque où Th. de Banville traduit le rire de Daumier, et les vers de Baudelaire pour le portrait d'Honoré Dau- mier, pièce LXI des Fleurs du Mal. 2. Th. de Banville, la Vie et la Mort de Minette. 3. Baudelaire. Fleurs du Mal, CXXIV. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 156 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. tranchent sur la monotonie, la correction, l'ordre de la société, sur la sagesse et la règle. Elles mettent un peu de folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque sur les deux joues, elles sont le caprice làché, nu, libre et vain- queur, dans le monde des notaires et des épiciers de morale à faux poids'. De même Flaubert, Th. Gautier. Th. de Ban- ville les célèbrent souvent. Il suffit qu'elles soient pour le bourgeois un objet d'horreur. Elles sont le dissolvant ordinaire des patrimoines, le ferment qui travaille sans relâche à la destruction de la classe par la mainmise sur les fils de famille. De plus la courtisane est anti-bourgeoise dans ses mœurs. comme le disaient plus haut les Goncourt; elle est roman- tique, ou plutôt elle l'était, car elle est en train de s'embour- geoiser. Alexandre Dumas fils vous fera, dans la Préface de la Dame aux Camélias, un petit historique de la courtisane au xıx siècle destiné à vous démontrer qu'à l'époque où il écrit (1867) les Marguerite Gauthier appartiennent à l'archéologie. Il y a eu d'abord la femme galante de bonne naissance qu'une passion a jetée hors de la vie régulière, puis la grisette de Murger, puis, avec le développement des fortunes, la femme entretenue, objet de grand luxe qu'on affiche et dans la vie de laquelle le cœur ni l'amour ne jouent aucun rôle. Je ne fais qu'un reproche à la prostitution, dit Flaubert dans le mème sens, c'est que c'est un mythe. La femme entretenue a envahi la débauche comme le journaliste la poésie.... la courtisane n'existe plus, pas plus que le saint. » Le pis est que le bourgeois ne fournit pas seulement la matière des œuvres où on le représente sous un jour si défa- vorable, souvent ridicule, quelquefois odieux, il est aussi le Public auquel ces œuvres sont présentées, et qui doit les juger. Or n'est-il pas paradoxal de vouloir plaire à un publi 1. E. et J. de Goncourt, Idées et sensations. 2. Flaubert, Corresp., 11, 234. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 137 en se moquant de lui? C'est pourtant ce que l'on faisait. Il y avait deux manières de manifester littérairement son mépris pour le bourgeois s'écarter de lui, se réfugier dans un monde, à des époques, en des pays sans bourgeois, et faire Salammbo; ou bien représenter le bourgeois, comme on le voyait, c'est-à-dire sous des apparences peu flatteuses, et faire Madame Bovary. Dans le premier cas, le bourgeois refusait généralement de s'intéresser à des personnages qui lui étaient totalement étrangers, à des œuvres qui le dépaysaient, mais au moins il n'était qu'indifférent. Dans le second, il se trouvait vilipendé, et l'accueil était encore plus mauvais. Or le mouvement littéraire portait plutôt à faire Madame Bovary que Salammbo. Le romantisine prescrivait d'associer ou d'opposer dans la littérature le comique au tragique, la lai- deur à la beauté, recommandait surtout l'emploi du grotesque, mélange ingénieux du comique et du laid. Or, quand on eut suffisamment essayé ces recettes sur des héros de pure ima- gination, on s'aperçut que le bourgeois, étant comique et laid, était excellemment grotesque. Quand on eut fait cette décou- verte, les jeunes seigneurs, les mousquetaires, les grands d'Espagne, les fous de cour, les empereurs, les burgraves, éclatants et magnifiques, vidèrent peu à peu la scène et s'en allèrent dans l'autre monde rejoindre les princes et les prin- cesses classiques. Le bourgeois leur succéda et fut grotesque à souhait. Non qu'il se prêtât aussi bien aux contrastes violents que l'on cherchait à faire ressortir dans les caractères; il était, de sa nature, terne et neutre; le contraste ne fut plus dans l'homme, il fut entre l'homme et les éternelles vicissitudes de l'existence dont la grandeur et la gravité apparaissaient très bien derrière de pauvres silhouettes ridicules. Cela pouvait faire un art plus réel, plus vrai; ce n'était pas là ce que pouvait agréer un public que l'on voulait obliger à se reconnaitre dans ce qu'il considérait comme sa propre caricature. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 158 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Il y a plus. En sa qualité de public, le bourgeois se měle d'avoir un goût. Il émet la prétention de donner des avis, de critiquer, sous prétexte qu'il paie. Et naturellement il cherche à imposer aux artistes son goût, sa morale, ses idées, sa manière de voir et de penser. Il a une conception de l'art à lui, et son influence s'exerce sans cesse pour y amener les plus indépendants. Voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais. Car, public vulgaire, il a des goûts vulgaires, de médiocres préférences qui sont un danger pour l'art parce qu'elles sont une tentation permanente pour les artistes. La séduction du succès peut s'exercer sans danger sur un Flaubert, mais il y en a de moins irréductibles qui peuvent se laisser aller à des complaisances, à des concessions, essayer d'amadouer le bourgeois, le flatter même. On se rappelle l'exemple de Baudelaire dédiant au Bourgeois ses deux Salons de 1845 et 1846, lui disant qu'il est la force, la puissance, la richesse, que tout livre qui ne s'adresse pas à la majorité et intelligence nombre est un sot livre, ajoutant en manière de conclusion que la bourgeoisie est l'amie naturelle des arts.. Baudelaire a alors vingt-quatre ans. Malheureusement, ou plutôt peut-être heureusement pour lui et pour son wuvre future, le bourgeois fait la sourde oreille et n'entend pas ces beaux compliments. Le succès ne vient pas; et quelques années après, quand Baudelaire s'adresse à lui de nouveau dans son Salon de 1859, le ton n'est plus du tout le même. Ce sont des injures criées à tue-tête Brute hyperboréenne des anciens jours, éternel Esquimau porte-lunettes, ou plutôt porte-écailles, que toutes les visions de Damas, tous les tonnerres et les éclairs ne sauraient éclairer! C'est le ton qu'il ne quittera plus. Plaire à la bourgeoisie, c'est trahir la cause de l'art pur; obtenir ses suffrages sans les rechercher est inquiétant, les rechercher est une indignité. et rien n'est plus compromettant qu'un succès de librairie puisqu'un tel succès dépend du public bourgeois. Béranger, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 159 ⚫ce sale bourgeois qui a chanté les amours faciles et les habits rapés, Paul de Kock, Thiers, Octave Feuillet, un pur néant, Scribe, Casimir Delavigne, sont classés pèle- mėle par le fait des admirations qu'ils inspirent, au dernier rang des écrivains. Ils sont les mauvais prètres de l'art, sacrilèges et simoniaques, car il y a une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c'est l'artiste bourgeois, qui a été créé pour s'interposer entre le public et le génie. Il les cache l'un à l'autre.... Si on supprimait celui-ci, l'épicier porterait Eug. Delacroix en triomphe.. Ces jugements passionnés sont étendus aux anciens auteurs. Les romantiques de la première génération avaient honni Racine et Boileau, mais Molière était généralement épargné. Or il se découvre que Molière, si cruel pourtant aux Jour- dain, aux George Dandin, aux Orgon, aux Harpagon est le premier poète des bourgeois, et le voilà renić par les Goncourt, par Théophile Gautier, sinon par Flaubert. Mais Ronsard, mais Rabelais qui avaient le bonheur d'écrire dans un temps où le bourgeois n'était rien, et que le bourgeois d'aujourd'hui ne lit pas et ne comprend pas, mais Vigny qui s'est tenu à l'abri de son contact, mais Hugo qui est trop grand pour en être diminué et qui d'ailleurs est allé au peuple, sont les princes des Lettres. Il est juste de dire que le bourgeois n'est pas seul respon- sable de sa sottise. Entre lui et le pur artiste, il n'y a pas que le faux artiste, l'artiste bourgeois; il y a la critique et la presse. La critique et la presse sont les deux organes récep- 1. Flaubert, Corresp., III, 100. 2. Id. 3. Baudelaire, Curiosités esthétiques, p. 196. 4. C'est un grand avenement de la bourgeoisie que Moliere.... j'y vois l'inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute cheva- lerie et de toute haute poésie en toutes choses. La femme, l'amour, toutes les pensées nobles et galantes y sont ramenées à la mesure étroite du ménage et de la dot... Corneille est le dernier hérant de la noblesse; Molière est le premier poète des bourgeois, (Goncourt, Journal, 1860.) 5. Cf. Max. Ducamp, Souvenirs littéraires, 11, 1:34. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 160 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. teurs par lesquels la bourgeoisie prend contact avec l'art. Au point de vue de l'Art pour l'Art, la fonction du critique est d'étudier les œuvres moins en elles-mêmes que dans la mesure où elles satisfont les goûts du public. Le critique est l'intendant naturel de ceux qui ne peuvent se passer tout à fait de plaisirs intellectuels, mais sont incapables d'être leurs propres pourvoyeurs. Il est au service de l'immense majorité des bourgeois. Il constate leurs émotions, les aide à manifester leur satisfaction ou leur désapprobation, ou plutôt la manifeste pour eux. Aux yeux de l'artiste pur, il est le courtier qui dit au producteur: Nous sommes (ou nous ne sommes pas) contents de vous; votre fabrication, c'est-à-dire vos personnages, vos intrigues, vos analyses, vos descriptions nous plaisent (ou nous déplaisent). Vous savez que nous désirons toujours que vous soyez moral. Nous aimons qu'on nous fasse des récits vertueux qui nous édifient; nos femmes et nos filles désirent vous lire, et il ne faut pas que votre lecture trouble la paix de leurs âmes et le calme de nos foyers. D'autre part, n'allez pas, en excitant les convoitises des classes inférieures, jeter le trouble dans la société el donner l'idée de bouleversements dont nous pourrions souffrir. En général il est préférable que vous n'introduisiez dans vos romans et dans vos pièces de théâtre que des gens bien élevés, ayant au moins dix ou quinze mille livres de rente, à moins que ce ne soit des serviteurs très vertueux, ou des gens très nobles mais ruinés, et porteurs d'un nom aristocra- tique, ou enfin des personnes qui rachètent l'exiguïté de leur état par des sentiments excessivement distingués. Nous ne saurions par exemple nous intéresser à des gens des classes inférieures si vous aviez la prétention de nous les présenter 1. Cf.. dans la Préface de Mademoiselle de Maupin, des modèles d'articles de critiques vertueux, 2. Flaubert analyse ainsi les causes du succès d'Octave Feuillet 1' la basse classe croit que la haute classe est comme ça: 2 la haute classe voit la-dedans comme elle voudrait être. (Corresp., IV, 309.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 161 avec les manières, le langage et les mœurs grossières de leur condition. Surtout ne dérangez pas nos habitudes. Nous les avons prises dès le collège, et non sans quelque peine; nous y tenons. Que tout ce que vous ferez nous rappelle un peu ce que nous connaissons déjà, et ce qui est consacré par l'admiration générale et par le temps. Nous vous permettons, bien entendu, les Grecs et les Romains, parce que nous avons fait des études classiques, mais à condition que vous nous les fassiez voir comme nous les comprenons. Si vous alliez nous parler de Carthaginois ou d'Hindous', nous ne pourrions vous entendre. Quant aux contemporains, nous les voyons trop souvent dans la rue pour qu'ils soient en eux-mêmes très poétiques. Il faudrait beaucoup les embellir. Donnez- nous le spectacle du bien; le mal est attristant. Ne prétendez rien changer à ce qui est accepté de tout le monde; et n'oubliez jamais que vous êtes très inférieurs et le serez toujours à vos confrères qui sont morts il y a cent ou deux cents ans. Enfin remerciez-nous de vous présenter au public. Si vous vous conformez à nos avis, comme c'est votre intérêt, nous dirons que vous avez du talent et nous vous distinguerons de la foule.. N'allez pas objecter qu'il y a d'autres critiques, dont la fone- tion est plus haute, comme ceux qui cherchent à initier le public aux œuvres nouvelles de sens et de portée. On vous répondra que s'il en existe de tels, ceux-là ne sont pas les interprètes du bourgeois dont ils n'ont pas l'oreille, que leur action sur lui est faible ou nulle. D'ailleurs ils ne peuvent être intransigeants comme il conviendrait; ce sont gens toujours disposés à chercher la conciliation, à demander des concessions. Et le véritable artiste, pas plus que le savant, ne fait de concessions. L'art a sa vérité, comme la science. Le vrai est ou n'est pas; il n'y a pas à transiger ou à capituler 1. Cl. Revue des Deux Mondes, 1860, L. III, de Mazale appréciant Leconte de Lisle auteur de poésies grecques, mais l'engageant a renoncer à l'Inde. 11 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 162 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. là-dessus. Transiger, c'est se faire l'esclave du succès; or qu'est-ce que le succès fait à la vérité, et à l'art? Voilà Sainte-Beuve qui prodigue les compliments. les ménagements, loue les bons morceaux, reconnait le bon ouvrier, mais fait des réserves: Les livres, dit-il, sont faits pour être lus... et lus par tous! Colère des Goncourt qui s'écrient: Vils conseils d'un courtisan de tous succès et de toute popularité! Tous, Flaubert, Baudelaire, Leconte de Lisle, Bouilhet, ont eu à se plaindre plus ou moins de l'indif- férence, de l'incompréhension, de l'injustice de la critique. La Correspondance de Flaubert, le Journal des Goncourt sont remplis, presque à chaque page, de protestations indi- gnées et douloureuses. Cent fois le critique est déclaré par eux doublement méprisable, comme un impuissant incapable de créer, et comme un traître à la cause de l'art qu'il dessert quand il devrait le servir. La critique, dit Leconte de Lisle, à peu d'exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l'heure de toutes les branches de l'art et de la littérature. Pleine de regrets stériles. de désirs impuissants et de rancunes inexorables, elle traduit au public indifférent et paresseux ce qu'elle ne comprend pas... et n'ouvre le sanctuaire de sa bienveillance qu'à la rohue banale des pseudo-poètes. La critique est, selon Flaubert, à peine de la littérature; en tous cas, c'est la dernière des formes littéraires comme valeur morale, après le bout rimé et l'acrostiche! Théophile Gautier, critique d'art, critique dramatique, ne fait de la critique qu'en gémis- sant, pour gagner sa vie. « Ah! disait-il, si j'avais seulement 1. Goncourt, Jouranl, 1869, 2. Lee. de Lisle, Avant-propos a Etudes sur les poètes contemporams Nain jaune. 1861.. 3. Flaubert. Corresp., П. 230. Fromentin professe à l'égard de la crit un égal dedain Si Tappréciation de nos tableaux est favorable, nous s vendons bien: si elle est severe, nous les vendons moins cher. Voila par quoi nous attachons de l'importance à la critique imprimée. Max. Ducarn Souv. litter., 11. 204.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 163 1200 francs de rente, je quitterais tout; je me sauverais, j'irais dans le Quartier Latin, aux environs du Luxembourg; je mènerais la vie des étudiants, je ferais des poèmes, j'écrirais un volume de sonnets, et jamais, jamais, jamais je ne mettrais le pied dans un théâtre. Il tournait sa meule, le pauvre Théo, sans illusion, avec une bienveillance indif- férente, décrivant beaucoup, jugeant peu, s'efforçant de gèner le moins possible, et s'exposant malgré cela comme critique à des jugements sévères auxquels, s'il avait pu se dédoubler, il aurait probablement souscrit comme artiste. A côté de la critique qui dirige ou prétend diriger le mou- vement littéraire selon l'esprit et le goût du public bourgeois, est la presse qui lance les œuvres, fait connaitre les écri- vains, raconte les petits faits de leur vie, grossit un succès, adule un triomphateur, aggrave une chute et ne s'abstient pas toujours de piétiner les vaincus. C'est encore un monde qui n'est pas flatté dans les descriptions qu'on nous en fait. Les Goncourt, après avoir montré la déchéance de la presse après 1852, écrivent sans ambages que la fonction du petit journal, soutenu par la complicité du public, est de dénigrer les nobles esprits Il (le journal) chatouillait une des plus misérables passions de la petite bourgeoisie. Il donnait une voix et une arme à son impatience de l'inégalité des individus devant l'intelligence et le renom, à sa rancune latente, honteuse, mais profonde et vivace des privilèges de la pensée. Il la con- solait dans ses jalousies, il la renforçait dans ses instincts et dans ses préjugés contre la nouvelle aristocratie des sociétés sans caste: l'aristocratie des lettres. Tout le roman de Charles Demailly est une satire dans ce goût de la petite presse française vers 1855. On y voit, groupés dans les bureaux de rédaction du journal le Scandate, les divers types 1. Max. Ducamp, Sour. littér., 11, 17. 2. Celui de Delacroix, par exemple. 3. E. et J. de Goncourt. Charles Demailly Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 164 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. de la bohème littéraire du temps. On assiste aux basses beso- gnes du journal; on les voit cupides, ambitieux, paresseux, sans conscience, à vendre à tout venant, et en même temps routiniers en fait 'd'art, fermés à toute idée neuve et élevée, harcelant et tourmentant un homme de talent, d'esprit indé- pendant, qui s'est égaré quelque temps parmi eux et n'a pu se dégager à temps de leur dangereuse camaraderie; ils en font à la fin un fou lamentable qu'on enferme. Longtemps après, E. de Goncourt écrira encore que le journal littéraire n'est qu'un instrument d'abaissement intel- lectuel.. Théophile Gautier, avant d'être journaliste, félicitait Charles X d'avoir, en supprimant les journaux par les Ordon- nances, servi la cause de l'art, car avec les journaux la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles. Plus tard condamné par la fatalité à faire un métier qu'il était le premier à mépriser, il le fai- sait, mais en souffrait, et les agissements du journalisme lui inspiraient en outre une répulsion craintive: Le reportaze le terrifiait». Quant à Flaubert, il ne décolérait pas toutes les fois qu'il était question de journaux. Il conseille à Guy de Maupassant de se tenir loin d'eux soigneusement: La haine de ces bou- tiques-lå est le commencement de l'amour du beau. Elles sont par essence hostiles à toute personnalité un peu au-dessus des autres. L'originalité, sous quelque forme qu'elle se montre, les exaspère.... Entre ces messieurs et moi il y a une anti- pathie de race profonde. Ils ne le savent pas; moi je le sens bien. Baudelaire méditant une Préface pour les Fleurs du Mal analyse ainsi l'effet produit sur lui par la lecture des jour- 1. Goncourt. Journal, 1871, 5 avril. 2. Th. Gautier, Preface de Mademoiselle de Maupin, 1833. 3. E. Bergerat. Th. Gautier, 159. 4. Flaubert Corresp., IV, 242. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 165 naux J'avais l'intention d'expliquer quelques questions toutes simples Qu'est-ce que la poésie? Quel est son but? etc. Mais j'ai eu l'imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques; soudain une indolence du poids de vingt atmosphères s'est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit¹». A côté de ces « bohémiens de la petite presse, comme dit Barbey d'Aurevilly, voisinant et se confondant avec elle, pullule la bohème des cafés littéraires ou artistiques, autre catégorie analogue, composée de ratés, de transfuges de l'art. C'est le Doctor Estaminetus Crapulosus de Baudelaire, l'homme dont les jugements tranchent et condamnent, qui joue l'indépendance absolue du cœur et de l'esprit, qu'on sent au demeurant fort attaché au poncif et ennemi lui aussi de l'originalité. C'est du moins l'avis des Goncourt qui ont eu soin de faire du bohème Anatole, dans Manette Salomon, dont la verve moqueuse ne respecte rien, un ami fidèle, au fond, au fin fond de lui-même, des traditions d'art surannées. Si l'on veut soutenir ou assurer un succès, il est bon d'amadouer ces gens-là par des politesses, car le bourgeois croit en eux, écoute leurs arrêts, juge volontiers d'après eux. Comme, dans son esprit, artiste et bohème c'est tout un, les voyant bohèmes, il les croit artistes, done connaisseurs. C'est pour- quoi il n'est pas prudent de les tenir à distance par des façons trop aristocratiques. Ils sont redoutables, surtout au théâtre, faciles à ameuter en cabales sans pitié, brassant volontiers la politique avec la littérature, prompts à s'enroler pour une soirée sous la bannière de n'importe qui contre quiconque leur déplaît. Les Goncourt ont pu s'en apercevoir lors d'Hen- riette Maréchal. Le soir de la première, ils écrivent dans leur 1. Baudelaire, Œuvres posthumes, premier projet de Préface pour les Fleurs du mal. 2. B. d'Aurevilly, les Œuvres et les Hommes, IV, 119. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 166 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. journal: J'ai compris que notre Préface avait tué la pièce. Eh bien, qu'importe? J'ai la conscience d'avoir dit la vérité. d'avoir signalé la tyrannie des brasseries et de la bohème à l'égard de tous les travailleurs propres, de tous les gens de talent qui n'ont pas traîné dans les caboulots, d'avoir signale ce socialisme nouveau qui dans les lettres recommence lout haut la manifestation du 20 mars et pousse son cri de guerre: A bas les gants !! > Il y a dans le nombre des homines qui dans leur jeunesse ont eu foi en l'art, mais que la vie a déçus, que les échecs ont aigris. Un sentiment peu bienveillant les oppose à l'ar- tiste dont la condition est meilleure, dont les visées sont plus hautes, et que la vie, plus clémente, a affranchis des entraves dans lesquelles ils sont restés empêtrés. Par contre un Leconte de Lisle, un Flaubert, dont l'art est l'unique soin. les enveloppent dans le mépris qu'ils éprouvent à l'endroit du bourgeois gagneur d'argent. Certes le but est divers: l'un s'enrichit, l'autre emploie son industrie à gagner pénible- ment sa vie; mais d'un côté et de l'autre l'existence n'en est pas moins dominée par de basses préoccupations. Cela suffit pour motiver une antipathie injuste peut-être, mais entière et profonde. C'est la religion de l'art qui l'inspire. Le pur artiste désire, comme le Prospero de l'Eau de Jouvence, que ceux qui embrassent vénalement la profession de lettrés soient découragés par la perspective de mourir de faim». Ainsi la glorification de la Bohème, de la libre el joyeuse Bohème, n'est qu'un thème littéraire, un souvenir de 1830. époque où la Bohème et l'Art pour l'Art se confondirent quelque temps. Mais pour la vraie Bohème, celle du présent. que l'on rencontre et que l'on coudoie dans la vie réelle. il en va autrement. C'est justement au nom de l'art pur 1. Goncourt. Journal, 5 decembre 1865. 2. Cf. Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis. Il est impossible de décider Leconte de Lisle a frequenter la Brasserie des Martyrs. Theodore de Banvi.ie et Baudelaire n'étaient pas a cet egard aussi irréductibles. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 167 qu'on la rejette. Joignez-y, si vous voulez, un sentiment que Flaubert ou les Goncourt ne se seraient pas avoué volontiers, le sentiment de la distance qui sépare l'homme dont la vie matérielle est rangée, réglée, assurée, dont les affaires sont en ordre, de l'irrégulier qui vit, on ne sait trop comment, de besognes hatives et de revenus incertains. N'étaient-ils pas, cux, quant à la condition matérielle, s'entend, des bourgeois, de vrais bourgeois, vivant bourgeoisement? En présence de ce public si fermé à l'art véritable par son éducation, ses préjugés, son esprit, ses mœurs, et de plus si mal renseigné par ceux qui sont ses intermédiaires auprès des artistes, que faire? Renoncer à être compris de lui? Produire pour soi seul, se résigner, je ne dis pas seulement à l'in- succès, à l'obscurité, mais à rester sans communication de sentiment avec les autres hommes? Dans ce public tant méprisé, tout n'est pas également méprisable, il y a des âmes supérieures au milieu d'origine, qui n'attendent que l'éveil de l'initiation; et quiconque sait lire peut un jour recevoir la révélation. Il y a des disciples inconnus, des admirateurs lointains, acquis d'avance, tout prêts à recevoir la bonne semence, mais qu'il faut atteindre par-dessus la critique, à tra- vers la presse. On a beau dire comme Flaubert après la mort de Bouilhet: Je ne sens plus le besoin d'écrire parce que j'écrivais spécialement pour un seul être qui n'est plus¹», ou encore: Je fais de la littérature pour moi comme un bour- geois tourne des ronds de serviette dans son grenier: ce ne sont là que boutades, paroles de dépit, accès passagers de misanthropie; ce n'est pas l'expression d'un sentiment vrai et profond. En réalité il n'y a pas d'artiste sans public, et tout artiste travaille sans cesse, même s'il prétend ne s'adresser 1. Flaubert, Corresp., IV, 19. 2. Il., IV, 71, 146. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN168 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. qu'aux élites les plus raffinées, à élargir le cercle de ceux qui le comprennent. Le même Flaubert a écrit, un jour où, mieux inspiré, il eut des choses une vue plus juste et plus généreuse Que savons-nous s'il n'y a pas à cette heure dans quelque coin des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne un pauvre être qui nous comprenne! On publie pour des amis inconnus. L'imprimerie n'a que cela de beau, c'est un déver- soir plus large, un instrument de sympathie qui va frapper à distance.. Oui, il y a des amis inconnus, il y en a pour tout écrivain sincère, et c'est pour eux que l'on publiera, mais comment les atteindre? Comment les défaire des préjugés littéraires ou moraux dont l'éducation les a imbus, que la mauvaise cri- tique entretient en eux? Comment leur expliquer ses inten- tions, les convertir à de nouvelles, à de plus larges esthé- tiques? Ce n'est pas facile. On peut essayer de se faire à soi-même sa critique. L'artiste peut, dans ses Préfaces longues ou courtes, dans des Études sur d'autres écrivains, à la rigueur mème au cours de ses propres ouvrages, faire entendre sa doctrine, définir sa pensée. Il peut s'adresser à des amis et leur demander, à charge de revanche, de parler en son nom. Sil ne juge pas à propos d'user de ces procédés, il mettra tout son espoir dans son œuvre qui finira par s'imposer un jour, tot ou tard, par sa valeur propre aux critiques comme au public de l'avenir. Ainsi Stendhal disant Je suppose que mes futurs lecteurs ont dix ou douze ans. De même Baudelaire refusera violemment d'expliquer au public son esthétique. C'est, dit-il en substance, superflu pour les uns, inutile pour les autres, trop bêtes pour comprendre. De mème Flaubert. après la publication des Frères Zemganno, écrit à Edmond de 1. Flaubert, Corresp., 11. 337. 2. Stemlhal, Souvenirs d'égotisme, p. 2. 3. Baudelaire, Envres posthumes, deuxième projet de Preface pour les Fleurs du Mal. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 169 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. Goncourt pour le féliciter, mais il ajoute: Je désapprouve la Préface comme intention. Qu'avez-vous besoin de parler au public? Il n'est pas digne de nos confidences¹». Il faut dire qu'on se relache assez souvent de cette attitude intransigeante. Les morceaux de critique ne manquent pas de la main de Théophile Gautier, de Théodore de Banville, des Goncourt, même de Baudelaire et de Leconte de Lisle. Flaubert lui-même a écrit, pour soutenir, il est vrai, la chère mémoire d'un ami, la Préface des Dernières Chansons de Bouilhet. Malgré tout, par la défiance qui s'attache naturellement à ces apologies d'un auteur pour son œuvre ou pour des œuvres sœurs de la sienne, ou à ces plaidoyers d'un ami pour un ami, l'enseignement des doctrines d'art nouvelles est long à porter ses fruits; la critique reste hostile ou indifférente; le succès, quand il vient, est toujours disputé, contesté, mesuré; on y sent plus de curiosité que d'approbation sincère. Alors on pense aux efforts qu'on a faits, à tous ceux qu'il faudrait faire encore, à la médiocrité des résultats obtenus, à la vie qui s'écoule, à la mort qui approche, et on conclut mélancoli- quement avec les Goncourt qu'un livre n'est jamais un chef-d'œuvre, il le devient; que le génie est le talent d'un homme mort, et qu'il est indispensable pour être célèbre d'enterrer deux générations, celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège, la vôtre et celle qui vous a précédé ». Cela fait des littérateurs incompris, tantôt résignés, tantôt révoltés, toujours à l'écart du public et aussi éloignés que possible de subir son influence. L'un d'eux ne craindra pas d'écrire: La marque d'une infériorité intellectuelle caractérisée est d'exciter d'immédiates et unanimes sympa- 1. Flaubert. Corresp., IV. 329. 2. Goncourt, Idées et sensations. 3. Ces poèmes, il faut s'y résigner, seront peu goûtés et peu appréciés. (Leconte de Lisle, préface des Poèmes antiques.) 4. Leconte de Lisle, dans les Etudes sur les portes contemporains. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 170 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. thies. Et comme noms à l'appui il cite Béranger. Scribe, Casimir Delavigne, Paul Delaroche, Horace Vernet. Ainsi le succès est si peu attendu, si peu escompté, qu'il finit par ètre considéré comme une tare, et, de très bonne foi, méprisé ou mème redouté. Ce sont de grands orgueilleux, des âmes repliées sur elles- mêmes, des aristocrates sans pareils. Tous ont horreur de ce qui égalise les hommes, les rapproche d'un même niveau. Flaubert détestait toute règle, le collège, les examens, l'ensei- gnement, le militarisme, l'association en général. Je veux ne faire partie de rien, n'être membre d'aucune académie. d'aucune corporation ni association quelconque. Je hais le troupeau, la règle, le niveau. Il a conservé du collège un souvenir si triste qu'il retrouve sa propre histoire dans l'enfance douloureuse de Louis Lambert contée par Balzac. Edmond de Goncourt, lui aussi, a été malheureux au collège. plus qu'un autre, à cause de ses goûts d'indépendance et des révoltes de son jeune orgueil. Barbey d'Aurevilly a la haine de tout groupement, de toute association où la personnalité risque de s'effacer et de se dissoudre, qu'il s'agisse de l'Aca- démie ou du Parnasse, contre lequel il fera campagne". L'individualisme le plus orgueilleux est leur trait le plus caractéristique. Ils en ont pris conscience dès qu'ils ont pu se comparer à leurs contemporains, qu'ils ont toujours méprisés: leurs amitiés de jeunesse l'ont développé. Dès la jeunesse, presque dès l'enfance, ils ont eu l'orgueil de leurs aspirations; ils jouissaient entre eux par avance de ce qu'ils se jugeaient réservé par l'avenir de gloire et de succès. Ils se sentaient pleins de force, d'ardeur juvénile, de volonte. déjà prêts à créer, sans avoir encore mesuré la distance qui sépare l'aspiration de la conception et la conception de l'exé- 1. Souvenirs de Mme Commanville. 2. Flaubert. Corresp., 11. 368. 3. En 1866, dans le Nain jaune. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 1 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 171 cution. Le succès d'esprits de second ordre, d'un Béranger, d'un Casimir Delavigne, dont leur instinct et leur goût leur dénonçaient l'infériorité, les irritait, mais en même temps leur donnait confiance, semblait leur promettre la domination des esprits. En 1838, Leconte de Lisle, tout jeune, écrit à Julien Rouffet: Je sais que, dans mon orgueil, et je ne saurais me le dissimuler, une envie de dominer, plus forte parfois que ma volonté même, est en moi». Dans le petit cénacle que formaient à eux trois Flaubert, Alfred Le Poittevin et Maxime Ducamp à peine hors du collège, les plus hautes idées, les plus vastes conceptions étaient agitées. Tous les grands noms de l'art et des lettres depuis l'Antiquité étaient discutés et librement jugés, non sans parti pris, non sans passion, mais avec un esprit indépendant que grisait l'enthousiasme de l'art. A travers le brouillard des médiocrités contemporaines, ces jeunes gens apercevaient le rayonne- ment de l'idéal, et cela les remplissait de fierté. Lors des premiers essais, quand ils engagèrent la lutte contre les diffi- cultés de l'exécution, ils comprirent qu'autre chose était de sentir, et autre chose de rendre, mais ils ne voulurent pas se contenter, comme tant d'autres qu'ils voyaient produire autour d'eux, de réalisations imparfaites. Flaubert répète cent fois, avant d'avoir publié Madame Bovary, qu'il ne publiera jamais rien, faute de se satisfaire lui-même. Chez eux l'effort, même infructueux, est encore producteur d'orgueil. L'artiste a beau ètre mécontent des résultats qu'il obtient, il se sait gré au fond de lui-mème de ne pas s'en contenter. Sa conscience est satisfaite, sinon son goût. Puis viennent les premières publications. Alors au combat incessant contre la forme, à l'effort pour fixer la pensée fugitive, s'ajoute la lutte contre l'opinion, lutte bien souvent malheureuse. La plupart n'ont connu le succès qu'à la fin de 1. Leconte de Lisle. Lettres intimes, Guinaudean. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 172 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. leur carrière; quelques-uns l'ont obtenu en débutant, comme Flaubert, et ne l'ont pas retrouvé; d'autres ne l'ont presque jamais rencontré, comme Baudelaire. Mais l'orgueil les sou- tient. Non pas l'orgueil du victorieux, la joie du succès, mais l'orgueil tenace du lutteur qui refuse de s'avouer vaincu malgré les revers, parce qu'il a confiance, inébranlablement confiance que sa supériorité éclatera tôt ou tard, parce que quelque chose lui dit qu'il peut patienter, que le triomphe est sûr, bien que peut-être lointain. Écoutez Flaubert: « Les jours d'orgueil où l'on me recherche, où l'on me flatte, dis-tu, écrit-il à Louise Colet. Allons donc! Ce sont des jours de fai- blesse, ceux-là, les jours dont il faut rougir; tes jours d'orgueil. je vais te le dire, les voici tes jours d'orgueil! Quand tu es chez toi, le soir, dans ta plus vieille robe, avec ta cheminée qui fume, gênée d'argent, etc., et que tu vas te coucher le corur gros et la tête fatiguée; quand, marchant de long en large dans ta chambre ou regardant le bois brûler, tu te dis que rien ne te soutient, que tu ne comptes sur personne, que tout te délaisse, et qu'alors sous l'affaissement de la femme la Muse rebondissant, quelque chose cependant se met à chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à la vie, espérance de ta force, flamboiement des œuvres à venir; si cela te vient, voilà tes jours d'orgueil, ne me parle pas d'autres orgueils, laisse-les aux faibles, au sieur Énault qui sera flatté d'entrer à la Rerue de Paris, à Ducamp qui est enchanté d'être reçu chez Mme Delessert, à tous ceux enfin qui s'honorent assez peu pour qu'on puisse les honorer. Pour avoir du talent il faut ètre convaincu qu'on en possède, et pour garder sa con- science pure, la mettre au-dessus de celle de tous les autres. 1. Flaubert, Corresp., 11, 111 (1852). Vers ce temps, Leconte de Liste. qui arrivait tout juste à ne pas mourir de faim, écrivait à Lonis Ménard: Tu me dis que personne n'a lu tes vers, si ce n'est moi. Voilà une magnitique raison! Qui diable a lu les miens? Toi et de Flotte. Au surplus qu'est-ce que cela fait à tes vers et aux miens! Tu sais bien que ceci rentre dans l'ordre Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 173 Voilà qui est dit. Mettre sa conscience au-dessus de celle de tous les autres, tel est le précepte souverain de cette morale de l'orgueil. Etre plus sévère, plus exigeant pour soi- mème que ne le serait le critique le plus difficile (à condition qu'il comprit), ne se donner ni repos ni répit avant d'avoir satisfait pleinement sa conscience d'artiste, négliger toute considération étrangère, de succès, d'ambition, de profit, tout intérêt d'école, mais, cela fait, croire en soi, croire en soi d'une foi aveugle, se placer au-dessus de toute représentation amicale ou hostile, obéir à sa conscience, mais n'obéir qu'à elle seule. En un mot faire son devoir d'artiste, sans souci du qu'en dira-t-on de la critique et du public. Le principal, dit encore Flaubert, est de tenir son âme dans une région haute, loin des fanges bourgeoises et démo- cratiques. Le culte de l'art donne de l'orgueil; on n'en a jamais trop. Telle est ma morale. Et Baudelaire: Avant tout être un grand homme et un saint pour soi-même. Un saint! Entendez une conscience artistique irréprochable. Ainsi l'orgueil est érigé en vertu suprême, principe des autres vertus, ressort dernier de la morale. Il le faut bien! le moyen de suivre sa ligne à travers les critiques et les échecs, si l'on n'a pas, développé et profond, le sentiment de sa supé- riorité? C'est l'orgueil qui vous met au-dessus des compéti- tions mesquines; qui vous donne la hauteur d'esprit, le déta- chement, la tranquille impartialité dont vous avez besoin. pour juger vos contemporains et leurs œuvres. J'ai trop d'orgueil pour être injuste, déclare Leconte de Lisle en tête d'une série d'articles sur les poètes contemporains, et il com- mence à prononcer avec une sérénité imperturbable une série de jugements sévères¹. commun. Se désespérer d'un fait aussi naturel, aussi normal, aussi uni- versel, c'est se plaindre de ne pouvoir décrocher une etoile du ciel.. (Cf. Phil. Berthelot. Rev. de Paris, 1901, 1. III.) 1. Flaubert. Corresp., IV. 147. 2. Baudelaire, Eurres posth., Mon cœur mis à nu. 3. Ses études sur Lamartine, sur Beranger, excitent de vives critiques; it Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 174 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Que votre orgueil soit double; qu'il soit à la fois individuel et collectif. Enorgueillissez-vous d'être Leconte de Lisle ou Flaubert, mais soyez fiers aussi d'être du petit groupe des hommes qui ont voué leur vie à l'art. Ayez le culte du génie et le respect des maîtres; serrez-vous autour d'eux pour les préserver des contacts vulgaires et défendre leur gloire. Honorez quiconque, à sa manière, qui peut n'être pas tout à fait la vôtre, travaille pour l'art et crée de la beauté. Bien des divergences de détail séparent Gautier de Flaubert, Leconte de Lisle de Baudelaire, mais cela ne les empèche pas de se montrer unis, de se soutenir, de faire masse contre le philistin. Théophile Gautier apparait à Théodore de Banville comme exactement semblable à un Dieu; les uns et les autres s'envoient ou se lisent leurs œuvres, se témoignent une admiration sincère et fervente. Bien qu'Hugo depuis les Misérables ait décidément tourné au démocrate et ne soit plus du tout des leurs, il n'ont pas cessé de voir en lui le Maitre et le Père: Gantier parmi ces joailliers Est prince, et Leconte de Lisle Forge Tor dans ses ateliers: Mais le Père est là-bas, dans l'Ile 1. Si vous suivez cette ligne, adoptant les maximes de celte morde et les articles de ce culte, vous pourrez envelopper d'un mépris amer ou tranquille, joyeux ou mélancolique. selon votre tempérament, mais en tout cas large et absolu. ceux qui ne peuvent ou qui ne veulent pas vous comprendre Ce n'est pas assez dire que vous en avez le droit, vous en avez presque le devoir, car cet orgueil qui fait votre force et qui doit alimenter votre foi ne se conçoit guère sans un peu de répond Quant aux insultes imbéciles qui se sont soulevées autour de moi comme une infecte poussiere, elles n'ont fait que saturer de degoût li profondeur tranquille de mon mepris. (Nain jaune, 1864.) 1. Th. de Banvile, Trente-six ballades joyeusев, 1869. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 175 mépris. Autrement, comment pourriez-vous fermer vos oreilles aux sollicitations du succès, aux objections du bon sens, aux résistances de la tradition? Le mépris est la condi- tion de votre originalité, la source de votre indépendance, le consolateur àpre, mais nécessaire de vos déboires. Il vous venge et vous préserve; par lui vous restez détournés du vulgaire et face à l'idéal. Il est le soutien précieux des voca- tions. C'est pourquoi il faut l'entretenir en vous-même. Faites seulement qu'il soit justifié, non vis-à-vis d'autrui, mais à vos propres yeux. C'est le sens de cette prière de Baudelaire: Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grace de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise'.» On trouverait avec peine, à n'importe quelle époque de l'histoire des Lettres, des esprits plus foncièrement aristocra- ques. Parmi eux se trouve un homme qui en même temps qu'un grand artiste a été un penseur très subtil, Renan. On ne s'étonnera pas de le voir développer l'opinion que la civili- sation en général et l'art, qui en est le produit le plus raffiné, ne peuvent s'épanouir qu'au sein des sociétés aristocratiques, et cela, aux applaudissements des purs-artistes, heureux de reconnaître leurs idées philosophiquement exprimées et avan- tageusement traduites. Certes il n'est pas toujours aisé de saisir la pensée fuyante et excessivement nuancée de Renan. Lui-même a souvent adressé des avertissements discrets aux imprudents qui seraient tentés d'en user avec lui sans délicatesse. Il avait adopté dans la dernière partie de sa vie la forme du dialogue et celle du drame philosophique parce qu'elles se prètaient avec plus de souplesse à l'exposition complète de sa pensée. 1. Baudelaire. Petits pormes en prose: A une heure du matin. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 176 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. On peut par le dialogue présenter au lecteur, naturellement et sans se donner des airs de sophiste trop habile, les deux faces opposées dont se compose toute vérité'; c'est à nous de surprendre entre l'envers et l'endroit la trame fine du tissu; nous trouverons l'objection sosn la thèse, et, si nous savons voir, nous nous en servirons pour ramener les choses au ton qui convient. Voilà comment un ouvrage bien com- plet ne doit pas avoir besoin qu'on le réfute. Résignons-nous donc à grossir et à systématiser un peu ces thèses fuyantes. Qu'il nous suffise de faire apparaître leur caractère aristocratique. Il semble que l'idée première en soit tirée de la nature, dont la règle est de toujours sacrifier l'individu mal doué, l'ètre inférieur, pour le plus grand bien de l'espèce, qui progresse par les types supérieurs. On sait que la nature procède avec une prodigalité inouïe et aveugle, comme un semeur qui lancerait la semence au hasard devant lui sans tenir comple du vent ni du terrain : Quelle déperdition dans le pollen des fleurs! A peine un millionième passe dans la valvule fécondante et vit³! Comme la fécondité de la nature est intinie, ce gaspillage ne l'empèche pas de réaliser ses fins. Les sociétés se conforment à cette loi qui choque notre raison économe; l'éclat d'une capitale sort d'un vaste fumier pro- vincial où des millions d'hommes mènent une vie obscure pour faire éclore quelques brillants papillons qui viennent se brûler à la lumière». Or la fin de l'humanité, et sur ce point Renan n'a jamais varić, est bien le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science. Mais l'humanité ne peut y être conduite que par 1. Itenan, le Prêtre de Nemi. 2. 11. 3. Renan, Dialogues philosophiques (Probabilités). 4. Id. 5. Ma religion est foujours le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science. Preface de l'Avenir de la science.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 177 une aristocratie. Il ne s'agit pas ici d'une noblesse de nais- sance. Le rôle d'une telle aristocratie est accompli, du moins en France. Le rôle a été grand, puisqu'il a fait ce qu'elle est la France qui n'excelle que dans l'exquis¹, puisque notre idéal a été créé par des gentilshommes; mais aujourd'hui cette aristocratie se retire de la vie publique, presque de la vie sociale, privant la société des exemples qu'elle lui devait. Elle a donc proclamé elle-même sa déchéance. D'ailleurs est-il juste d'imposer aux hommes par une sorte de droit divin des maîtres qui ne leur sont en rien supérieurs? A l'ori- gine cette domination répondait à une supériorité; cette supé- riorité n'existe plus, mais elle pourrait redevenir réelle, et alors le fait de la noblesse serait scientifiquement vrai et aussi incontestable que la prééminence de l'homme civilisé sur le sauvage, ou de l'homme en général sur les animaux¹». En effet, ce qui conduit l'humanité à sa fin, c'est une petite aristocratie d'hommes de génie, car, comme dit le duc-magi- cien Prospero dans l'Eau de Jouvence, c'est la science qui fait le progrès social, et non le progrès social qui fait la science. D'où il résulte que la fin de l'humanité, c'est de produire des grands hommes; le grand œuvre s'accomplira par la science, non par la démocratie... L'œuvre du Messie, c'est un homme, non une masse qui l'accomplira». Tout doit donc être subordonné à la formation de l'aristo- cratie directrice. C'est pour l'humanité une question vitale. Mais voyons les conséquences. Cela suppose en premier lieu l'inégalité. En fait, les hommes ne sont pas égaux, pas plus que les races ne sont égales: « Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blane», 1. Benan, la Monarchie constitutionnelle en France, 1869. La France ne sait faire que de l'aristocratique. 2. Renan. Dial. Phil. (Reces). 3. Id.. ibid. 4. Id., ibid. 5. Renan. Préface des Dial. Phil. 12 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 178 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. ce qui ne veut pas dire qu'il y ait lieu de légitimer l'escla- vage que Renan condamne d'ailleurs expressément; tout être a des droits qui veulent être respectés. Mais il n'est pas possible que tous soient élevés à la haute culture et à la science. Cela est trop évident. Et quand cela serait possible. à supposer que tous soient susceptibles d'un progrès aussi inconcevable, qui labourerait les champs, qui moissonnerail. construirait, filerait, qui ferait les gros ouvrages de l'huma- nité. Il faut donc que la part de travail matériel du savant, de l'artiste, du penseur, soit faite par le peuple: Rappelez-vous ce saint dont un ange laboure le champ afin qu'il n'ait pas à interrompre sa prière. La prière, ou pour mieux dire la spé culation rationnelle, est le but du monde. Le travail materiel est le serf du travail spirituel. Tout doit aider celui qui prie. c'est-à-dire qui pense, Les démocrates, qui n'admettent pas la subordination des individus à l'œuvre générale, trouvent cela monstrueux....¹, Mais Renan se demande ailleurs s'il se rencontrera des voix assez éloquentes pour persuader aux hommes qu'il est néces- saire qu'il y ait des aristocraties, des gens de loisir, savants. bien élevés, délicats, vertueux, en qui et par qui les autres jouissent et goûtent l'idéal²». En effet, il faudrait pour accepter cette loi beaucoup d'abne- gation, de renoncement, de résignation. Ce ne sont pas la les qualités ordinaires des démocraties. Voilà pourquoi l'idéal de la société américaine est peut-être plus éloigné qu'aucun autre de l'idéal d'une société régie par la science. Le principe que la société n'existe que pour le bien-être et la liberté des individus qui la composent ne paraît pas conforme aux plans de la nature, plans où l'espèce est seule prise en con- sidération et ou l'individu semble sacrifié. Il est fort a craindre que le dernier mot de la démocratie ainsi entendue 1. Renan. 'Eau de Jourenre. 2. Renan. De la Monarchie constitutionnelle en France. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 179 ne soit un état social où une masse dégénérée n'aurait d'autre souci que de goûter les plaisirs ignobles de l'homme vulgaire'>. Développer en chacun le sentiment de ses droits, c'est développer l'égoïsme et détruire le désintéressement qui est nécessaire à l'existence des aristocraties. Ainsi l'esprit de sacrifice serait indirectement la condition du progrès social. Il faut aussi que l'homme qui accepte de servir volontaire- ment ne prétende pas comprendre ni apprécier la qualité des œuvres du penseur et de l'artiste. Or quoi de plus contraire à l'esprit d'une certaine démocratie qui n'admet la valeur que de ce qu'elle peut saisir directement, ou, pour mieux dire, de ce qu'elle croit saisir? L'instruction primaire rendra l'abnégation de ce genre assez rare * Pourtant le progrès se fait tout de même, et la haute culture s'établit tant bien que mal en faisant sentir son influence bienfaisante aux portions inférieures de l'huma- nité. Mais ce progrès n'a lieu qu'au détriment des hommes supérieurs qui en ont été les auteurs. Le peuple les laisse accomplir leur mission, non sans les contrecarrer, et quand elle est achevée, il les sacrifie. Et Renan les compare³, pen- seurs et artistes, à ces bœufs inspirés qui, poussés par un instinct divin, ramenèrent l'arche de chez les Philistins au milieu d'Israël. Au lieu de les entretenir grassement dans leur crèche, à la suite de ce service éclatant, on les immola en holocauste. Telle est la récompense ordinaire des bienfai- teurs de l'humanité. Ainsi Prospero, duc civilisateur de Milan, est détrôné par le grossier Caliban; ainsi le prêtre de Nemi, Antistius, à qui l'on offre des sacrifices humains, est assassiné 1. Renan, Dial. Phil., 99. Ailleurs In Etat qui donnerait le plus grand bonheur possible aux individus serait probablement, au point de vue des nobles poursuites de l'humanité, un état de profond abaissement. Préface de l'Avenir de la science.) 2. Renan. Dial. Phil., 103. 3. Renan, l'Eau de Jourenre. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 180 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. par ceux qu'il voulait affranchir du tribut sanglant et con- vertir à une religion plus douce. Cela doit être; cela est nécessaire. Au fond, l'inégalité des classes est le secret du mouvement de l'humanité vers le progrès. L'envie et les plus vils instincts de l'esclave sont des facteurs inconscients de l'Idéal. C'est par eux que s'opère la montée des classes inférieures vers la lumière; cette basse impulsion est le levain des civilisations: les grognements de Caliban, l'apre haine qui le porte à sup- planter son maître sont le principe du mouvement dans l'humanité. Il n'y a rien de pur ni d'impur dans la nature.... La fleur nait du fumier, le fruit exquis se forme des sues tirés de l'ordure'. Finalement, malgré bien des victoires de la sottise, le progrès triomphera. D'ailleurs, qu'il soit nécessaire ou non que les aristocraties soient victimes de l'ingratitude populaire, il n'en est pas moins certain que, pour Renan, l'art, comme la science, ne peut être qu'aristocratique. Et qu'on ne vienne pas lui parler d'aristocratie bourgeoise. La supériorité de la richesse n'est pas une aristocratie. Espérer queles grandes et fines œuvres françaises continueraient de se produire dans un monde bourgeois, n'admettant d'autre inégalité que celle de la fortune, c'est une illusion...». Et quand il rencontre sur son chemin, au cours de ses études, la personnalité d'un Chan- ning, quand il essaie de l'analyser, il ne peut s'expliquer comment une si haute individualité a pu se former au milieu d'un monde de marchands et d'officiers retraités. D'ailleurs Channing portera toute sa vie la marque de cette origine, il lui manquera toujours ce raffinement d'esprit qui résulte du contact d'une aristocratie intellectuelle, et que peut-être le milieu populaire, mieux que la société bourgeoise, saurait développer». 1. Benan, 'Eau de Jourence. 2. Renan, Etude sur Channing. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 181 Ainsi mème dans le Renan des Dialogues et des Drames philosophiques se retrouve l'esprit aristocratique du roman- tisme dont il a reconnu plusieurs fois qu'il avait subi l'influence. De là, et peut-être aussi de son adolescence cléri- cale, viennent cette antipathie à l'égard du bourgeois et cette défiance de la démocratie. Ce qu'il faut savoir maintenant, c'est que Renan n'est pas un isolé et que tout le groupe d'écrivains que nous étudions a pensé comme lui et a reconnu ses idées dans les siennes. Flaubert, dont l'aversion pour tout ce qui est commun et vulgaire est bien connue, qui, en écrivant Madame Bovary, se plaint dans toutes ses lettres de cette époque de la peine qu'il éprouve à imaginer, à faire parler des personnages qui lui répugnent, qui craint sans cesse de tomber dans la vulgarité de Paul de Kock, n'est pas un adversaire moins déterminé des démocraties et de l'égalité. « Il eût voulu, nous dit Maxime Ducamp, une sorte de mandarinat qui eût appelé á la direction du pays les hommes reconnus les plus intel- ligents... Dans ce cas il ne doutait pas que les écrivains et les artistes ne devinssent les maitres des destinées de la nation, ce qui eût produit une floraison intellectuelle dont l'huma- nité aurait profité'. » Il voulait qu'on attribuat respect, hon- neur et surtout liberté et indépendance au savant, à l'artiste, au penseur. Or la France est le pays de l'égalité et de l'anti-liberté. On n'y veut d'aristocratie d'aucune sorte. 1. Max. Ducamp, Sour. litter. Flaubert ecrit: On doit s'incliner devant les mandarins: l'Académie des sciences doit remplacer le pape. Le 3 août 1870, il dit Croyez-vous que si la France, au lieu d'être gouvernée en somme par la foule, était au pouvoir des mandarins, nous en serions la? Si, au lieu d'avoir voulu éclairer les basses classes, on se fit occupé d'instruire les hautes.... Ailleurs encore La politique sera une éternelle niaiserie tant qu'elle ne sera pas une dépendance de la science. Le gouvernement d'un pays doit être une section de l'Institut, et la derniere de toutes. (Corresp.. III. 389.) 2. Flaubert, Corresp., 11, 103. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 182 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Toute personnalité qui s'élève au-dessus de la médiocrité générale est le point de mire d'efforts qui tendent à la rabaisser, à la faire rentrer dans la règle. L'idéal de l'État selon les socialistes n'est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits: il faut tout régler, tout refaire'...». Tandis qu'il exalte l'aristocrate Voltaire, il revient à plusieurs reprises sur l'influence funeste du plébéien Rous- seau, père de l'égalité: C'est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux français l'idée de droit. Quel malheur qu'un homme comme Hugo se mette à écrire les Misérables pour flatter la démocratie! Ça ne lui a pas porté bonheur les personnages sont des mannequins,... c'est une rage socialiste,... c'est enfantin! Les Dieux vieillissent!> Par contre, quand Renan publie les Dialogues philosophiques (1876), Flaubert est transporté. Il se hate de lui écrire pour le louer de tous points: personne n'a mieux montré l'impos- sibilité du miracle, la nécessité du sacrifice, l'avenir de la science, mais il tient à féliciter spécialement l'ennemi des idées égalitaires, l'aristocrate: Je vous remercie de vous être élevé contre l'égalité démocratique qui me parait un élément de mort dans le monde' ». Sur l'instruction primaire, sur la vulgarisation parmi le peuple ou la bourgeoisie des connaissances scientifiques, Flaubert pense comme Renan. On a cru bien souvent voir en Homais la caricature de l'anticléricalisme. Mais on a oublié que Flaubert était aussi peu catholique que socialiste. Le catholicisme heurtait son goût pour l'indépendance, et la 1. Flaubert, Corresp., 11. 163. 2. Id.. III, 312. 3. 1.. 111. 228, 4. Id. IV. 232. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 183 raison libre; et d'ailleurs Homais trouve en l'abbé Bourni- dien un digne équivalent. Il est plus juste de dire qu'Homais symbolise la déchéance que subit la science quand il lui arrive par hasard de filtrer à travers une basse cervelle de bour- geois de campagne. C'est le résultat désastreux, pitoyable et ridicule que produit la science toutes les fois qu'elle échappe à l'aristocratie intellectuelle qui doit en rester dépositaire. Homais, c'est aussi l'homme qui, par une mauvaise contre- façon de savoir, usurpe les privilèges et l'autorité légitime- ment dus au savant, et se constitue dans son village d'Yonville- l'Abbaye une réputation et un prestige qu'il ne lui appartient pas d'obtenir. Quand la municipalité de Rouen refuse d'édifier sur une des places de la ville une petite fontaine ornée du buste de Bouilhet, Flaubert reprend et condense des idées analogues dans une lettre véhémente qu'il lui adresse: Les motifs allé- gués pour le refus sont insignifiants; la vraie raison est l'in- capacité des bourgeois de la municipalité à comprendre la valeur d'un véritable artiste. La noblesse française s'est perdue faute d'esprit aristocratique et de sentiment idéaliste; la bourgeoisie qui n'a jamais eu ni l'un ni l'autre, et qui a en outre la bassesse de goûts de la populace, la même haine des supériorités, qui méprise et envie l'intelligence, tout en se croyant pratique, est une proie désignée et prochaine pour la démagogie. Elle périra faute d'avoir su tirer de son sein une aristocratie, d'avoir su la respecter et lui obéir. Même esprit, moins raisonné peut-être, moins constant, chez Baudelaire. La notice qu'il met en tête de sa traduction des Histoires extraordinaires d'Edgar Poë est un réquisitoire contre la société américaine et les sociétés démocratiques en général où le poète ne peut ni trouver sa place, ni vivre. Il y dépend de tant de gens, dont si peu le comprennent, dont la plupart veulent courber son indépendance native sous la Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 184 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. règle commune, dont il étouffe! On ne veut pas comprendre qu'il ait des besoins que tous n'ont pas, et, en méconnaissant sa nature, on l'opprime. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les sociétés démocratiques; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l'applica- tion de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. Une société aristocratique emploierait le poète à chanter pour ses plaisirs, mais au moins elle le tirerait de la foule et le mettrait au-dessus du bourgeois. Et Baudelaire estime qu'il doit être bien difficile à un écrivain d'écrire et de penser commodément dans un pays sans capitale et sans aris- tocratie: Chez un peuple sans aristocratie, le culte du beau ne peut que se corrompre, s'amoindrir et disparaître. II faut, pour entretenir la tradition du beau, pour encourager les poètes et favoriser la production des chefs-d'œuvre, de riches oisifs vivant noblement. Que peuvent pour l'art des hommes absorbés tout le jour par le négoce ou l'industrie? Il n'y a que trois êtres respectables: le prètre, le guerrier, le poète. A cette énumération, que l'on trouvera généralement trop courte, Baudelaire pourrait ajouter une quatrième expression du type aristocratique: le dandy. Le critique Asselineau, ami et admirateur de Baudelaire, nous dit que le dandy était pour Baudelaire, non pas tant l'homme soigné dans sa toilette et dans ses manières, que l'homme souverainement indépendant qui ne relève que de lui-même et de son propre orgueil. Il n'est pas indispensable qu'un dandy possède la technique d'un art déterminé, et exerce cet art, mais il est difficile qu'il ne soit pas artiste en un certain sens. Il faut qu'il ait l'amour du beau et le mépris de l'opinion commune. Pour Baudelaire le dandy est même le représentant véritable de l'aristocratie 1. Baudelaire, Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, p. ix. 2. d., p. x. 3. Id.. Mon cœur mis à nu. 4. Asselineau, Baudelaire, p. 45. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 185 moderne, car le prêtre, le poète et le guerrier s'en vont. D'ailleurs ce dernier type aristocratique tend lui aussi à dis- paraître. La démocratie triomphante absorbe tout. Mais lais- sons-le définir son héros Ces choses (le goût de la toilette et de l'élégance matérielle) ne sont pour le parfait dandy qu'un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit,.... le dandy ne peut jamais être un homme vulgaire,... il repré- sente ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain.... Le dan- dysme apparait surtout aux époques transitoires où la démo- cratie n'est pas encore toute puissante, où l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. Dans les troubles de ces époques, quelques hommes déclassés, dégoûtés, désau- vrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de former une espèce nouvelle d'aristocratie, d'autant plus difficile à rompre qu'elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peuvent conférer. Mais le flot montant de la démocratie noie jour à jour les derniers représentants de l'orgueil humain '.» Le dandysme a trouvé un autre théoricien en Barbey d'Aurevilly. Barbey d'Aurevilly est l'apologiste attitré de la vieille noblesse de race. Il n'est en ses livres que héros d'an- cien régime, ducs, marquis, vicomtes, chevaliers de Malte, tous de mine hautaine, tous blasonnés, race disparue qu'il exalte avec une ferveur naïve, et qu'il regrette sans fin, car si les châteaux, les forêts seigneuriales, les carrosses armoriés ont survécu, les qualités vraiment aristocratiques ont subi un naufrage irréparable. Cette vieille noblesse avait toutes les vertus courage, élégance, franchise, esprit, bon goût. La noblesse de l'Empire, celle de la Restauration n'en ont été que de médiocres contrefaçons; le faubourg Saint-Germain est tombé dans la platitude et la pruderie bourgeoises *. 1. Baudelaire, Etude sur Constantin Guys. 2. Cf. notamment Une vieille maitresse, ed. Lemerre, t. 1. p. 33. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 186 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Mais il a pensé, ce romantique impénitent, cet amirante de grande Bohème, qu'au milieu de ces ruines l'esprit aristocratique pouvait encore se maintenir quelque temps contre l'envahissement de l'esprit bourgeois sous la forme du dandysme. Indépendamment de nombreux passages épars dans ses romans et destinés à célébrer sur tous les tons le dandysme, il a consacré un petit livre, œuvre de ses débuts. à la glorification du très illustre dandy d'Angleterre Georges Bryan Brummell, avec le but à peu près avoué de le proposer en exemple à ses contemporains. On y voit qu'il se faisait du dandysme à peu près la même idée que Baudelaire. Le dandysme est selon lui: 1º Quelque chose de plus que l'art de la mise; 2 C'est une manière d'être qui se rencontre dans les sociétés très vieilles et très civilisées; 3º Ce qui fait le dandy, c'est avant tout l'indépendance: 4º Le dandysme répond au besoin de caprice et de fantaisie qui se manifeste dans les sociétés trop durement ployées aux rigueurs de la convenance, et spécialement dans les sociétés utilitaires et puritaines, comme les sociétés bourgeoises en général et la société anglaise en particulier. Il est clair que le dandy de Baudelaire et de Barbey d'Au- revilly est un autre homme que le Prospero de Reuan, en qui Ton peut voir le représentant des aristocraties de l'avenir: le dandy est plutôt le survivant des aristocraties diminuées et finissantes; il aspire moins à régner qu'à abdiquer pour se renfermer dans un isolement superbe, mais impuissant. Cependant il est issu d'une même protestation contre la démo cratie égalitaire: il est né d'un même rêve aristocratique. Le dandy ainsi entendu est un personnage fréquent parmi les adeptes de l'Art pour l'Art, comme aussi parmi leurs héros. Dandy naturellement Baudelaire; dandy Barbey d'Aurevilly 1. J.-J. Weiss. 2. Du dandysme et de Brummell, 1844, réédité en 1861. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 187 qui a créé tout un monde de dandys hommes et femmes'. Dandy sans doute aussi Théodore de Banville, avec cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir que lui trouvait Baude- laire. Dandys les Goncourt, aristocrates des lettres, que leur particule et leurs allures font traiter d'amateurs par ceux qui méconnaissent ou veulent ignorer leur travail forcené. Peu- plée de dandys l'œuvre de Théophile Gautier, le plus typique étant le jeune et fantastique nabab Fortunio en qui prirent corps les rêves du poète. Dandy peut-être le Dominique de ce délicat Fromentin qui fut en deux langues, par le pinceau et par la plume, le peintre des élégances arabes et de ce dan- dysme patricien qui caractérise les chefs des tribus puis- santes. Il se peut qu'on trouve trop de frivolité dans cette expres- sion de dandy pour qu'on consente à en qualifier la gravité de Leconte de Lisle. Mais on ne niera pas que l'ancien révolu- tionnaire de 1848, resté démocrate de conviction, n'ait été le plus aristocratique des artistes. L'art n'est pour lui, du moins en nos époques modernes, qu'un luxe intellectuel acces- sible à de très rares esprits, et il faut que l'égalité politique souhaitée s'accommode de la plus radicale inégalité devant l'art Toute multitude, inculte ou lettrée, professe, on le sail, une passion sans frein pour la chimère inepte et envieuse de l'égalité absolue. Elle nie volontiers ou elle insulte ce qu'elle ne saurait posséder. De ce vice naturel de compréhensivité découle l'horreur instinctive qu'elle éprouve pour l'art. Le peuple français particulièrement est doué en ceci d'une façon incurable.» 1. Prenez au hasard les Diaboliques. Vous n'y verrez que dandys: le vicomte de Brassard, la comtesse du Tremblay de Stasseville, le chevalier de Mesnil- grand, M. de Tressignies, etc. 2. Cherchons en tout ce qui peut expliquer cet inexplicable dechaine- ment d'hostilités. D'abord nous avons le malheur de nous appeler Mes- sieurs de Goncourt. (Préface d'Hemiette Maréchal.) 3. Baudelaire, Salon de 1839. 4. Leconte de Lisle, Avant-propos des Etudes sur les portes contemporains Nain jaune, 1861). Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 188 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Enfin c'est encore un aristocrate que Bouilhet. « Il n'a point fait de l'art démocratique, dit Flaubert, convaincu que la forme, pour être accessible à tous, doit descendre très bas, et qu'aux époques civilisées, on devient niais lorsqu'on essaie d'ètre naïf'. » Eût-on conservé quelque doute à l'égard de ce caractère aristocratique, qu'un coup d'œil jeté sur les œuvres achève- rait de le dissiper. Ni Emaux et Camées, ni Salammbo, niles Poèmes Antiques, ni les Fleurs du Mal, ni Festons et Astra- gales, ni La Faustin ou Manette Salomon, ni la Prière sur l'Acropole, ni les Cariatides ou les Odes funambulesques ne sont allés au grand public. Ce sont des œuvres d'élite, écrites pour une élite. Leurs auteurs ont dù se contenter d'un petit nombre de suffrages, délicats il est vrai. Cela explique leur attitude à l'égard du théâtre. Elle est curieuse et significative. Le théâtre les a attirés. Il attire toujours, c'est lui qui fait les grands succès, étend et consacre les réputations litté raires. Le théâtre a en outre l'avantage d'être impersonnel: c'était un inconvénient pour les romantiques; c'est un attrait de plus pour les néo-romantiques. Pour eux, la forme dramatique a cela de bon qu'elle annule l'auteur : la remarque est de Flaubert. Il paraît aussi que pour certains la tentation du succès fructueux se présenta quelquefois sous cette forme. Baudelaire eut longtemps le projet d'écrire pour le théâtre, et on dit que la considération des dettes qu'il avait à payer n'aurait pas été étrangère à cette intention. Le rève de Flaubert, on s'en souvient, eût été d'être un grand poète comique. Influencé peut-être par l'exemple de 1. Flaubert. Préface aux Dernières Chansons de Bouilhet. 2. Flaubert, Corresp., 11, 155. 3. Il laissa au moins trois scénarios: le Marquis du 1" Houzards; la Fim de Don Juan; Cirrogne. (Cf. Crepet, Œuvres posthumes de Baudelaire. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 189 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. Bouilhet, il fut toute sa vie, d'après Zola', vraiment tour- menté de la passion du théâtre. Passion malheureuse! Les Goncourt subirent un échec écrasant avec Henriette Maréchal. Théophile Gautier hasarda, avec la collaboration d'un vaudevilliste, deux ou trois petites pièces, et le succès ne l'encouragea pas dans cette voie. En somme, exception faite pour les drames de Bouilhet et quelques piécettes de Théodore de Banville, l'insuccès fut la règle. Tous échouèrent plus ou moins. Le théâtre ne leur convenait pas. Leurs qualités mêmes faisaient qu'ils y étaient impropres, ou, à tout le moins, pas- saient inaperçues, ne portaient pas. La manière descriptive, le style pittoresque et plastique sont de peu d'effet au théâtre où l'attention est accaparée par l'élément matériel. C'est le décor, c'est la scène, la figuration, l'attitude, le geste, le costume, les mouvements des acteurs qui parlent aux yeux, non le style. A propos du mieux doué d'entre eux pour le théâtre, à propos de Bouilhet, la critique estimait qu'il était fait pour le genre descriptif, non pour le drame. Qu'était-ce donc pour les autres? Le théâtre n'a pas besoin non plus d'une observation trop minutieuse du réel. Un esprit trop analytique y nuit plus qu'il ne sert. Le théâtre veut des synthèses plus simplifiées, plus de déduction logique. En général cela non plus ne les accommodait pas. Ils étaient trop savants, trop exarts. Mais surtout ils ne savaient pas, ils ne voulaient pas parler pour le public, oubliant qu'il n'y a pas de théâtre sans public. Si on met à part l'éloquence, que Lamennais considérait comme l'art suprême, précisément parce qu'elle établit le 1. Roman naturaliste. 2. Le Tricorne enchanté, bastonnade en un acte, collaboration de P. Siraudin (Variétés, 1815: Odéon, 1872). Pierrot posthume, arlequi nale en un acte, mème collaboration (Vandeville, 1817 et 1861). 3. Montégut. Revue des Deur Mondes, 1" janvier 1861, à propos de l'oncle Million. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 190 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. mieux la communion immédiate, intense, des sentiments et des pensées entre l'orateur et la foule, le théâtre est de tous les genres celui qui a le plus besoin du concours du public. C'est au théâtre que commença à se dessiner l'évolution d'Hugo vers la foule, comme en témoignent ses Préfaces. C'est par le théâtre que s'atténua l'ésotérisme des premiers cénacles romantiques, et c'est par les succès ou demi succès que le romantisme obtint au théâtre, qu'on pût mesurer a quel degré et à quelle profondeur il avait pénétré la masse da public bourgeois. Il faut à l'auteur dramatique l'adhésion immédiate et non pas réfléchie, discutée, délibérée, de son public. Pour cela il faut plaire, et pour plaire il faut étudier le sentiment, épier le goût du spectateur. Il est nécessaire d'aller au devant de ses désirs, de le servir avec prévenance. C'est à quoi répugnait Tart pour l'art, l'écrivain devant concevoir d'après sa con- science d'artiste, jamais en se réglant sur le public. Sans aller jusqu'à admettre que le théâtre, sous prétexte qu'il serait né dans l'église, et parce qu'il s'adresse à la foule assemblée. doit être une école de morale, une institution presque sacrée. ou s'accorde à reconnaître qu'il y faut être moral plus qu'en aucun autre genre, ou avoir l'air de l'être, qu'il faut y éviter soigneusement de heurter les opinions, les croyances du public; or c'étaient là des conditions dont l'art pour l'art refusait de tenir comple, les jugeant des servitudes incompa- tibles avec la dignité et l'indépendance de l'artiste. Parlait-on de produire une thèse, autre moyen de soutenir l'intérêt, de démontrer, d'enseigner quoi que ce fût, de con- clure à quelque chose, l'art pour l'art soutenait que cela n'avait rien à voir avec l'art, que l'art utile ou démonstratif était tout le contraire de l'art. De ces incompatibilités, et aussi du dépit des échecs subis. résulte l'opinion maintes fois proclamée que l'art du théâtre est un art inférieur, factice, mensonger. C'est un art si Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 191 grossier, si abject! répète Théophile Gautier. Boîte à conventions, machine de carton, disent les Goncourt, à qui le théâtre fait l'effet d'un genre en complète décomposition, d'un art ravalé bien bas, en train de devenir une grossière distraction, n'ayant rien de commun avec l'écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades». Baudelaire condescendant à déclarer qu'il ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique des plus modérés. est un Pour Renan, le théâtre actuel est un succédané du café- concert, où l'étranger, le provincial, le bourgeois, ne cher- chent qu'une manière de passer agréablement leur temps;... pour le théâtre, l'équivalent du livre aristocratique n'existe pas.. Flaubert s'est abondamment moqué de la tendance, fré- quente en effet chez les auteurs dramatiques, à considérer leur talent comme un don du ciel, une grace mystique au-dessus de tout effort humain. Quand il entendait dire que on peut devenir un peintre, un sculpteur, un musicien même à force d'étude, tandis qu'on ne devient jamais un auteur dra- matique, que on l'est tout de suite ou jamais», il haussait les épaules de pitié et écrivait: Une des choses les plus comiques de ce temps, c'est l'arcane theatral! On dirait que l'art du théâtre dépasse les bornes de l'intelligence humaine, et que c'est un mystère réservé pour ceux qui écrivent comme des cochers de fiacre!" 1. Goncourt. Journal, 1862. 2. Goncourt, Préface d'Henriette Maréchal. 3. Baudelaire, Mon corur mis à nu. 4. Renan, Préface des Drames philosophiques. 5. Alex. Dumas fils, Préface du Père prudigur. 6. Flaubert. Corresp., IV, 180. H. Heine pensait de même Les soi-disant auteurs dramatiques par excellence, en France aussi bien que chez nous en Allemagne, forment une classe tout à fait a part, et n'ont rien de comun Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 192 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Quelques-uns, inspirés par le souvenir d'Aristophane et de Shakespeare, pensant à la Tempète et au Songe d'une nuit d'été, avaient rêvé de renouveler une des formes dramatiques les plus médiocrement utilisées en ressuscitant la féerie. d'en élargir le cadre, d'y faire pénétrer toute la fantaisie, tout le lyrisme de l'écrivain. Ils n'aboutirent pas. Chez Renan la féerie dévia en drame philosophique; chez Théophile Gautier. en ballets'. Flaubert ne fit que le Château des Corurs e échoua tout à fait. Les Goncourt s'en tinrent à de simples vel- léités. Quant à penser que, par le simple jeu des situations. l'agencement des péripéties, la constitution d'une intrigue nouée et dénouée conformément aux habitudes du public, on pouvait, grâce à la possession complète d'une technique appropriée, arriver à faire en quelque sorte de l'Art pour l'Art au théâtre, sans idées morales, sans rapport aver la vie réelle, sans observation ni style, c'était une idée qui ne pouvait venir ni aux uns ni aux autres. L'école de la scène avec la vraie littérature ni avec les écrivains distingués dont se gloriti la nation. Ces derniers, à quelques exceptions près, restent completement étrangers au theatre, avec cette différence qu'en Allemagne les grands cri vains se détournent volontiers et dédaigneusement du monde des planches. tandis qu'en France, ils aimeraient beaucoup à pouvoir s'y produire, mas se voient repoussés de ce terrain par les machinations des pretendus ante dramatiques par excellence. (Lutice, Lettre de 1810.1 1. Gosele, Sakountala, la Peri. Sans compter ceux qui resterent a l'etat de projets ebanchés le Roi des Aulnes, le Preneur de rats de Hamrin. 2. Ce qui nous paraissait surtout tentant à bouleverser, à renouveler au theatre: c'etait la féerie, ce domaine de la fantaisie, ce cadre de toutes les imaginations, ce tremplin pour l'envolement dans l'idealite. Et pense-t-on ce que pourrait être une scène balayée de la prose du boulevard et les co ceptions des dramaturges de cirque, et livrée à un vrai porte an service de la poésie duquel on mettrait des machinistes, des trues, et toutes les sple deurs de la mise en scène d'un grand opéra. Et songe-t-on à quelque cho comme un Beau Pécopin représenté dans ces conditions Il est vrai qu'en n'y a jamais songé, et qu'on ne songera jamais qu'aux Sept chateaur in diable. (Préface Ullenriette Marechal.) Th. de Banville a lui aussi protes contre la disparition au theatre de la fantaisie lyrique. Il n'y a plus sur b scenes bourgeoises ni imagination ni poësie. En manière de dédommagement le poète des Odes funambulesques a voulu tenter comme des essais de chorur pour Vautrin, pour les saltimbanques, pour Jean Hirur, la plus haute tragédie moderne encore à faire. (Pref. des Odes funamb) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 193 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. à faire, de Scribe à Sarcey, faisait bien de l'art théâtral un art indépendant. Mais est-il besoin de montrer qu'entre cette façon d'entendre l'Art pour l'Art et celle de Leconte de Lisle ou de Flaubert il n'y a pas la moindre ressemblance? Le théâtre est, toujours après l'éloquence, le moins aristo- cratique des genres, le plus dépendant du public. Il ne pouvait convenir aux plus aristocratiques des écrivains. Il leur resta fermé. Il reste, avant de clore ce chapitre, à examiner une ques- tion, d'ailleurs accessoire le caractère aristocratique de l'Art pour l'Art étant établi, en est-il résulté chez les écrivains qui ont fait partie du groupe une préférence pour une certaine forme de gouvernement? Est-ce que à l'Art pour l'Art a correspondu une opinion politique précise? Si l'on entend par opinion politique une prédilection plus ou moins raisonnée pour un régime monarchique ou répu- blicain déterminé, il est impossible de répondre affirmative- ment. L'Art pour l'Art n'a été ni légitimiste, ni orléaniste, ni bonapartiste, ni républicain, ni socialiste. Le fait même de se désintéresser de la politique active et de se tenir dans une indifférence presque absolue à l'égard des partis exclut d'avance une telle détermination, ou au moins lui enlève toute valeur collective; et il n'y a pas plus de conclusion d'ensemble à tirer du républicanisme de Leconte de Lisle que du bonapartisme de Barbey d'Aurevilly. Mais si l'on entend par opinion politique une aspiration. vers une organisation sociale où, quelle que soit la forme adoptée, certains éléments doivent en dominer d'autres, la réponse sera différente. Il est évident qu'une société organisée aristocratiquement où l'artiste aurait été non seulement honoré, mais mis à sa vraie place dans la cité, eût été pour eux la société parfaite. Comment ce résultat eût-il été obtenu? Par une diminution de l'importance de la bourgeoisie? En 13 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 194 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. contenant énergiquement la démocratie, comme le voulaient les Goncourt, ou en l'organisant d'une façon qui rappelät vaguement les sociétés de l'antiquité, selon le rêve de Leconte de Lisle, ou en faisant gouverner scientifiquement les états par l'Intelligence, d'après le vœu de Renan? C'est un point qu'il n'est pas possible d'éclaircir. Mais tous, malgré leur aversion pour la règle, leur indé- pendance d'artistes, ont une préférence marquée pour ce qu'on appelle un gouvernement fort. C'est Renan qui a dit que, dans une démocratie même libérale, l'absence d'un pouvoir fort rend dangereuse la pensée libre'. Ceux qui montrent le moins de souci de la politique, comme Théophile Gautier, en disent cependant assez, sans entrer dans le détail, pour qu'on les sente attachés à des formes de gouvernement très autori- taires. Quand l'Empire devient libéral, quand, le régime se relâchant, la vie politique commence à renaître, les Goncourt font entendre dans leur Journal des plaintes amères à l'adresse de cette pétaudière d'empire ramolli. On ne gouverne plus, on laisse tout aller, sous prétexte d'essayer d'un libéra- lisme dangereux qui perdra la France. Baudelaire qui a varié quant au régime, d'abord ennemi juré des républicains qu il croit hostiles aux beaux-arts et aux lettres, puis révolution- naire, puis indécis, n'en est pas moins attaché invariable ment au principe aristocratique. Selon lui, il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique. Monarchie ou république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles. Renan, dont nous avons vu la confiance dans le pouvoir de la science et dans le triomphe final de la raison, demande, en attendant, l'établissement d'un gouvernement puissant, très bien armé, qui force de 1. Préface des Dialogurs philosophiques. 2. M. E. Bergerat dit de Th. Gautier Le principe d'autorite, quel qu füt, lui semblait la sauvegarde des sociétés modernes.. 3. Baudelaire, Mon cœur mis à nu. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 195 bons rustiques à faire notre part de travail pendant que nous spéculons. Le gouvernement impérial était mauvais à ses yeux, mais non parce qu'il était oppressif, ou parce qu'il était issu d'un coup de force illégal; son vice venait de ce qu'il émanait d'une basse démocratie; or il serait contre nature qu'une moyenne intellectuelle qui atteint à peine celle d'un homme ignorant et borné se fit représenter par un gouver- nement brillant et fort. Pour Barbey d'Aurevilly, la démocratie n'entend rien à la littérature, et au fond elle l'exècre». Quant aux deux grandes institutions de la démocratie, le suffrage universel et l'instruction primaire, elles ne trouvent nulle part d'ennemis plus déterminés. Le suffrage universel est rendu responsable par Flaubert de tous les malheurs de la patrie en 1871. Il estime que nul relèvement ne sera possible tant qu'on n'en sera pas débar- rassé Le premier remède, écrit-il à George Sand, serait d'en finir avec le suffrage universel, la honte de l'esprit humain. Tel qu'il est constitué, un seul élément prévaut au détriment de tous les autres le nombre domine l'esprit, l'instruction, la race, et même l'argent, qui vaut mieux que le nombre». Et Flaubert déclare avoir peu de convictions politiques, mais avoir celle-la fortement. Renan pèse les avantages et les inconvénients de la monarchie héréditaire et absolue, puis les compare à ceux du gouvernement populaire, tenant compte de la mauvaise fortune qui peut faire naître un Commode d'un Marc Aurèle, appréciant en retour les avantages d'éducation et quelquefois de race dont un jeune souverain peut profiter; sa conclusion 1. Renan, De la réforme intellectuelle et morale. 2. Barbey d'Aurevilly, les Œuvres et les Hommes: A propos des Mise- rables, 1862. 3. Flaubert. Corresp., IV, 19. Ailleurs, revenant à sa conception ari-to- cratique Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une aristocratie naturelle. c'est-a-dire légitime. On ne peut rien faire sans téte, et le suffrage universel est plus stupide que le droit divin. (IV, 70.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 196 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. est que, somme toute, le hasard de la naissance est moindre que le hasard du scrutin». Essaiera-t-on d'élever le peuple en l'instruisant et de le rendre digne d'exercer sa part de souveraineté? C'était l'idée de Renan en 1848, quand il écrivait l'Avenir de la Science. Mais plus tard, quand il revoit son livre pour le publier et en écrit la Préface, il corrige celte vue en déclarant qu'on ne saurait trop faire pour la haute culture scientifique qui augmente sans cesse le capital des connaissances humaines, mais que se trop préoccuper de répandre et de vulga- riser ces connaissances est dangereux pour l'ensemble de l'humanité. La couche d'eau, en s'étendant, a coutume de s'amincir. Flaubert envisage cette question avec l'esprit de logique passionnée et un peu simpliste qui lui est habituel. Il s'agil d'élever le peuple d'un degré par l'instruction. Or qu'y a-t-il au-dessus du peuple? le bourgeois, qui, lui, sait lire, et mème possède plus que l'instruction primaire, mais n'en est pas moins fermé à l'art et incapable d'avoir du goût et du sens pour autre chose que pour ses affaires. Une fois instruit, se dit Flaubert, l'homme du peuple pensera comme un bour- geois. Est-ce la peine de se donner tant de mal, de faire un effort si gigantesque pour aboutir à ce résultat ridicule de multiplier le nombre des cerveaux bourgeois? Fort de cette logique, il conclut que l'instruction gratuite et obligatoire ne fera qu'augmenter le nombre des imbéciles, et que tout le rève de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Où sera le profit? Qui y gagnera? La clientèle des journaux s'étendra au détriment de l'art, des lettres, des sciences, de tout ce qui est sérieux et élevé: Quand tout le monde pourra lire le Petit Journal et le Figaro, on ne lira pas autre chose, puisque le monsieur, le 1. Flaubert. Corresp., IV, 79. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 197 LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. bourgeois riche ne lit que cela. La presse est une école d'abrutissement, puisqu'elle dispense de penser'. » C'est vers le temps où il écrit ces lignes irritées qu'après avoir enfin terminé la Tentation de saint Antoine il annonce (lettre du 19 août 1872) Bouvard et Pécuchet, caricature monumentale de la bourgeoisie ignorante et bornée, versée tout d'un coup dans la science, tâchant d'en tirer parti prati- quement, bassement, et intoxiquée par ce breuvage trop fort pour elle. Du moins les deux expéditionnaires autodidactes étaient-ils seuls responsables de leurs infortunes, mais va-t-on infliger bon gré mal gré un sort pareil à tant d'enfants du peuple innocents et simples, et multiplier à l'infini Bou- vard par Pécuchet? Quel profit pour l'art? Quel profit pour la science? Que peut gagner le pays à ce que tant de gens reçoivent une notion déformée et grossière de choses qu'ils ne comprendront jamais, faute de pouvoir les approfondir? Le fruit de leur science approximative sera un accroissement presque instantané de leurs besoins et de leurs prétentions, et cela est un danger pour la société, une menace pour la haute culture. D'ailleurs lui, Flaubert, un artiste, un styliste, et tous ceux qui n'écrivent que pour une élite de connaisseurs affinés, peuvent-ils penser qu'il sortira du peuple des disciples, des amis, des lecteurs pour eux? C'est bien improbable. Il n'y a que des risques à courir, pas d'avantages à attendre. Ainsi voit-on les Goncourt repéter, eux aussi, que le grand péril de la société moderne est l'instruction¹». On pensera peut-être qu'il y a certaines formes d'art, cer- tains genres littéraires qui, l'histoire est là pour le démon- trer, se développent malaisément sous les gouvernements trop forts, et ont besoin pour prospérer de liberté politique, qui ne s'accommodent que d'un régime où la politique peut ins- pirer et alimenter les lettres. C'est ce que soutint un jour 1. Flaubert, Corresp., IV, 75. 2. Goncourt, Idées et Sensations, p. 183. Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 198 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Prévost-Paradol dans un discours prononcé en 1868 à la séance annuelle des Cinq Académies. Il montra que l'histoire, l'éloquence, le journalisme se nourrissent de politique, el soutint que le culte de l'art pour l'art a été de tout temps le chemin de l'afféterie, de la subtilité prétentieuse et de la médiocrité ». Ce fut un beau tolle dans le camp de l'art pour l'art. Comme si l'éloquence, l'histoire et le journalisme (0 comble!) étaient de l'art! Comme si ce n'était pas justement recon- naître leur infériorité que de les déclarer incapables d'exister indépendamment de la politique! Tel est l'esprit de l'art pour l'art. N'y cherchez pas d'ail- leurs de théories à proprement parler. Dans tout le groupe. Renan seul est un penseur. Les autres expriment fortement ou plutôt violemment des sentiments qui leur sont dictés par un instinct très vif, et qui leur sont communs, avec les variantes introduites par la dissemblance des tempéraments individuels. Ce sont des hommes d'imagination; leur propre n'est pas de raisonner; ils affirment audacieusement ce qu'ils sentent. Les conséquences, même contradictoires, ne les frap- pent pas trop. Natures nerveuses, de premier mouvement, ils peuvent varier selon l'impression du moment et même varier gravement, le droit le plus sacré de l'homme étant, selon Baudelaire, de se contredire. Ils peuvent être retournés par Tapparition brusque d'une conséquence d'abord inaperçue, en subir une forte impression qui les fait sauter à la thèse opposée, au moins pour quelque temps. On a souvent, en les lisant, l'impression qu'on éprouve auprès de personnes très 1. On a dit de Bandelaire qu'il était d'autant plus indépendant qu'i dépendait uniquement de ses nerfs, capable de crier écrasons l'infame! devant les singeries de la devotion à la mode, et le lendemain d'exalter Jesuites, si quelque Prudhomme de la démocratie l'ennuyait de ses devla- rations banales.... Le but unique de Baudelaire, c'était le beau. (Asselh neau, Baudelaire, 34.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LE SENTIMENT ARISTOCRATIQUE. 199 impressionnables dont on craint d'adopter l'opinion trop chau- dement de peur de les voir se retourner contre vous, parce qu'on les aura agacées en interprétant trop à la lettre quelque boutade dont on n'aura pas assez senti l'exagération voulue. Un excès dont ils sont témoins les jette dans l'opinion exces- sive opposée; l'excès contraire les rejette d'où ils venaient, et ainsi les opinions tempérées, raisonnées et sages ne leur sont pas coutumières. Encore une fois, nous n'avons pas affaire à des philosophes, mais à des artistes. Ils ont la fougue, la vivacité d'impression, non la raison froide qui discute, pèse, fixe, met au point. Mais cet esprit, si variable et si mobile qu'il puisse être, n'empèche pas qu'il y ait un point constant chez tous, qui est l'aristocratie du caractère et du sentiment. L'esprit aristo- cratique avec ses conséquences, et spécialement l'orgueil qui en est inséparable, domine leur œuvre et leur vie. Nous ver- rons bientôt que l'art est pour eux plus que la vie. Nous le comprendrons mieux, maintenant que nous savons en quelle médiocre estime ils tenaient leurs contemporains, ceux qui vivaient de la même vie sociale. C'est à peine s'ils se sen- taient de même race et de même sang. Cela n'est pas indiffé- rent. L'inspiration n'est pas la même si l'on se représente les originaux que l'on étudie comme au-dessus de soi ou comme infiniment au-dessous. Un homme comme La Bruyère avait sans doute une haute idée de son art et de sa valeur morale, mais quand il observait dans les galeries de Versailles ou de Chantilly ces Grands qui montaient dans les carrosses du Roi, il est probable qu'il avait peine à ne pas subir un peu l'ascendant d'une condition si au-dessus de la sienne: quand le grand Condé ou Mme de Montespan posaient devant lui, toute sa philosophie ne l'empêchait pas de sentir que le personnage supérieur n'était pas là le peintre, mais le modèle. Cela se voyait au portrait. On pouvait déplorer une frivolité, une immoralité peu en rapport avec une haute fortune; on Digitized by Google Onginal from UNIVERSITY OF MICHIGAN 200 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. célébrait la vraie grandeur, on blamait la fausse. Toujours le ton était respectueux, même quand on sentait quelque indi- gnation qui perçait. C'était un homme de condition inférieure qui s'adressait à d'autres hommes moindres par l'esprit, mais capables d'entendre, capables de juger à leur tour. -Au contraire, quand Flaubert considérait un bourgeois de Rouen ou un électeur de Croisset, fût-ce un prince du commerce ou de l'industrie, ou un de ces vieux nobles, comme il en appa- rait aux yeux charmés d'Emma Bovary, qui autrefois avaient été aimés des reines, ce n'était jamais à ses yeux qu'un être inférieur, fermé à tout ce que lui, Flaubert, aimait et respec tait, à tout ce qui selon lui donnait du prix à la vie. Là aussi cela se voyait au portrait. On y sentait une curiosité atten- tive, mais souvent méprisante, de la moquerie plus ou moins contenue; s'il s'agissait de types bourgeois, une absence com- plète de sympathie et d'indulgence; dans les autres cas, de l'indifférence, ou de l'intérêt, mais venant de haut. Surtout aucun effort pour plaire, ou être utile. Quant au modèle, si on n'avait pas d'avis, de conseils, de remontrances à lui adresser, lui, de son côté, n'avait rien à apprécier, à juger. On n'écrivait pas pour lui, mais pour d'autres, des lettrés, les artistes, en petit nombre. Il était la matière de l'œuvre, rien de plus, matière sans valeur, jusqu'à ce que l'artiste, par l'observation et le style, en eût fait de l'art. Entre lui et l'artiste, rien, selon l'expression de Flaubert, qu'un rapport d'œil. Mettez maintenant que Flaubert n'est que le type le plus parfait du genre, l'adepte complet de l'art pour l'art. Pour remplacer son nom par celui des Goncourt, ou de Baudelaire. ou de Leconte de Lisle, vous n'aurez à modifier que peu de traits. Toujours la physionomie portera comme premier caractère le même air d'orgueil, la même expression aristo- cratique. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN II L'ART POUR L'ART ET LA VIE La vie de l'artiste. Intensité de l'émotion esthétique chez l'artiste. ba recherche et la jouissance du beau. Le caractère de la beauté. L'artiste et la vie contemporaine. Il évitera l'actualité, renoncera à la richesse, au succès, à l'amour, à toutes les formes de l'action. On a souvent remarqué que les poètes, les théologiens, les mythographes, fort à leur aise dans la description des souf- frances de l'enfer, se trouvaient un peu empèchés quand ils voulaient nous donner une idée des béatitudes paradisiaques. Le bonheur céleste, que les religions supérieures font con- sister en une contemplation passive, en une sorte de quié- tude inerte, a paru monotone. Et quant à astreindre l'élu à jouir sans répit des plaisirs de la vie terrestre continués dans une autre existence, les anciens eux-mêmes trouvaient que c'était une invention tout à fait primitive. Peut-être pourtant y avait-il mieux à tirer de la condition humaine. On eût pu penser que la qualité la plus digne d'ètre érigée en attribut divin était l'énergie créatrice, la fécondité d'un grand artiste. L'homme qui marche dans la vie enve- loppé d'illusion, créant des figures et des formes, s'entourant d'un cortège d'âmes issues du simple épanouissement d'une nature exceptionnelle, n'est-il pas le véritable Élu? Un Sha- kespeare, un Rubens, un Hugo, et, dans une sphère infé- Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 202 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. rieure, un Alexandre Dumas père, ont jeté dans le monde des sommes infinies de jouissance. Ils ont fait heureux pen- dant de longues heures des milliers d'êtres humains; ils les ont fait vivre en imagination d'une autre vie, supérieure en émotion, plus riche en péripéties; ils ont répandu autour d'eux l'oubli des choses attristantes; ils ont enthousiasmé des multitudes, distrait bien des gens d'un présent qui n'était pas toujours serein. Il y a des êtres qui ont fait cela sans effort, en développant naturellement des dons heureux, avec une puissance de fécondité, une force iné Luisables. Ceux-là pourraient passer pour les vrais demi-dieux. Mais tous les artistes ne produisent pas avec cette précieuse et magnifique facilité. Il en est, et au-dessous des génies, ce sont encore les meilleurs, qui conçoivent bien l'Idéal, mais se consument en efforts épuisants pour le réaliser. Ce sont des gens qui poursuivent sans relache une chimère insaisis- sable, mais ne la joignent qu'en certains instants heureux, trop rares; à peine atteinte, elle leur échappe, et la poursuite recommence toujours. Ceux-là sont souvent tristes, absorbés; ils perdent le sentiment des plaisirs ordinaires, ne goûtent plus les joies naturelles aux autres hommes et souffrent de douloureuses lassitudes: Les amants des prostituées Sont heureux, dispos et repus; Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées. C'est grâce aux astres non pareils. Qui tout au fond du ciel flamboient, Que mes yeux consumés ne voient Que des souvenirs de soleils '. Ils se plaignent ainsi. Mais leur vie inquiète est encore supérieure, d'après eux-mêmes, à la placidité satisfaite des 1. Baudelaire, Plaintes d'un leave (Fl. du Mal, CIII). Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 203 existences vulgaires qu'ils refuseraient d'échanger contre la leur. Ayant plus d'exigences et d'aspirations, ils ont moins de contentement, mais ils vivent tout de même plus pleinement. Le bonheur les fuit, mais ce bonheur qu'ils poursuivent est un bonheur superbe et transcendant. D'ailleurs ils contem- plent quelquefois en des songes fugitifs cet idéal dont la réalité leur échappe, et cela ranime leur espoir. Ils éprouvent dans l'activité toujours excitée de leur cerveau des émotions d'une intensité singulière et de plusieurs sortes: il en est que leur procurent la découverte et la contemplation du beau dans les œuvres d'autrui ou dans la nature; d'autres récompensent la réalisation pénible de l'Idée au prix d'un long travail; d'autres enfin, dans les bons jours, accompagnent le seul déploiement de l'effort créateur, quand la volonté se tend vers le but avec le concours harmonieux de toutes les énergies de l'âme. Ce sont là des émotions d'ordre intime, inaperçues et insai- sissables pour la foule, que beaucoup cachent d'ailleurs en eux-mêmes avec une sorte de pudeur, ou qu'ils ne dévoilent qu'à des compagnons de choix. Il faut pour les révéler des correspondances comine celle de Flaubert, ou un journal intime comme celui des Goncourt. Mais on les rencontre alors à chaque page. Voici Flaubert qui compose laborieusement, dans l'inquié- tude, ou plutôt, car ce n'est pas assez dire, dans l'angoisse; c'est en 1852, il n'a encore rien publié; qui sait ce que vaudra son œuvre? Qui sait, bonne ou mauvaise, l'accueil qu'on lui fera? Quel sera le résultat de tant de peines? Mais le succès est encore ce qui lui importe le moins. Il songe surtout à l'impression que lui fera à lui-même son œuvre terminée, son œuvre dont l'ensemble n'est encore pour lui qu'une vision qui l'enchante, mais qu'il craint toujours de perdre de vue, un mirage dans le lointain. Alors il écrit: Quand je pense à ce que cela peut être, j'en ai des éblouissements! mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m'est confiée à moi, j'en Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 204 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. ai des coliques d'épouvante à fuir me cacher n'importe on.. A d'autres moments, il ne veut se souvenir que des jouis- sances de sa vie d'artiste. Qu'importe le succès de l'œuvre! Qu'importe même sa valeur? Qu'importent les épreuves, les efforts, l'inquiétude? J'aurai toujours passé ma vie d'une noble manière, et souvent délicieuse".. Voici des émotions plus désintéressées encore puisqu'elles sont suscitées par l'admiration d'autrui, mais non moins fortes, et exprimées avec autant d'enthousiasme J'ai élé écrasé pendant deux jours par une scène de Shakespeare. Ce bonhomme-là me rendra fou. Un autre jour il écrit: Tu ne t'imagines pas quel poète c'est que Ronsard. Quel poète! Quel poètet Quelles ailest... Ce matin je lisais tout haut une pièce qui m'a presque fait mal nerveusement, tant elle me faisait plaisir. A Rome les mots lui manquent pour exprimer tout ce qu'il ressent: Je suis épouvanté du Jugement Dernier de Michel Ange. C'est du Gwthe, du Dante et du Shakes peare fondus dans un art unique; ça n'a pas de nom et le mot sublime me paralt mesquin.... J'ai vu une Vierge de Murillo qui me poursuit comme une hallucination perpe tuelle..... Ainsi il n'y a pas dans la vie de l'artiste, fût-il aussi lour menté que Flaubert par le sentiment des difficultés de l'art, que des tristesses et de l'abattement. Il y a dans son âme un apport constant, abondant, d'impressions agréables ou dou- loureuses, mais intenses, toujours renouvelées. Son existence est une vibration continue, et si vivre c'est sentir, il vit véritablement plus que tout autre. Le Prospero de Renan parle de la science qui n'allongera pas le nombre des années, mais fera qu'en quarante ans l'homme vivra cent fois plus 1. Flaubert, Corvкр., 11, 3, 3. d., 11, 376, 4. 1. 72. ... 11. 54. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 205 qu'autrefois en quatre-vingts. Ainsi fait l'art pour l'artiste. Il le fait vivre non plus longtemps, mais davantage. L'esprit est chez lui naturellement enthousiaste, possédé d'une soif d'admiration qui se change quand elle est déçue en mépris véhéments. Il ne faut pas attendre de lui les jugements impartiaux et modérés qu'on est en droit d'exiger d'un cri- tique. Il sent où d'autres raisonnent; de là la violence de ses opinions; de là ses convictions tranchantes. Si, indépendam- ment de toute sentimentalité banale, l'œuvre procure le choc nerveux, la petite extase que fait éprouver l'émotion intense, si les larmes viennent sourdre sous les paupières, si le besoin. vous prend de détourner un instant les yeux, ou de fermer le livre, dans l'étonnement et la stupeur du beau, alors l'Art est reconnu, salué, adoré, comme une divinité qui vient de se manifester. S'il n'y a pas d'émotion, l'œuvre est sans valeur, n'est pas, n'est rien, et aucun raisonnement, aucune réflexion n'y peut changer quelque chose. Il y a là une intuition qui peut, selon les tempéraments, rester passion pure ou se transformer en un raisonnement plus ou moins explicite; mais, en tout cas, c'est l'émotion qui est la base et le point de départ de tout. Le reste est surajouté, vient ensuite, ou ne vient pas. Cette faculté de vibrer au contact du beau, de sentir et de jouir là où d'autres passeraient indifférents, ou seraient fai- blement émus, est le premier élément d'une vraie nature d'artiste, à condition bien entendu que l'on n'entende pas par artiste un froid praticien en possession d'une technique plus. ou moins perfectionnée. La conséquence la plus immédiate de cette intensité de vie, dont l'affaiblissement même momentané amène le sentiment du vide, l'ennui et le spleen, est que l'artiste s'attache ardemment à ce qui la lui procure, comme le croyant à sa foi. La beauté est pour lui une idole, une idole multiforme à laquelle il consacre le plus fervent des cultes. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 206 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. En général il se préoccupe assez peu de la définir, surtout abstraitement. Rappelons-nous que nous n'avons pas affaire à des esthéticiens, mais à des hommes d'impres- sion, à des esprits intuitifs pour qui l'essence et la nature du beau importent peu. Ils n'en jugent pas par théorie et déduction, mais par ce qu'ils éprouvent en face de l'œuvre ou de la nature, c'est-à-dire en somme par rapport à leur propre tempérament et selon les besoins de leur sensibi- lité. Cependant, s'il s'agit de l'art qu'ils exercent, il est évident qu'ils y ont réfléchi, et que leur expérience leur a permis de léterminer une certaine quantité de règles dont l'application leur parait nécessaire, et que le plus on moins de conformité d'une œuvre avec ces règles intervient comme un élément souvent inconscient, mais toujours important dans leur impression. Encore est-il vrai que mème alors cela ne constitue pas un raisonnement discursif'; et d'ailleurs l'émo- tion du beau peut venir à l'artiste, tout aussi intense, d'arts qui lui sont étrangers et dont il ignore tout à fait la technique. Ce qui est certain c'est que la beauté, quelle que soit sa nature et sa provenance, est une porte grande ouverte sur l'idéal, c'est-à-dire sur un intini d'émotions et de jouissances dont la richesse contraste heureusement avec la réalité triste, monotone et bornée. C'est ce qu'exprime l'Hymne de Bau- delaire: Que tu viennes du Ciel ou de l'Enfer, qu'importe, O Beaut! Monstre énorme, effrayant, ingenu! Si ton oril, ton souris, ton pied m'ouvrent la porte D'un intini que j'aime et n'ai jamais connu? De Satan ou de Diett, qu'importe Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends, fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, & mon unique reine! L'univers moins hideux et les instants moins lourds 1. Happroeliez la definition kantenne du beau: Ce qui plait sans concepts 2. CE. plus haut Temotion procurce a Flaubert par Michel-An 3. Baudelaire, XM. Hymne a la Reuste Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 207 Notez l'accent pénétré, le ton de reconnaissance exaltée. C'est vraiment une invocation mystique; il s'agit de quelque chose de sacré, d'un principe surnaturel ou du moins supé- rieur à la nature, fleur des civilisations, charme des généra- tions. Leconte de Lisle en fait une essence éternelle, inac- cessible à la mort et au changement, et lui consacre des strophes idolatres: Elle seule survit, immuable, éternelle. La mort peut dissiper les univers tremblants. Mais la Beauté flamboie et tout renait en elle, Et les mondes encor roulent sous ses pieds blanes Elle est la fin suprême des mondes comme des individus; ce n'est pas trop dire qu'elle est l'idéal; elle est le Divin. Elle est même si haute qu'on craint de la voir se résoudre en abstraction, en forme pure, non pas imprécise ou nua- geuse, car nous sommes chez des gens qui aiment les con- tours arrêtés, mais vide. Quand on nous dit Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la forme, pourvu qu'elle soit belle, et rien an dela: quand on nous répète avec tant d'insistance, que toute considération de cause, de but extérieur doit être écartée, que la forme doit être à elle-même son but, nous sommes tentés de croire à quelque poussée dans ces âmes d'artistes du vieux virus métaphysique, à un effort pour restaurer des théories d'autrefois; nous nous attendons à voir ressusciter des entités esthétiques dans le genre du Beau Idéal de Quatremère de Quincy, quelque Beauté formelle, invisible et froide, quelque dernier vestige des Idées platoniciennes, comme il en subsiste encore quelques-uns dans les temps modernes. Mais nous avons affaire à des gens trop épris du réel, des couleurs, des formes animées, de la vie en un mot, pour s'attarder longtemps dans les nuées. Chez eux le culte du 1. Leconte de Liste, Hypatie, Poèmes antiques. 2. Flaubert, Corresp., 1, 113. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 208 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Beau se rattache toujours au monde visible. A un enthou- siasme presque mystique s'associe constamment un souci des choses matérielles assez vif pour qu'on ne risque pas de perdre pied. Voici par exemple Théophile Gautier, qui, lui aussi, a souvent célébré l'Art et la Beauté en strophes d'une pieuse ferveur et avec un sentiment presque religieux. Baudelaire lui attribue l'honneur d'avoir le premier dégagé l'art des excès de l'individualisme romantique et distingué la passion du beau, sentiment exquis et superlatif, des autres. passions humaines relativement vulgaires et banales, même dans leurs crises les plus tragiques. Le livre initiateur est ici Mademoiselle de Maupin Cette espèce d'hymne à la Beauté, dit Baudelaire, avait surtout ce grand résultat d'établir définitivement la condition génératrice des œuvres d'art, c'est-à-dire l'amour exclusif du Beau, l'idée fixe. Il est vrai que nulle part l'enthousiasme pour la beauté n'est plus follement exprimé que par les héros de ce monde enchanté. Ils ont des élans, des exaltations qui touchent au délire: J'ai désiré la Beauté, dit l'un d'eux, je ne savais pas ce que je demandais. C'est vouloir regarder le soleil sans paupières, c'est vouloir toucher la flamme. Je souffre horri- blement. Ne pouvoir s'assimiler cette perfection, ne pouvoir passer en elle et la faire passer en soi, n'avoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! N'est-ce pas la plainte affolée du mystique qui se désespère de ne pouvoir assez posséder son Dieu et s'absorber en lui! Mais Théophile Gautier était un esprit d'une nature trop concrète pour se complaire longtemps dans l'abstraction et pour se consumer tout entier à la flamme subtile du senti- ment. On sait que dans Mademoiselle de Maupin la beauté n'est pas dégagée de tout support matériel. L'amour des nobles 1. Baudelaire, Avi romantique: étude sur Th. Gautier. 2. Theophile Gautier, Mademoiselle de Maupin. Digitized by Google Original from LINIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 209 formes n'v est pas distinct de la sensualité, et même la sen- sualité, toute parée de fantaisie et toute gracieuse qu'elle soit, y déborde de toutes parts. Le désir et la volupté s'y associent à la beauté, franchement d'ailleurs et avec un air de provoca- tion à la pruderie bourgeoise qui s'explique par l'age de l'auteur et le caractère exubérant des productions de l'époque. Mais indépendamment de toute outrance voulue, l'opinion de Théophile Gautier est évidemment que la beauté humaine attire et légitime en même temps le désir, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, purifiant et ennoblissant tout autour d'elle. Pour lui la passion de la beauté est une passion comme les autres, participant à ce caractère sacré qu'on reconnaissait alors à toutes les impulsions passionnelles, plus sacrée encore, plus noble, plus rare, réservée aux âmes d'élite, mais nulle- ment métaphysique, bien pénétrée au contraire d'humanité et d'éléments positifs. C'est ainsi que Mademoiselle de Maupin est une longue et quelquefois prolixe apothéose de la beauté féminine. Les séductions diverses de la toilette et du nu y sont décrites avec une extrême complaisance, et en dernière analyse la passion du Beau s'y résout à n'être plus guère autre chose qu'une variété de l'amour, non la moins sensuelle. C'est le Désir, dont la simplicité primitive est accompagné, il est vrai, de l'appréciation exacte et détaillée d'un connaisseur très raffiné qui analyse, discute et compare. La volupté en est rehaussée, quelquefois déguisée, mais elle est toujours au fond de cette esthétiqne amoureuse. Elle la domine et la gou- verne. A vrai dire, l'amour du beau n'a pas chez tous les écrivains du groupe, un caractère sensuel aussi marqué, il ne l'a pas toujours même chez Gautier, car il arrive souvent que, à force de se développer et de s'aiguiser, le sentiment de l'art en vient à masquer la sensualité et presque à l'endormir. Reportez-vous par exemple à la description du corps de Manette Salomon 16 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 210 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. par les Goncourt et aux réflexions qui l'accompagnent. Manette Salomon est une Juive, un des plus beaux modèles de Paris, dont le métier est, par conséquent, de poser nue levant les peintres. Or elle a, nous est-il expliqué, cette pudeur particulière aux femmes qui professionnellement exposent sans embarras leur corps devant ceux qui travaillent à le reproduire par le pinceau ou l'ébauchoir, mais rou gissent, confuses et honteuses, dès qu'un homme qu'elles sentent étranger à l'art pénètre dans l'atelier. Ainsi les Goncourt détaillent minutieusement la beauté de Manette; ils célèbrent l'élégance des lignes, le ton des chairs, la souplesse des attitudes, mais à aucun moment ils ne nous laissent oublier que re corps de femme est consacré à l'art et non à la volupté. Il y a quelque chose de cela dans presque toutes les pein- tures de l'art pour l'art. La nudité y est voilée par la conside ration altentive et intelligente des ressources infinies de l'Art, et chez Gautier, chez Flaubert, chez Barbey d'Aurevilly, cher Baudelaire même, à plus forte raison chez Leconte de Lisle, il en est ainsi. C'est une affaire de circonstances, de propor- tion et de degré Le sérieux, la gravité de Renan, sa réserve philosophique ne l'empêchent pas de s'associer pleinement à cette apotheose de la Beauté et de se mettre tout doucement au niveau des plus exaltés quand il écrit des lignes comme celles-ci: Je ne comprenais que vaguement, et cependant j'entrevoyais que la beauté est wu don tellement supérieur que le talent, le gente, bhe vertu meme ne sont rien auprès d'elle, en sorte que la femme vraiment belle a le droit de tout dédaigner, quis- qu'elle rassemble, non dans une œuvre hors d'elle, mais dans sa personne même, comme en un vase myrrhin, tout ce que le génie esquisse péniblement en traits faibles, au moyen d'une fatigante réflexion'. Ailleurs, parmi des commentaires 1. Renan, Soarenirs d'enfance et de jeunesse. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 211 élevés sur la décadence et la fin du monde antique, il nous. dira de même que, aux yeux d'une philosophie complète, la beauté, loin d'être un avantage superficiel, un danger, un inconvénient, est un don de Dieu, comme la vertu'.. Telle est à peu près cette philosophie complète ou plutôt, car le mot philosophie éveille toujours des idées trop abstraites, tel est ce culte du beau dans quelques-unes de ses manifestations. C'est un culte qui, on le voit, s'adresse non seulement aux aspects durables ou, si l'on veut, éternels de la beauté, mais même à ses apparitions les plus éphé mères. Les fidèles de ce culte ont besoin pour être heureux, pour 1. Renan, More-Aurele, Il n'est peut-être pas tres necessaire d'ajouter. renda a la beauté en dehors d'eux-mêmes. Tout aussi cultivee en eux-mêmes, autant que leur personne plissirque le leur permettrait. Th. de Banville elebre la beaute de Bandelaire et le soin delicat qu'il prenait de la faire sabir par l'elegance d'une toilette sobre et minutiense, qui faisait un con- inste voulu avec le debraillé des premiers romantispues chevelus et bachte. Barbey d'Aurevilly, füographe et apologiste du dandy Brammell, etait sans étée des dandys, habillaient lien et portaient bean, Flaubert, qui avail ele fort beau dans sa jeunesse, avait des prétentions intermittentes. monter la garde et à faire son servire de garole national, por que le cos tume etail, selon lui, ridicule; cela aurait altere la leante de forme En 1932, il put un instant Fedre de se faire saintsimen mais quand j'ai vu, raconte-t-il, qu'il fallait mettre un pantalon llane, un gilet rosage, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN ce sont des traits un peu futiles, qur quelques-uns, Bot conteals de ee culte vonnu pour la recherche de ses tenues Son costume, dit Muse J. Adami Nee entomeute et nos idées araut fa70, p. 2o, révolte Faustere democrate quest mon pere: il est balulle en honume de cour gilet dejalud, vate de dentelle, habit d'etoffe superbe dont il est à peu per imposilde de deerire la forme. C'est Faristocrate en personne, mise, parde, repits, ses lore sont remplis de preceptes raisonnes sur les mille details de l'art de la budette des hommes et des femmes Th. de Banville et Levente de Lisie, Le plus superstitieux en fait de beaute et de toilette etail Theophile Gautier, Lum aussi avait été, dans sa jeunesse, Ires beau; il faisait peu de ras de la puissance, de la richesse, de but ev qui provoqpar Tambition des hommes, mais un jour que Maxime Duvamp loi demandait Quel don aurai--tu voulu posseder? il répondit: La Beaute. Il ne pouvait s'astevin ire a une levite bleue, j'ai reculé d'horreur, et j'ai spontanément renome au culte du lieu Pere et Mere. Je n'eninerai que dans une religion on Ton srea culin rite. Heaucoup plus tard, vieilli et flétri por la matache, il gardait encore. nous dit M. E. Bergerat, l'idée de sa beaute physique. Enfin, a l'apogee du lalent, il éprouvait une admiration naive pour les erricaine de la Tie Pers menne: Je n'oserais jamais leur proposer ma ropie, disait-il serieusement, -Flaubert (Préf. des Berniers Chanana) celebre la beaute apollonienne de Bouilhet. 212 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART.. s'intéresser à la vie, d'être en commerce constant avec la beauté et d'éprouver le plus possible les émotions qu'elle pro- cure. Ces émotions, il s'agit de les faire naitre aussi abon- dantes, aussi fortes que possible. Pour cela, il ne suffit pas d'assister en dilettante passif aux spectacles de la vie uni- verselle. Il faut, quand on se sent doué, coopérer autant qu'on le peut à la production du beau et connaitre les jouis- sances plus intenses de la création. Alors, si l'on estime que les conditions de la vie contem- poraine sont favorables à l'art, il sera avantageux pour l'artiste de se mêler à la société, d'entrer résolument dans le train des choses du siècle, de contribuer par son art à la mise en valeur des thèses morales ou politiques du temps, sans reculer devant l'action personnelle et directe, le cas échéant. On pourra, on devra prendre parti, partager les sentiments et les passions de ses concitoyens, combattre pour les mêmes idées ou la même foi, se décider pour ou contre les opinions qui les divisent. On verra dans l'art non pas un instrument, délicat sans doute, de satisfaction égoïste, mais un moyen de donner une expression durable aux sentiments les plus élevés. une communication d'ordre supérieur établie entre les hommes pour le plus grand bien et la plus grande harmonie des sociétés. C'est à cette tache que des voix nombreuses et pressantes ne cessaient de convier, comme nous l'avons vu, les artistes; voix qu'avaient fini par écouter, après avoir hésité plus ou moins, les principaux chefs du romantisme et notamment Victor Hugo, Lamartine et George Sand. Mais si, au contraire, on considère l'ambiance comme par trop défavorable, si on ne voit dans la société contemporaine. aussi bien dans ses manières d'être extérieures que dans ses plus secrets sentiments, que laideur et difformité, l'attitude sera tout autre. Or nous savons combien la société bourgeoise de 1830 à 1848, et de 1848 à 1870 était jugée par les néo- Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 213 romantiques réfractaire à tout idéal élevé, susceptible de gåter par une dangereuse contagion d'utilitarisme les plus nobles aspirations artistiques. Au lieu de se mêler à la société con- temporaine, ceux-ci s'en écartèrent done; après quelques tentatives à peine dessinées, comme celle de Baudelaire, pour la pénétrer d'art, ils se détourneront tout à fait d'elle. Ils se consacreront à l'art indépendant, à l'art pur, et comme il faut bien à l'art une matière, ou bien ils iront chercher cette matière dans le passé, ou bien ils la prendront dans le présent, mais pour en faire de simples représentations objec- tives, pleinement désintéressées, soigneusement purgées de toute considération morale ou sociale. Si l'on se détourne de la vie contemporaine, il est sage, il est naturel et logique de faire en même temps abstraction du public, et par conséquent de faire d'avance le sacrifice de tout grand succès. D'Alembert avait dit, et il ne faisait qu'in- terpréter la pensée du xvur siècle tout entier Malheur aux productions de l'art dont la beauté n'est que pour les artistes! Voilà, répliquent les Goncourt, une des plus grandes sottises qu'on puisse dire. De même Barbey d'Aure- villy écrit: Les artistes écrivent pour leurs pairs, ou du moins pour ceux qui les comprennent». Pourquoi? Parce que seuls les artistes peuvent être bons juges de l'art; ils sont plus exigeants, plus difficiles à satis- faire. En travaillant pour eux, on s'astreint à une discipline plus sévère, on manie des sentiments plus délicats; ils veulent des nuances plus rares, une technique plus parfaite. Ils savent aussi le prix de tout cela, et ce qu'il en coûte pour l'obtenir. Mais il y a encore de meilleures raisons. Les Goncourt, Barbey d'Aurevilly et tous ceux qui pensaient comme eux, ne pouvaient ignorer que travailler toujours pour les artistes est dangereux, que dans ce cas la technique finit par prendre 1. Goncourt, Idées et rensations, 2. B. d'Aurevilly, Preface d'Une vicille maitresse. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 214 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. une importance excessive au détriment de l'inspiration et de l'expression, que les ouvrages destinés aux seuls artistes, si parfaits, si finis qu'ils soient, ont toujours quelque chose d'incomplet, manquent d'ampleur, restent privés de ce rayon- nement qui fait les grandes œuvres. Sans doute ces inconvénients graves ne leur échappaient pas; seulement ils les estimaient moindres que ceux qu'ils évitaient en tournant le dos à la foule. Écrire pour le public, vouloir l'intéresser, d'après eux c'est s'astreindre à flatter ses goûts (et rappelons-nous en quelle estime ils tenaient. les goûts du public bourgeois); c'est s'abaisser à son niveau, abdiquer toute aristocratie de pensées et de sentiments. Célébrer les verlus bourgeoises, les plaisirs bourgeois, chanter la richesse, comme un Scribe, un Béranger, un Émile Augier, ti done! S'adresser au peuple vaudrait mieux à tout pretolre. Le peuple est plus susceptible de sentiments sincères et profonds. Mais pour lui plaire l'art est inutile. Ilest si facile à émouvoir! Les rangs sont si confondus dans res imaginations simples! Le premier feuilletonniste venu y vaul Balzac et l'auteur de n'importe quel mélodrame à succés y est à côté de Shakespeare ou de Molière et peut-être au-dessus. Pour le peuple, avoir baclé Monte Christo ou le Juif Errant. ou avoir fait les Miséraldes, c'est tout un. D'instinet même le peuple, comme le bourgeois d'ailleurs, ira plutôt à l'over la moins neuve, la moins fine, à celle où il retrouvera le mieux sa vulgarité native. Il est très vrai que le style le gène et le déconcerte. Ce n'est pas ce public de barbares qui con vient à des auteurs épris avant tout de forme, d'art et de style. Il y a aussi la tentation, la séduction de l'actualité. Les passions, les inquiétudes, les aspirations du moment sont une matière attirante. De très grands n'ont pas dédaigné de s'en inspirer, comme Hugo, et son œuvre y a gagné en reten tissement. Il a fait écho aux voix de la foule, et son éche Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 215 s'est amplement répercuté. On le lui pardonne, à lui, en faveur de sa maîtrise exceptionnelle. D'ailleurs il pouvait se le permettre, car c'est le privilège du génie de faire avec l'actualité des choses éternelles. Mais là est un grand danger. La nature de l'actualité est de passer. De grands succès en sont sortis, et puis s'en sont allés en fumée. Ainsi Casimir Delavigne Il s'est toujours trainé à la remorque de l'opinion, faisant les Messéniennes après 1815, le Paria dans le temps du libéralisme, Marino Faliero lors de la vogue de Byron, les Enfants d'Edouard quand on raffolait du drame moyen age.... Normand rusé qui épiait le goût du jour et s'y conformait, conciliant tous les partis et n'en satisfaisant aucun; un bourgeois s'il en fut! Flaubert qui parle, et du reste n'a pas tort. C'est Autre exemple l'immense succès de la Case de l'oncle Tom; succès sans précédent, mais succès d'actualité, œuvre fausse et sans avenir. Je n'ai pas besoin, observe encore Flaubert, pour m'attendrir sur un esclave que l'on torture, que cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux, et chante des hymnes, et lise l'Evangile, et pardonne à ses bourreaux, ce qui devient du sublime, de l'exception, et des lors une chose spéciale, fausse.... Quand il n'y aura plus d'esclaves en Amérique, ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires où l'on représentait invariable- ment les mahométans comme des monstres.... C'est là du reste ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel, la vérité seule. F'éternel, le Beau pur ne passionne pas les masses à ce degré- là. Voilà le danger de l'actualité. Elle pousse l'auteur à épouser les passions du moment et à voir comme la foule. Le moment passe, la foule voit autrement, et l'œuvre meurt. Un véritable artiste ne recherchera pas l'actualité. Il peindra ce qui ne passe pas et tichera d'écrire pour l'éternité. Scales 1. Flaubert. Corrεχμ., 11, 107. 2. Jd., II, 148. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 216 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. sont durables les œuvres conçues sans aucune préoccupation des goûts du public, conclut Leconte de Lisle'. En revanche il faut dire adieu à bien des choses. D'abord il faut renoncer à tirer parli de l'art pour soi-même. Il ne faut lui demander ni la richesse, ni même la gloire. Et pourtant, quoi de plus légitime? Pourquoi serait-ce déroger que d'em- bellir sa vie par le plus noble labeur? C'est que l'ambition et l'avarice sont là qui guettent l'artiste pour le disputer à l'art, et ce sont deux passions dont il n'est pas bon de subir la tentation perpétuelle. On fait d'abord une concession, puis on en fait une autre, et tout doucement on se laisse aller à travailler pour l'éditeur qui paie. Il n'est pas de pire déchéance. L'artiste s'abaisse dans ces marchandages, dans ces contrats où il faut faire commerce de ce qui ne peut s'estimer, débattre le prix de ce qui ne peut s'apprécier. Où est la mesure qui permet de fixer la valeur d'une œuvre d'art digne de ce nom? Vendre son œuvre, l'œuvre où l'on a mis sa vie et son indivi dualité, c'est vendre un peu de son âme, c'est déchoir en dignité. On trouve, dit Flaubert, que l'écrivain, parce qu'il ne reçoit plus de pension des grands, est bien plus libre, bien plus noble. Toute sa noblesse sociale consiste à être l'égal d'un épicier. Quel progrès! Le mieux est de renoncer à la richesse par un vœu déti- nitif. L'art, comme la religion, veut, non pas l'indigence, mais la pauvreté consentie librement. Voyez dans les Soucenirs d'enfance et de jeunesse les admirables pages où Renan explique comment il vécut, d'abord pauvre, puis dans la médiocrité, tout à son œuvre. Son rêve était, dans son dédain des intérêts matériels, d'être nourri, vêtu, logé, chauffé, sans avoir à y penser el sans rien posséder en outre. Plus tard. son éditeur Michel Lévy lui apparut comme un bon génie mis à son service par la Providence pour le dispenser des 1. Cité par H. Houssaye, Docours de réception à l'Académie Diegtied by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 217 négociations désagréables et lui assurer, sans qu'il s'en occupat, le produit de son travail. N'en était-il pas payé de reste par la joie continue qu'il avait à l'exécuter? A côté et au-dessus de la richesse, il y a le succès, la gloire. Comment n'en être pas tenté? N'est-ce pas la consécration naturelle de l'effort! Quelle flatterie est aussi douce à l'orgueil le plus dédaigneux? Bien peu méprisent le succès; beaucoup le recherchent; personne ne le repousse. Il n'y a que Flaubert pour avoir songé un moment à travailler toute sa vie sans rien publier'; même dans l'Art pour l'Art c'est une velléité qui n'est pas commune. Les Goncourt le constatent: La pure littérature, le livre qu'un artiste fait pour se satisfaire, me semble un genre bien près de mourir. Je ne vois plus de travailleurs de cette manière que Flaubert et nous. Mais au moins doit-on se borner à accueillir le succès, sans jamais le rechercher. La réclame, les sollicitations, les avances à faire aux confrères répugnent au pur artiste. Il faut tant de choses à côté pour assurer un succès! Flaubert poursuivi pour Madame Bovary et acquitté est célèbre du jour au lendemain, auprès des connaisseurs par son livre, auprés du public par son procès. Le voilà mécontent: Je suis faché de ce procès.... Cela dévie le succès, et je n'aime pas autour de l'art les choses étrangères. C'est à tel point que tout ce tapage me dégoûte profondément et que j'hésite à mettre mon roman en volume. J'ai envie de rentrer et pour toujours dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien. publier, pour ne plus faire parler de moi.. Et tenez pour certain qu'on n'est pas plus sincère. Voulez- vous le comprendre mieux encore! Lisez les deux lettres qu'il adresse à Maxime Ducamp, son ami intime, en 1852. 1. J'almets que je pablie:.... Jaurat done un autre fout que l'art meme; seul il m'a sufli jusqu'à présent, et s'il me faut quelque chose de plos, c'est que je baisse, (Lettre citée par Max. Ducamp, Sour, litter, 11, 12.1 2. Goncourt, Journal, 1868, 3. Flaubert. Corresp., 11, 72. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 218 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Elles sont hautaines, rudes, et cependant on l'aime de les avoir écrites. Maxime Ducamp, déjà lancé, connu, pressé d'arriver, l'engageait à faire comme lui, à venir à Paris, lui parlait de se dépécher, de se poser, de la place à prendre, de son poste d'homme de lettres. Il est temps, ajoutait-il, c'est le momcat. Je vise à mieux, lui répond Flaubert azaré, à me plaire. Le succès me paraît être un résultat, non le but.... Que je crève comme un chien plutôt que de håter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mûre! Et après avoir assez rudement malmené son ami, il terminait ainsi Nous ne suivons plus la même route, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise où chacun demande! Moi je ne cherche pas le port, mais la haute mer. Sijy fais naufrage, je te dispense du deuil. L'amitié des deux amis en fut refroidie, mais Flaubert avait affirmé une fois de plus des principes qui furent ceux de toute sa vie. De même après la Vie de Jésus, Renan se refuse à faire bruyamment de l'anticléricalisme, et passe, nous dit-il, un an à éteindre le style de son œuvre pour éviter la déclama- fion, qui a trop d'attrait sur les masses. Mais almettons qu'il ne puisse être question de la richesse. du succès; il faut vivre. L'artiste non renté doit-il renoncer a la littérature? Le mieux est certes d'avoir des rentes; c'était T'avis de Théophile Gautier, qui n'en avait pas. Flaubert, dit-il à Feydeau, a en plus d'esprit que nous.... il a en Fintelligence de venir au monde avec un patrimoine quel conque, chose qui est absolument indispensable à quiconque vent faire de Fart. Lui, Gautier, usait sa vie et son talent à des besognes écrasantes et ingrates, et ne s'en consolait 1... 11. 117. Bouilbet est encore plus irreductible sur ce point que son ami. C'est Flantert qui est oblige de lui conseiller quelques frequentation utiles, et qui lui reproche de negliger ou d'avoir neglige Janin, Dumas, uttinguer, Gautier, gens qui auraient pa l'aider à percer: Flaubert, for resp., III. 16.3 2. Feydean, Th. Gautier, p. 127. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 219 pas. Leconte de Lisle se réservait jalousement à l'Art, mais était peu à l'aise et fut longtemps fort pauvre. Un jour Napo- léon III lui fit offrir une pension de 300 franes par mois s'il voulait dédier ses traductions au prince impérial. Il serait sacrilège, répondit le poète, de dédier ces chefs-d'œuvre antiques à un enfant trop jeune pour les comprendre. >> Cest un beau trait, mais combien dans sa situation auraient accueilli l'offre, et d'autres analogues, auxquelles l'art n'eût vu qu'à perdre. Que faire: Flaubert conseille à Feydeau ruiné de choisir une profession à côté, tout à fait étrangère à la littérature. Au moins l'art n'est pas rendu vénal, et l'artiste reste pur. Renan va plus loin. Il répudie tout partage de l'activité intellectuelle et conseille de prendre un métier qui ne détourne en rien l'esprit. Ainsi l'enseignement absorbe et use, 'moin Bonilhet, répétiteur pour candidats au bacca- laureat, s'épuisant pour vivre mal, bien qu'il fit du theatre, el y réussit à peu près. Il en est de même, observe encore Renan', de la plupart des professions libérales; il leur préfère un métier manuel qui ne soit pas trop fatigant, comme celui qu'exerçait Spinoza. Il est vrai que Spinoza, selon Colerus, vivait avec & sous par jour. Mais la question n'est pas encore résolue; car, s'il est difficile, et dangereux aussi, de vivre de son art, il ne l'est pas moins de trouver ailleurs, sans se dépenser, des ressources suffisantes. Le train de la vie moderne fait à Fartiste une situation pleine de périls.. Trouvera-t-il du moins d'un autre côté, par compensation, les jouissances que goûtent librement les plus humbles, La 1. Il eut, parait-il, la pension quand meme, sans conditions, et la foucha jusqu'a la tin de Empire. J. Dorni. Leronte de Lode intime, p. 11.107, pome plus de détails M. A. Leblond, Merrure de France, novembre t Erconte de Lisle is la fin de an rie, et Calmettes, Leconte de Lisle et ses unsa 2. Flaubert, Correap. III. 172。 3. Benan, Avenir de la science. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 220 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. réponse est inhumaine s'il s'est vraiment voué à l'art, il fera bien d'y renoncer aussi. En dehors de la richesse et de la gloire, les autres hommes peuvent trouver les raisons d'aimer la vie dans l'amour et dans l'amitié. Or il n'est pas douteux que l'école de l'art pour l'art n'ait considéré l'amour, heureux ou malheureux, légitime ou non, comme nuisible au dévelop- pement de l'artiste. L'amitié seule lui est laissée; encore, qui le croirait? a-t-on fait des réserves. Que voulez-vous? Un homme qui s'est institué artiste n'a plus le droit de vivre comme les autres'. Théophile Gautier admirait beaucoup Flaubert sur ce point. Il a eu, disait-il, la sagesse de ne pas embarrasser sa vie d'une femme légitime ou illégitime, ni d'enfants. En effet. sa conviction était que tot ou tard la femme, s'il lui eût ouvert son cœur, eût tué en lui le sentiment de l'art. Souvent il l'a déclaré. Un temps il aima Louise Colet. Elle lui reprochait de l'aimer peu et mal. Il lui répond: J'ai voulu t'aimer et je t'aime d'une façon qui n'est pas celle des amants: nous cussions mis tout sexe, toute décence, toute jalousie, toute politesse à nos pieds, bien en bas, pour en faire un socle, et. montés sur cette base, nous eussions ensemble plané au-dessus de nous-mêmes. Les grandes passions, je ne dis pas les tur- bulentes, mais les hautes, les larges, sont celles à qui rien ne peut nuire et dans lesquelles plusieurs autres peuvent se mouvoir. Ce n'était plus guère de l'amour qu'un amour ainsi entendu. L'amour n'admet pas un si généreux partage aver d'autres passions. La passion de l'art eût pris, prenait chez Flaubert beaucoup trop de place au gré de Mme Colet, 1. Flaubert, Cororsp., IV, 229, à Guy de Maupassant. 2. Feydeau, Th. Counter, p. 127. Une femme a aime Flaubert silencieu sement et ardemment. Le hasard rendit Th. Gautier temoin d'une scene pénible: il dit a Flanbert Pourquoi es-tu si dur envers cette malheu- rruse Flaubert répondit: Elle pourrait entrer dans mon cabinet. Max. Ducamp, Sour. litter., 11, 336.) 3. Flaubert, Corresp., 11, 338. Diegtied by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 221 qui en faisait de fréquents reproches à son ami. Mais lui s'excusait de ne pouvoir aimer autrement. On le comprend mieux encore quand on lit son Education sentimentale. Le héros en est un jeune homme, Frédéric Moreau, nourri de romantisme, et qu'enthousiasment les héros du sentiment René, Franck, Lara, Lelia et autres. princes ou princesses de la passion. En effet c'est la passion qu'il estime surtout; c'est elle qu'il recherche, non seulement pour vivre plus pleinement, mais parce qu'il croit y trouver un principe de fécondité artístique. Il dit à un ami, confident de ses espérances: J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé.... L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produi- sent les œuvres sublimes». Or la suite du roman révèle le fiasco de cette méthode. Elle aboutit au néant. Frédéric Moreau ne fait rien, gache sa jeunesse el compromet sa vie. La femme l'a perdu. Les Goncourt ont été du même avis. Dans deux de leurs romans, dans Charles Demailly et dans Manette Salomon, ils développent une thème analogue l'anéantissement de l'artiste par la femme. Charles Demailly n'avait qu'une pas- sion: les lettres. Un jour il s'éprend d'une jolie actrice, qu'il épouse. Dès lors c'est fait de lui. Sa femme semblait spiri- tuelle, intelligente, digne de le comprendre. Ce n'était qu'un dehors; foncièrement, elle était, comme toute femme, senti- mentale et banale, asservie à Scribe et à Paul de Kock. Elle ne comprend pas son mari, cherche à le pousser au succès immédiat et le perd par inintelligence et légèreté. Un autre, le peintre Coriolis, de Manette Salomon, s'était promis de ne pas se marier, non qu'il eût de la répugnance pour le mariage, mais le mariage lui semblait un bonheur refusé à l'artiste. Le travail de l'art, la poursuite de l'inven- 1. Flaubert, Education sentimentale, 1. 25. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 222 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. tion, l'incubation silencieuse de l'œuvre, la concentration de l'effort lui paraissaient impossibles avec la vie conjugale, aux côtés d'une jeune femme caressante et attrayante, avaul contre l'art la jalousie d'une chose plus aimée qu'elle, faisant autour du travailleur le bruit d'un enfant, brisant ses blees, lui prenant son temps;... il avait encore sur la femme Tide que c'était par elle que se glissaient chez tant d'artistes les faiblesses, les complaisances pour la mode, les accommode ments avec le gain et le commerce... Il eût bien fait de s'en tenir à ces principes, le malheureux Coriolis. Il s'éprend d'une Juive qui lui sert de modèle, pas sion double où la sensualité de l'homme et l'admiration de l'artiste entrent à dose égale. Il en fait sa maîtresse, puis sa femme.. Désormais c'est fini de son avenir. En une des plus délicates étules du roman contemporain les Goncourt mou trent cette femme heureuse d'appartenir à un artiste deja connu, l'en aimant presque; s'associant à son travail par une aide matérielle, nettoyant brosses et palettes, se glissant dans sa vie, d'abord docile, calme et reposaute pour ses nerfs d'artiste, puis peu à peu prenant conscience de sa force, le dominant par degrés. Les essais d'art original de Coriolis échouent; il persévère quelque temps, puis sa volonté autre- fois si tendue faiblit; à la veille d'emporter le succès il renonce à lutter contre les dernières hésitations du public et de la critique. Sa femme a écarté de lui ses amis artistes, n'accueillant que ceux qui sentent et raisonnent bourgeoise- ment: elle l'a énervé par des contrariétés journalières an bout desquelles elle laisse toujours entrevoir la perspective d'une rupture; elle a détruit sa confiance en lui-même: elle lui a fait abalonner tous ses rêves d'art l'un après l'autre pour lui faire gagner de l'argent. L'art est victime de l'amour. Ailleurs, dans les Frives Zemganno, dans La Faustin, Edmond de Goncourt a montré Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 223 le contraire, la revanche, l'art vainqueur à son tour, mais tou- jours il y a antagonisme. L'accord est impossible'. La sagesse conseille done de ne demander à la femme que des satisfactions d'ordre sensuel ou esthétique, de la tenir en dehors de la vie, et d'éviter l'amour vrai, par lequel on se dévoue en cessant de s'appartenir. Qu'elle fasse tressaillir les sens et vibrer l'imagination, mais que le cœur lui soit fermé, et qu'elle n'approche pas de l'intelligence. Toute l'œuvre de Gautier et de Baudelaire témoigne qu'ils ne pensaient guère autrement. Il paraît que les femmes out tenu une certaine place dans la vie de Leconte de Lisle. Il a en effet chanté, et avec la plus exquise délicatesse, l'amour profond et impérissable; mais il faut remarquer qu'il l'a presque toujours pris à l'état de souvenir ou de rêve lointain, à l'écart de la vie. Quant à Bouilhet, il lui arriva d'être un jour trahi par une femme qu'il aimait. Il ne dit pas s'il en souffrit. Ce que nous savons, c'est qu'il pardonna, et nous avons les vers dont il accompagna son pardon: Garde-le, large el frane, comme fut ma tendresse: Que par aucun regret ton cœur ne soit mordu: Ce que j'aimais en toi, c'était ma propre ivresse, Ce que j'aimais en toi, je ne lai jos perdu. Ta lampe n'a brûlé qu'en empruntant ma flamme; Comme le grand convive aux Noves de Cana, Je changeais en vin pur les fadeurs de ton âme, Et ce fut un festin dont plus d'un s'étonna. 1. Les Goncourt, dit Mme Sand, ont à tel point fréquenté et aime les femmes du xvur sicrle, qu'ils détestent la femme da xix: ils sont incapable- de la comprendre, ils la trouvent grossiere, Tavilissent, in materialisent, ne lui laissant que la mechancete, la dehanche on l'imbecillite. Ils sont anti- féministes, dedaignant le rève dans la femme. Fideal qui leur échappe parce qoils le nient.... (Happorte par Mme 1. Alam, Mes sentimeets et mis ofers and 1870, p. 450.) 2. Calmettes, Leeunte de Lisle et res quis, chap. vt. 1. Le Munchy Poemes Larbaresit News Fépais syoumore, le Parfum in péris sable, Illusion supovime (Poemes tragiques 1. Le pardon. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN まさ LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Tu n'as jaunais été, dans tes jours les plus rares. Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, Et comme un air qui chante au bois errux des guitares J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.... Je pense que c'était l'orgueil de l'artiste qui dictait au modeste et doux Bouilhet ces strophes hautaines. Si elles sont parmi les plus belles qu'il ait trouvées, c'est peut-être parce qu'elles étaient inspirées par un sentiment profond qu'une infortune particulière avait réveillé en lui, celui de l'infériorité radicale, méprisable, presque pitoyable, de la femme vis-à-vis de l'homme qui pense et de l'artiste. On se gardera donc de lier sa destinée à celle d'un être trop inférieur. On lui demandera et on lui donnera la bonté, la volupté, la charité, l'admiration, le plaisir des yeux: l'amour, jamais. Il y a moins à insister sur l'amitié. Elle est doure à tous. Il semble qu'elle soit surtout nécessaire à celui qui lutte. Elle n'est pas proscrite, mais on se tient quand même sur la réserve. Renan pense souvent que l'amitié est une injustice qui ne vous permet de voir que les qualités d'un seul, et vous ferme les yeux sur les qualités d'autres personnes plus dignes peut-être de votre sympathie. Se lier d'amitié, c'est en quelque sorte renoncer à sa liberté, à son impartialité: c'est la plus lourde chaîne pour l'indépendance. A cela on opposera l'amitié de Flaubert et de Bouilhet, d'Edmond et de Jules de Goncourt, de Renan lui-même et de sa sœur Henrielle, mais on verra vite que l'amitié permise et pratiquée ainsi n'est que l'amitié dans l'art, à l'exclusion de tout autre. Elle suppose mêmes visées, mêmes goûts, com munion complète dans le culte d'un même ideal: Aimons- nous en l'art, comme les mystiques s'aiment en Dien, dit quelque part Flaubert. C'est un haut compagnonnage 1. Festens et Astragales: A une femme. 2. Henan, Sowpenis drufoure el de jeunesse. 3. Flaniert, Corresp., 11. 28, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA VIE. 223 d'âmes associées pour une même tâche esthétique, où l'art est tout, où tout est pour l'art et par lui. Donc l'art absorbe et embrasse tout. C'est l'art jalous. Il tient lieu de tout, remplissant les cœurs. Comme dit Théo- dore de Banville: L'art jaloux donne au sage Théophile Gautier Le monde entier. Du moins il doit le lui donner. Mais Théophile Gautier trouvait qu'il ne le lui donnait pas toujours, et il se plaignait souvent. Ses amis aussi se plaignaient plus ou moins. Et il faut croire que, si l'art leur procurait des jouissances d'une qualité et d'une intensité exceptionnelles, il leur imposait en revanche trop de privations, trop de sacrifices pour qu'ils pussent être heureux; car malgré tout ils demeuraient pessi- mistes. 15 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 111 L'ART POUR L'ART ET LA MORALE L'art et Futile, l'artiste et Thomme d'action. L'art et l'action morale Timmoralisme romantique et l'amoralisme néo-romantique. Qur lart peut et doit etre independant de la morale. Que l'art vrai n'est jamais immoral. Qu'il a même en lui une moralité sui generis supericure à la morale vulgaire, Beaucoup de personnes admettront assez facilement que l'artiste renonce à tirer profit de l'art pour lui-même. C'est affaire à lui. Mais si l'art ne peut être mis au service de lins égoïstes, même des plus naturelles, si même il exige tant de sacrifices de ceux qui se consacrent à lui, la somme de puis sance et d'énergie qu'il représente sera-t-elle perdue pour T'humanité: Indépendamment de tout dessein personnel, l'art ne pourra-t-il être utile? Utile pour l'enseignement des vérités de la morale générale, utile pour apporter une contribution au progrés des institutions, pour préparer le passage à des formes sociales jugées supérieures? C'est un lieu commun d'esthétique depuis Kant que d'op poser l'utile et le beau; on a même coutume de se servir de T'un pour définir l'autre, par exclusion. Mais jamais l'oppo- silion n'avait été aussi marquée. L'art subordonne le réel a T'idéal. L'utile est au contraire l'appropriation des choses aux exigences du réel, c'est-à-dire, ne l'oublions pas, soit aux Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. besoins de la société bourgeoise, soit aux revendications de la démocratie. C'en est assez pour que des esprits à la fois anti- bourgeois et antidémocratiques établissent un antagonisme absolu entre l'art et l'utile. Il n'y a de vraiment beau, déclare Th. Gautier, que ce qui ne peut servir à rien.... Tout ce qui est utile est laid'. De même les Goncourt vous diront: Demander à une œuvre d'art qu'elle serve à quelque chose, c'est avoir à peu près les idées de cet homme qui avait fait du Nanfrage de la Méduse un tableau à horloge, et mis l'heure dans la voile".. D'ailleurs l'utile est, comme l'actualité, exposé à passer. Ce qui est utile aujourd'hui ne le sera plus demain, et pour des artistes soucieux de l'avenir de leurs œuvres, c'est encore un bien grave défaut, car la postérité, dit Flaubert, ne tarde pas à délaisser cruellement ces gens-là qui ont voulu être utiles et qui ont chanté pour une cause; et Flaubert ne pense pas qu'il y uit des causes éternelles. Baudelaire, Th. de Banville en disent autant. L'utile est. juste le contraire du beau. Faire de l'art utile, servir une cause, un parti, faire, en quelque manière ou à quelque degré que ce soit, œuvre d'homme d'action convient mal à l'artiste. D'ailleurs l'action est odieuse à des hommes qui, de propos délibéré, se sont retirés à l'écart de la vie. Par délicatesse morale autant que par inaptitude naturelle, ils y sont impro- pres; ou ils l'ont toujours été, ou ils le sont devenus, absorbés par l'art, facilement vaincus même par de médiocres adver- saires, ce qui contribue à les détourner d'agir: Toutes les 1. Th. Gautier. Mademoiselle de Maupon. Prefare. 2. Gourourt. Jouw, 1866 1. Flauberi, Corresp., 11. 212. 4. Si in savais tous les invisibles filets d'inaction qui colourent mon corps et tous les brouillard qui me luttent dans la cervelle! J'éprouve sou- vent une fatigue a périr d'ennui lorsqu'il faut faire n'importe qoni, et c'est à travers de grands efforis que je linis por saisir l'oler la plus nette..... J'ai la vie en haine... oui, la vie, et tout ce qui me rappelle qu'il faut la subir. C'est un sapplice de manger, de m'habiller, detre delaut... Lettre de Flaubert, estée par Max. Ducamp, Sour, litter, 21 octobre 1st Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 228 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. fois que je me suis livré à l'action, dit Flaubert, il m'en a cuit. Donc assez, assez! Cache ta vie!» Baudelaire recommande de supprimer soigneusement toute activité, source fatale de regrets futurs. Considérez les hiboux prudents, oiseaux immobiles consacrés à la sage Minerve, et prenez modèle sur eux: Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement. L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place. On ne défendra donc aucune cause, on ne soutiendra aucune doctrine, exception faite naturellement pour celle de l'Art indépendant, encore sera-ce avec peu d'insistance rela- tivement, peu de volonté de la répandre, comme si elle devait se garder d'autant plus pure qu'elle aurait moins d'adeptes: de l'indignation, des objurgations, de l'agacement, rien qui ressemble à une propagande, à une action. Théophile Gautier, dans ses Salons ou dans ses Feuilletons dramatiqnes, se garde de soutenir aucune école; il décrit beaucoup, exprime ou expose des impressions, juge peu, comme si juger c'était encore une manière d'agir. Renan aime en Jésus l'artiste exquis du christianisme. Au contraire, l'âme rude et volontaire de saint Paul, l'homme J'action des Origines, lui plait peu et lui inspire ces réflexions: L'homme d'action, tout noble qu'il est quand il agit pour un but noble, est moins près de Dieu que celui qui a vécu de l'amour pur du vrai, du bien et du beau,... le contact avec la réalité sonille toujours un peu,... Thomme d'action est tou- tours na faible artiste, car il n'a pas pour but unique de 1. Flaubert. Care IV, 12 2. Bawlelaire, Flence du mal, LXIX. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 229 refléter la splendeur de l'univers. Ainsi entre l'art et l'ac- tion il y a antithèse, et des deux, c'est l'action qui est d'essence inférieure. L'action exige trop de concessions, de transac- tions, d'adoucissements, par quoi les principes en viennent toujours à subir des altérations. Elle exige surtout trop de coudoiements peu nobles. Dans ces compromissions néces- saires la volonté pure finit par dévier de son but. L'idéal s'y obscurcit. La vie y empiète sur l'art. Ceux qui se livrent à l'action poussés par l'intérêt per- sonnel sont jugés. Ce sont des bourgeois. Ceux qui s'y livrent par dévouement à une doctrine, à une idée, ceux qui font de l'humanitarisme sincère, peuvent le faire, s'ils sont étran- gers à l'art. On les regardera s'agiter au-dessous de soi. Mais peut-on pardonner cela à un Hugo, à un Michelet, à un Dumas fils, ou, comme dit Baudelaire, à la femme Sand Gautier, Th. de Banville ignorent de parti pris tout ce qui est politique; Baudelaire, les Goncourt s'y intéressent par intervalles. Leconte de Lisle établit une distinction formelle entre le monde de l'action et le monde de l'art. Flaubert suit volontiers les mouvements sociaux; Renan les étudie et en raisonne; mais leur avis à tous est qu'il ne faut pas y méler l'art. Flaubert ne parle qu'avec un indicible mépris des théo ries, symbolismes, Micheletteries, Quinetteries, et Baude- laire revenant de Belgique (1866) manifeste dans ses notes de voyage une grande colère contre le peintre Wiertz, peintre a idées, infame puffiste, charlatan, idiot, voleur! il croit qu'il a une destinée à accomplir! Il le compare, grand honneur, à Victor Hugo. C'est aussi un humanitaire 1. Renan, Saint Paul. Wiertz et 2. Quelque vivantes que soient les passions politiques de ce temps, elles appartiennent au monde de l'action: le monde speculatif leur est étranger. Ceci explique la neutralité de ces études.... Leconte de Liste, Pref. des Poèmes antiques.) Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 230 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Victor Hugo veulent sauver l'humanité s'écrie-t-il, à la fois indigné et consterné. C'est nuire à l'art bien gratuitement. Cela sert si peu l'humanité! Car les artistes ont leur philosophie, sommaire il est vrai, mais qui est bien celle qu'ils doivent avoir, une philosophie d'artistes. Puisque la direction des sociétés humaines est retirée à l'aristocratie des penseurs et des poètes que la multitude écarte jalousement, ils sont réduits au rôle de contemplateurs, qui du reste leur convient. A forve de regarder la vie en spectateurs, sans s'y mêler, seulement pour la représenter, ils ont acquis un sentiment vague mais profond de la passivité de l'homme et du déterminisme uni- versel. Ils pensent que l'homme ne peut rien sur la marche des événements; il est dans la vie comme au théâtre, aussi impuissant que le spectateur de la salle à l'égard des péripé ties qui se déroulent sur la scène La volonté individuelle de qui que ce soit n'a pas plus d'influence sur l'existence ou sur la destruction de la civilisation qu'elle n'en a sur la pousse des arbres ou sur la composition de l'atmosphère.. Seule l'action des masses est efficace, mais elle échappe á toute direction intelligente. Et Gautier applique aussi à Bau- delaire ce que Baudelaire lui-même disait d'Edgar Poë dans une Préface aux Histoires extraordinaires: Il avait en hor- reur les philanthropes, les progressistes, les utilitaires, les utopistes, et tous ceux qui prétendent changer quelque chose A l'invariable nature et à l'agencement fatal des sociétés.. L'homme intelligent tächera de prendre conscience du mou- vement qui l'emporte et de le comprendre. L'artiste cher chera à en représenter certains épisodes; mais là se borne 1. Bamlelaire, Eutres prathumes, Crépet, p. 45-46 2. I'ne exception doit être faite ici pour Barbey d'Aurevilly qui, lui, trome moyen d'etre à la fois artiste et polemiste. M. Paul Bourget dit avec raison Il était né et il était peste fanatique de l'action. (Préf, des Memoranda 3. Flaubert, Corrтер.. 11. 13. 4. Th. Gautier, Notice à Bawlelaire, p. 12. Diegtied by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 231 son rôle. L'action n'a de valeur pour lui qu'à titre de spec- tacle. Il est vrai que, ainsi comprise, elle peut l'intéresser beaucoup, surtout si elle est énergique et violente, surtout si elle est vue à travers le passé, avec un recul qui la grandit en faisant disparaître la mesquinerie et la trivialité des cir- constances. Ainsi Flaubert, qui lève les bras de pitié quand on lui parle des hommes d'action contemporains, éprouve une grande et sincère admiration pour Alexandre, pour Vol- taire, pour Marat, représentants très divers de l'énergie humaine. Il y a cependant une forme d'action qui est spécialement respectable, au moins quand on s'y livre avec sincérité: c'est l'action morale. Elle porte sur des maximes reconnues sacrées, supérieures à l'humanité. Elle s'exerce au-dessus des partis; elle est désintéressée, c'est une cause éternelle. Elle échappe donc aux reproches que l'on fait aux autres formes d'action. L'artiste ne pourra-t-il s'y livrer L'artiste ne pourra-t-il être moraliste! On connait la réponse. Elle est formellement négative. Il y a incompatibilité absolue entre l'art et l'intention de mora- liser. Elle a toujours été moraliste, dit Baudelaire en par- lant de G. Sand, aussi elle n'a jamais été artiste, Les raisons en sont diverses. D'abord on fait observer que la morale se présente rare- ment à l'état de pureté absolue. Le désintéressement, le caractère éternel n'y sont souvent que des apparences. La morale qu'on vous prêche est souvent une morale de parti où entrent, en quantité variable et qu'il est difficile de doser, des éléments intéressés, de simples coalitions d'intérêts privés qui n'ont assurément rien de sacré, ni d'éternel. Arrivant en åge de produire et de figurer à son tour sur la 1. Baudelaire, Mon cour mis à nu (Curves posth., Crépet, 101, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 232 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. scène littéraire, vers 1845 ou 1850, la jeune génération romantique se trouve débordée de toutes parts par les mora- listes. Baudelaire remarque (1850) que depuis quelque temps une grande fureur d'honnêteté s'est emparée du théâtre et aussi du roman'. Bouilhet note sur ses cahiers que ce siècle est essentiellement pédagogue. On n'entend autour de soi que prédications: Il n'y a pas de grimaud qui ne débite sa harangue, pas de livre si piètre qui ne s'érige en chaire à prècher. Mais sans compter que ce beau zèle est peu artiste, on n'a pas de peine à y déměler l'influence et les principes des partis en présence, également antipathiques aux fils du romantisme. Ce n'est pas la morale éternelle que l'on prêche, c'est d'une part la morale des bourgeois, et de l'autre la morale démocratique: Il est douloureux de noter, con- state Baudelaire, que nous rencontrons des erreurs sem- blables dans deux écoles opposées, l'école bourgeoise et l'école socialiste. Moralisons! Moralisons! s'écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires. Naturellement l'une prêche la moralité bourgeoise et l'autre la morale socialiste. Dès lors l'art n'est plus qu'une question de propagande!. Sollicité, tiraillé entre deux partis qu'il considère comme également réfractaires à l'art, l'artiste s'abstiendra. Les romantiques s'étaient trouvés les premiers, dans une situation peu différente, vers 1830, comme en témoignent la Préface de Mademoiselle de Maupin et la Préface des Pre- mières poésies de Th. Gautier, mais eux ne s'étaient pas con- tentes de s'abstenir. A cette morale bourgeoise et à cette morale démocratique qu'on leur jetait à la tête en leur repro- chant de ne pas la professer, ils avaient opposé la doctrine de l'art indépemlant C'est la mode maintenant, disait Th. Gautier, d'ètre vertueux et chrétien.... On parle de la 4. Baudelaire, Art romantique. Prames et romans honnifer, 2. Cf. Flaubert, Préface des Dernières chansona. 2. Baudelaire, Art romantique, Drames et romans honnêtes. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 233 sainteté de l'art, de la haute mission de l'artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l'École angélique, du Concile de Trente et de mille autres belles. choses. Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme, ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale et amalgament avec un sérieux digne d'éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainte Convention..... D'autres y ajoutent pour dernier ingrédient quelques idées. saint-simoniennes. Ceux-là sont complets,... il n'est pas donné au ridicule humain d'aller plus loin'! Il ajoute qu'on accuse de la corruption régnante le dévergondage roman- tique, à quoi il répond, non en défendant le romantisme du reproche d'immoralité, qui ne l'effraie pas, mais en essayant de prouver que les classiques n'étaient pas plus moraux. Mais les romantiques ne se contentaient pas de proclamer l'indépendance de l'art à l'égard de la morale, ils opposaient, à cette morale qu'on leur reprochait de transgresser au lieu de la défendre, une morale à eux, la morale romantique. On sait que le caractère essentiel de cette morale était l'extrême importance que prenaient le sentiment et la passion, comme mobiles des actions humaines. Dans le grand débat entre la fatalité de la passion et la liberté, qui dominait dėja la littérature française classique et spécialement la littérature dramatique, les hommes de 1830 avaient pris parti pour la passion. Ils la considéraient comme irrésistible dans ses entrainements, et fatale. Le caractère imprévu et soudain qu'elle revêt quelquefois, les éclats tragiques qu'elle occasionne, et dont la littérature tire un si grand parti, la firent ériger en principe souverain. On la mit au-dessus des lois sociales qui règlent la vie normale et vulgaire. Au nom des besoins d'une vie d'intensité supérieure on déclara qu'il 1. Th. Gautier, Mademoiselle de Muupon, Préface. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 234 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. serait injuste et d'ailleurs inutile de vouloir plier la passion à des lois qui n'étaient pas faites pour elle. Tandis que Fourier faisait de l' attraction passionnelle. la base de la société qu'il rêvait, voulait que la passion, qui vient de Dien, ne fût ni combattue, ni contrainte, mais orga- nisée et utilisée pour le bien de tous, chacun obéissant à sa passion dominante, mais la faisant servir à l'intérêt commun. les romantiques, moins préoccupés de l'harmonie sociale, faisaient de la passion un instrument de satisfactions égoïstes et le principal ressort des énergies individuelles. Contenue, comprimée dans la vie réelle, la passion prenait done sa revanche au théâtre, dans le roman et dans la poésie lyrique: elle régnait sur la littérature romantique où se développaient et prenaient corps les principes de la nouvelle morale. C'était en effet une morale nouvelle, une morale du sentiment, qui s'opposait à la sagesse équilibrée de la bourgeoisie et à la morale sociale. La charité y tenait une large place, les réha- bilitations y étaient faciles et fréquentes. La rédemption y ressortait de l'intensité mème du sentiment. Une passion faible n'était pas toujours digne d'absolution, mais nue passion forte devenait innocente et même légitime dès qu'il était plus difficile de lui résister. La charité d'une part. Vénergie passionnelle de l'autre, prenaient la place de la justice et de la raison. Les néo-romantiques n'auront pas la même attitude. D'après eux, leurs ainés sont partis d'un point de vue juste. Ils ont en raison de proclamer l'indépendance de l'art à l'égard de la morale, mais dans leur ardeur, ils sont allés. trop loin à la morale bourgeoise ou démocratique ils ne devaient pas opposer une autre morale. Naturellement ils ont été immoraux au regard des bourgeois et des socialistes, et ceux-ci n'ont pas eu cette fois tout à fait tort. On trouve à plusieurs reprises, exprimée dans la Correspondance de Flaubert, l'idée que la charité qui pardonne est une belle Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 235 vertu, mais que la justice qui rend à chacun son dû et traite chacun selon son mérite vaut infiniment mieux pour la société et pour les individus. A propos d'une pièce de la Légende des Siècles où le sultan Mourad, couvert de crimes, est finalement sauvé pour avoir chassé des mouches d'auprès d'un pore agonisant, Flaubert se rencontre avec un homme auquel il applique ordinairement les qualificatifs les plus méprisants, avee Proudhon. Morale de forbans! s'écrie l'écrivain révolutionnaire, qui ajoute: L'école romantique a été le plus énergique de nos dissolvants.... Elle a perdu chez nous la conscience en niant les règles de la justice.... C'est la charité mise au-dessus des lois,... un bon mouvement rachetant tous les crimes: Un pourceau secouru pèse un monde opprimé Flaubert ne dit pas autre chose Les romantiques auront de beaux comptes à rendre, écrit-il à G. Sand, avec leur sensi- bilité immorale. Rappelez-vous une pièce de V. Hugo dans la Légende des Siècles où un sultan est sauvé parce qu'il a eu pitié d'un cochon; c'est toujours l'histoire du bon larron, béni parce qu'il s'est repenti..... Le catholique Barbey d'Aurevilly formule à un autre point de vue la même condamnation des maximes morales, ou immorales, du romantisme. Selon lui la mission du moraliste. doit être réservée au prêtre qui seul a qualité pour juger, condamner, absoudre ou réhabiliter. L'artiste doit se séparer des moralistes sans mandat et sans autorité qui pullulaient dans ce temps-là, où, sous l'influence de certains drames et de certains romans, on voulait se donner les airs de relever comme des pots de fleurs renversés les femmes qui tombaient.... Le prêtre seul peut relever de pareilles chutes'..... 1. Proudhon, Du principe de l'art. 2. Flaubert, Corresp., IV, 82. 3. B. d'Aurevilly, Une vicille muitresse, Préfare, Diegtied by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 236 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Ce n'est pas à dire, bien entendu, que les néo-romantiques s'associent à la réaction vigoureuse que l'on menait alors contre le romantisme. L'école du Bon Sens, par exemple. école de morale ou plutôt de sagesse bourgeoise, où les représentants de la vertu pratique et pondérée sont parés de graces un peu gauches, est considérée par eux comme une école de platitude, aussi bien au point de vue de la morale qu'au point de vue des formes littéraires. Ponsard et Augier sont de la part de Flaubert, de Leconte de Lisle, de Th. de Banville, de Baudelaire, l'objet du plus grand mépris, non seulement parce qu'ils font de l'art bourgeois, de la poësie prosaïque et sans idéal, non seulement même parce qu'ils enseignent la morale bourgeoise, mais parce qu'ils apportent dans ce qu'ils font une arrière-pensée morale, quelle qu'elle soit. Cela seul suffirait à les empêcher d'être artistes, s'ils avaient par ailleurs les qualités qu'ils n'ont pas. Le rôle des artistes n'est pas de changer les conditions de la vie, mais de la représenter telle qu'elle est. D'ailleurs ceux qui se mêlent de moraliser sont suspects. On sent trop, dans leurs thèses morales, l'intérêt d'un parti, l'intérêt d'une cause. et aussi l'intérêt de l'avocat. On les soupçonne de chercher moins le progrès moral pour autrui que le succès pour eux- mèmes. Il est plus facile de se faire avec ou plus ou moins de style l'interprète d'opinions généralement approuvées, ou même de théories propagées par une minorité bruyante, que de faire vraiment œuvre d'écrivain Nous n'avons plus besoin de fantaisie, écrit Flaubert à Bouilhet qui venait d'éprouver un échec; à bas les rèveurs! A l'œuvre! Fabriquons la régénération sociale! L'écrivain a charge d'ames,... etc. Et il y a la dedans un calcul habile. Quand on ne peut pas entrainer la société derrière soi, on se met à la remorque.... alors la machine en mouvement vous emporte. C'est un moyen d'avancer¹.. 1. Flaubert, Corresp., III. 18. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 237 Aux yeux de l'artiste pur rechercher le succès est déjà une tare; c'en est une plus grave de le rechercher hypocrite- ment. Les néo-romantiques ne seront donc ni moraux ni immo- raux. Ils ne prècheront ni la morale bourgeoise, ni la morale socialiste, ni même la morale romantique. C'est à peine si l'on peut relever chez quelques-uns d'entre eux quelques ves- tiges de l'immoralisme romantique; tel le Satanisme de Baudelaire qui provoque comme un défi la pondération bour- geoise. Il s'agit d'actes inspirés par ce Démon de la Perversité qui est passé des œuvres d'Edgar Poë dans les Petits Poèmes en prose de Baudelaire. Etre satanique, c'est nuire à autrui sans profit pour soi-même, c'est être un malfaiteur désinté- ressé, faire le mal pour le mal, ne pas hésitem á infliger à un ètre sentant une souffrance même atroce pour se procurer le plaisir médiocre de contempler cette souffrance en dilettante. Égoïsme qui serait monstrueux s'il était pris au sérieux, et si l'on n'y voyait un moyen comme un autre de stupéfier par une outrance voulue le bourgeois placide, médiocre dans le mal comme dans le bien. Si l'on néglige cette affectation d'immoralisme, qui se ren contre quelquefois, on verra que les néo-romantiques sont de parti pris amoraux. Au contraire de leurs aînés, ils évitent de se prononcer sur les questions de morale, ou s'y refusent catégoriquement. Vers 1830, on attaquait, on déformait, on réformait la loi morale. Vers 1830 ou 1860 les néo-romantiques ou les réalistes de l'art pour l'art estiment que la morale a sou domaine, l'art le sien, et que chacun doit rester chez soi. 1. Cf. sortout le Mauvais vitrier et tasummons les paueres, 2. Cf. re que Taine écrivait à Guillaume Guizut 125 octubre 1853) Chacun chez soi, c'est ma grande thèse. Dans la vie pratoque, la morale est reine..... Mais si je la vois et si je l'aime dans son domaine, je la repousse du domaine des autres. L'art et la science sont indépendante. Elle ne doit avoir aneune prise sur eux; jamais l'artiste avant de faire une slatue, jamais le philo- sophe avant d'établir une loi ne doivent se demander si celle statue sera utile aux morurs, si cette loi portera les hommes à la verin. L'artiste n'a Diegtied by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 238 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Comment s'explique, se justifie cette attitude? On se refuse souvent à accepter que l'artiste puisse professer une pareille indifférence à l'égard de la morale. Que la morale subisse par les tiraillements des partis des altérations sen- sibles pour des intelligences élevées et des cœurs droits. et que l'artiste ne veuille pas s'en rendre complice, soit; mais n'est-ce pas à lui justement qu'il appartient de restituer à la loi morale son caractère incontestable, de l'élever au-dessus de la mêlée sociale? N'y a-t-il pas d'ailleurs des principes que tout le monde s'accorde à vénérer, sinon à pratiquer? La charité, la générosité, la piété filiale, la fermeté dans le malheur, l'amour du prochain, la justice, ne sont-ce pas des vertus dont la pratique fait l'homme meilleur, et que l'artiste a le devoir de faire briller aux yeux de ceux qui hésitent sur la route à suivre? N'est-ce pas un devoir de fra- ternité, presque de probité pour l'artiste, de rendre à T'humanité ce qu'il en a reçu, et même plus qu'il n'en a reçu, en enseignant l'honnêteté; de vulgariser, en l'épurant encore. l'idéal de moralité que les morts lui ont laissé en héritage? En réponse à ces postulations l'art pour l'art énonce un certain nombre de principes qui ne sont pas toujours très bien coordonnés et qu'il ne faut pas trop chercher à systé matiser. Tous convergent naturellement vers cette conclusion absolue: l'art indépendant. On peut les ramener à ces deux thèses: 1º Le véritable artiste n'a pas à se préoccuper de la morale: Au surplus Fart vrai n'est jamais immoral; il est même naturellement moral, et d'une moralité supérieure. Il semble en effet qu'en matière d'art la préoccupation morale puisse revêtir deux ou trois formes principales: pour but que de produire le beau, le savant n'a pour but que de trouver le vrai. Le cisanger en predinateurs, c'est les détruire. li n'y a plus ni art, ni science les que l'art et la science deviennent des instruments de pedagogie et de gouvernement. (Taime, Fervexp. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 239 L'artiste peut d'abord voiler, masquer, ou même retrancher de ses représentations les choses immorales. C'est le procédé le plus simple. Ou bien il peut se hasarder å les représenter, mais en corri- geant ce que le spectacle aurait de dangereux par la démons- tration qu'une conduite conforme à la morale est belle ou avantageuse, ou les deux à la fois, c'est-à-dire qu'elle est fina- lement récompensée soit par des profits matériels, soit par la considération publique, soit par l'estime d'une élite, soit seulement, chez l'homme vraiment vertueux, par le contente- ment de sa conscience. Cette démonstration peut se faire en arrangeant les faits de telle façon que le lecteur doive con- clure dans ce sens; elle se réalise encore par la conception de caractères appropriés à ce dessein, les uns d'une beauté idéale, les autres tout à l'opposé, et imaginés de façon à ne laisser aucun doute sur les sentiments de désapprobation que l'auteur éprouve à leur égard. Enfin l'auteur peut intervenir lui-même directement, pour juger, condamner, louer en personne; comme il peut se décharger de ce soin sur un ou plusieurs personnages qui sont manifestement les interprètes de son opinion, et qui le représentent dans son œuvre. En un mot il faut, quel que soit le procédé employé, qu'on sente que l'auteur flétrit ou tout au moins désapprouve le mal qu'il déerit. Or l'Art pour l'Art refuse de tenir compte de ces exigences de la morale, et la raison le plus souvent invoquée est le caractère de vérité et de sincérité que l'œuvre ne doit jamais. cesser de présenter. Par exemple, retrancher de l'art la représentation de l'immo- ralité, c'est purement et simplement rendre l'art impossible. • Proscrire de l'art la peinture du mal, dit Théophile Gautier, équivaudrait à la négation de l'art même. Car l'objet de 1. Feydean. Th. Gautier, p. 03. Digitized by Google Original from LINIVERSITY OF MICHIGAN 210 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. l'art est de représenter l'ensemble de la vie; un art incomplet et mutilé, des peintures menteuses ne laisseraient voir qu'un aspect des choses. Ce serait aussi faux qu'un dessin sans ombres. Dans son réquisitoire contre Modame Bovary l'avocat impérial Pinard, parlant au nom de la morale publique, reconnait lui-même que la morale stigmatise la littérature réaliste non parce qu'elle peint les passions la haine, la vengeance, l'amour, l'art doit les peindre, le monde ne vit que là-dessus, el mais quand elle les peint sans frein. sans mesure. L'art sans règle n'est plus l'art..... Mais le dogme romantique de la liberté de l'art proclamé par Hugo, qui déclarait qu'il ne savait pas en quoi étaient faites les limites de l'art', est toujours debout, et à lui seul il suffirait pour faire écarter cette prétention. D'ailleurs que d'arbitraire dans la fixation de cette limite! Quelles règles suivre, et qui aura qualité pour les déterminer? Questions inso- lubles. Seule, du reste, l'absolue liberté de l'art est compatible avec la vérité. Toute préoccupation morale limitative, sous quelque forme que ce soit, ne peut que fausser la peinture de la vie. On parle d'arranger les faits de manière que la beauté et l'avantage du Bien apparaissent clairement, en regard de la laideur et des dangers du vice, mais en est-il ainsi dans la vie? Est-ce la faute du romancier si, dans la réalité, le vice est souvent séduisant? Il faut bien qu'il en soit ainsi, sans quoi il n'y aurait pas de vicieux. Done on devra représenter le vice avec toutes ses séductions, sous peine de fausseté et même d'illogisme. Il faudra, dit Barbey d'Aurevilly, faire comme les peintres qui donnent à cette bourrelle d'Hérodiade. tous les charmes de la femme. De même il arrive dans la vie que le vice triomphe. Cela aussi, il le faut bien; s'il étail 1. V. Hago, Perface des Orientaler. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 241 toujours puni, il disparaîtrait sans doute à la longue. C'est l'espoir du succès ou au moins de l'impunité qui l'entretient. Si cet espoir ne se réalisait jamais, on serait peu tenté. L'art ne devra donc pas hésiter à peindre le vice triomphant quand les circonstances s'y prétent. C'est ainsi que l'artiste n'a rien à diminuer du péché et du crime. Il les exposera avec sincérité, sans en rien cacher, confiant dans notre honnêteté pour les reconnaître, même sous des dehors brillants, et les condamner. Le réel est composé de bien et de mal associés. dans une proportion infiniment variable. Non seulement on peindra le mal à côté du bien, et même le mal dominant le bien, mais on pourra représenter quelquefois le mal seul sans le bien. Le bien ne manque pas d'attraits. Il a son charme, sa poésie, sa fleur, mais il y a aussi les fleurs du mal. Le mal est le mal. Il est entendu qu'il ne faut pas le donner pour le bien, mais il a sa beauté spéciale et troublante qui ne saurait être en dehors de l'art puisqu'elle n'est pas en dehors de la vie. Des poètes illustres, dit Baudelaire, s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal.' L'avocat impérial Pinarl, il faut revenir a lui puisqu'il est la voix même de la moralité publique ou du moins de la moralité officielle, reprocha à Flaubert d'avoir représenté son héroïne, Emma Bovary, heureuse quelque temps, pas long- temps, après l'adultère, de l'avoir montrée embellie physique- ment par cel amour défendu et s'y complaisant, de ne pas avoir fait suivre la faute d'un repentir immédiat, en un mot d'avoir fait de cette passion coupable une peinture séduisante. Mais, si cet amour auquel succombe la jeune femme était sans attrait, nous ne nous expliquerions pas qu'elle y ait 1. Bao-lelaire, premier projet de Préface pour les Fleurs de Mal. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. succombé. La peinture serait peut-être morale; au point de vue de l'art, elle serait fausse. Nous savons bien que Racine prend soin de peindre Phèdre avec des couleurs qui font connaitre et haïr la difformité du vice', mais dans la réalité re caractère difforme et haïssable n'apparaît pas toujours aussi nettement. Le faire ressortir est l'affaire du moraliste. Ce n'est pas celle de l'artiste, dont le dessein est même tout différent. Car ce n'est pas le côté difforme du vice qui explique la ten- tation et la chute, c'est l'autre, le côté attravant. C'est done de ce côté-là que l'artiste portera les ressources de son art. Je veux voir triompher le bien, écrit George Sand a Flaubert; que les faits écrasent l'honnète homme, j'y con- sens, mais qu'il n'en soit ni souillé ni amoindri, et qu'il aille au bücher en sentant qu'il est plus heureux que ses bour- reanx. Voilà une phrase qui parait exprimer d'une manière assez typique le désir des âmes honnêtes, justes et bienveil lantes, Mais se sentir en allant au bücher plus heureux que ses bourreaux, c'est un trait au-dessus de la nature humaine: c'est le fait d'un héros peu commun. Combien y a-t-il de tels héros dans la vie réelle? Que Thonnête homme encoure la ruine ou la mort sans en être amoindri ni souillé, cela est possible à coup sûr, et rela arrive; mais il est nécessaire de s'entendre. Qu'il y ait amoindrissement et souillure de l'honnète homme aux yeux de l'auteur et du lecteur, non, sans doute, mais que cette déchéance accompagne l'écrasement du juste méconnu dans le milieu on Timagination de l'auteur l'a placé, c'est l'ordi- naire train des choses, Sans quoi l'événement demeurerait accidentel, anormal, peu explicable. Il y a plus. Supposons que l'homme de bien succombe sous les coups du sort, ou virtime de je ne sais quelle hostilité injustifiable, aura-t-il offert sa gorge comme une victime rési- 1. Racine, Phedre, Preface. 2.4. Sand, Curersp., Lettre du 12 janvier 1826 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 243 gnée, appelé le martyre sans résistance, tendu toujours l'autre joue aux affronts? En ce cas, ce serait un saint, c'est-à-dire un être exceptionnel. Mais s'il y a de sa part, ce qui est plus naturel, résistance et lutte, aura-t-il lutté sans passion, reçu les coups sans haine ni rancune, sans désir de vengeance? Naura-t-il jamais senti se développer en lui des sentiments mauvais qu'il ne se connaissait pas? Naura-t-on jamais vu éclore sur ses lèvres: Ce rire amer De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes. Naura-t-il jamais, jamais, répondu au mal par le mal? Jeté dans l'adversité et la misère, continuera-t-il avec un scrupule invariable l'observance de vertus faciles à pratiquer dans le bonheur et dans l'aisance, mais dont l'exercice est plus diffi- cile aux malheureux? En un mot à la déchéance sociale, à la ruine matérielle, aux infortunes physiques, aucun degré de déchéance morale ne viendra-t-il jamais s'ajouter? L'auteur dit moral ne résistera pas au désir de créer un caractère assez idéalement bon pour ne pas ressentir l'in- fluence de circonstances mauvaises conseillères, et, s'il est habile, la vraisemblance pourra n'en pas trop souffrir, parce que de tels caractères répondent a un besoin de la conscience publique, besoin qui illusionne notre intelligence, mais pour la vérité, pour la sincérité, c'est autre chose. L'esprit de moralité, bon et louable en soi, nuit en matière d'art à la vérité. Voilà pourquoi l'intention moralisatrice diminue la vie dans l'art et tend à le réduire à l'état d'abstraction. Je dis, écrit Baudelaire, que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique, et il n'est pas impru- dent de parier que son œuvre sera mauvaise, Mauvaise, pas aux yeux de tout le monde. Il existe un très 1. Baudelaire, Fleurs du Mal, L.XXXL. 2. Baudelaire, Art romantique, Etude sur Th. tioutier, p. 1. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 214 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. grand nombre de personnes qui, n'ayant pas l'habitude de l'observation sérieuse, pratiquée sur elles-mêmes ou sur les autres, se font du bien une conception tout idéale et conven- tionnelle, entretenue précisément par les œuvres de la litte- rature dite morale, où les caractères et les événements sont transfigurés dans un sens optimiste. C'est au regard de cette conception abstraite que ces personnes jugent des représen- tations réalistes de la vie. Elles prétendent y trouver cette moralité, d'ailleurs d'autant moins précise qu'elle est plus idéalement parfaite, plus dépourvue de rapport réel avec les mobiles complexes et mêlés de nos actions et avec les cir- constances vraies qui entourent nos existences et influent sur elles. Elles requièrent cette moralité dans l'art avec d'autant plus d'instances que la vie refuse, et pour cause, de la leur présenter. Vous entendez dire couramment que la vie étant bien assez laide en elle-même, c'est bien le moins que l'art offre des spectacles agréables, consolants, flatteurs, moraux et moralisateurs. On s'écrie à la vue des peintures réalistes: Mais nous ne sommes pas si laids, si mauvais que cela! Mais il n'y a pas que des coquins dans le monde! Sans vouloir con- sölérer, d'une part, qu'on n'est ni si beau ni si bon qu'on se plaît à l'imaginer, el, d'autre part, que les personnages qu'on qualitie de conquins sont souvent des créatures de moralité moyenne, quelquefois même au-dessus de la moyenne, qu'un ensemble de circonstances dont on refuse de tenir comple a pu faire dévier de la ligne droite, et que d'autres influences pourraient peut-être y ramener. J'ai voulu, dit Émile Zola de sa plus belle œuvre, peindre la déchéance fatale d'une famille onvrière dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de Fivrognerie et de la fainéantise, il y a le reláche- ment des liens de la famille, les ordures de la promiscuité. Foubli progressil des sentiments honnêtes, puis, comme dénonement, la honte et la mort.... C'est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple qui ne mente pas et Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 243 L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. qui ait l'odeur du peuple.... Mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gåtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent'.. Voilà le vrai point de vue de l'artiste exposé par un écri- vain qui ne croyait pas à l'art pour l'art. Mais on ne prend pas la peine de s'y placer. On ne voit que le déchirement brusque du voile de convention morale dont on se plaisait à voir l'art envelopper ses représentations; on est heurté, froissé, indigné, on s'écrie comme cette lectrice de Germinie Lacerteux à propos des Goncourt: Les malfaiteurs! on ne saurait trop les injurier bassement.... Ils vous font regarder des plaies honteuses avec curiosité. On parle de chirurgie! Quand un chirurgien a une plaie en main, il la nettoie et y colle sur l'heure un pansement qui la couvre et qui la cache. Il est vrai que les Goncourt laissaient à d'autres le soin de guérir, mais cette lectrice indignée oubliait que, au moral comme au physique, seules les plaies révélées et décou- vertes peuvent être soignées, et que cacher le mal, c'est s'in- terdire d'y porter remède. Il reste que l'auteur intervienne, soit personnellement, soit par l'intermédiaire d'un de ses personnages, pour flétrir le mal et célébrer le bien. Mais c'est là un procédé que l'Art pour l'Art n'admet pas davantage. Toujours au nom de la vérité, on le repousse comme grossier et faux. Cette inter- vention de l'auteur a-t-elle un équivalent dans la vie? Non évidemment. Alors pourquoi embarrasser ses représentations de réflexions morales? On a reproché à Flaubert, après Madame Bovary (Sainte-Beuve notamment), de n'avoir placé dans son roman aucun personnage chargé de représenter la morale Absurdité! s'écrie Baudelaire, éternelle et incor- rigible confusion des fonctions et des genres! Une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire. La logique de 1. E. Zola, Préface de l'ezondir, 2. Rapporte par J. Alam, Mes sentiments et nos idées avant 187, p. 21. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 246 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion'. Avons- nous besoin qu'on nous dise qu'Emma Bovary est coupable: Ne le savons-nous pas? Ne le voyons-nous pas? Et où est le moraliste féroce qui exigerait pour la malheureuse un chati- ment plus cruel que celui qui lui est infligé par la vie! De même Th. Gautier dit de Baudelaire que chez lui la faute est toujours suivie de remords, d'angoisses, de dégoût, de désespoirs, et se punit elle-même, ce qui est le pire sup plice. Prenons garde d'ailleurs que si l'auteur nous avertit trop souvent, trop clairement, que nous ne devons pas nous associer aux mauvais sentiments qu'il est bien obligé d'exprimer, que nous devons, au contraire, nous unir à lui pour les réprouver, l'effet de vérité est affaibli, l'illusion souffre de cette constante el trop visible présence de l'auteur derrière ses personnages. Il faut que les marionnettes s'agitent sans qu'on voie les expressions diverses qui peuvent se sue- réder sur la physionomie du montreur. Mais la démonstration morale n'est pas seulement à rejeter en dehors de l'art au nom de la vérité et de l'esthétique; elle est impossible et illusoire rationnellement. L'art peut bien persuader en agissant sur les sentiments; il le peut non sans perdre en valeur esthétique proprement dite, mais enfin il le peat. Ce qui lui est impossible, c'est de prétendre à une démonstration rationnelle Malgré tout le génie que l'on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, dit Flaubert en une phrase souvent reproduite, une autre fable pourra servir de preuve contraire; car les dénoue- ments ne sont point des conclusions; d'un cas particulier, il ne faut rien induire de général, et les gens qui se croient par là progressifs vont à l'encontre de la science moderne. laquelle exige qu'on amasse beaucoup de faits avant d'établir 1. Bawbelaire, Jetode du is netobre 1, 2. Th. Gautier. Notice à Houdelaire, p. 38. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 247- L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. une loi. Jamais, en effet, une fable, c'est-à-dire une fiction, quelque chose d'imaginé, ne pourra être estimé à la valeur d'un fait; ce sera toujours l'expression d'une opinion indivi- duelle, et quand même cette fable reposerait sur une donnée vraie, même si cette donnée était par impossible interprétée avec la plus rigoureuse exactitude, sans subir de la part de l'imagination de l'écrivain aucune déformation (ce qui, soit dit en passant, serait contraire à la définition même de l'art, et nous ferait passer dans le domaine de la science), on ne serait jamais en présence que d'un cas particulier insuffisant pour établir une loi à lui tout seul, ou servir de fondement à une démonstration quelconque. Prétendrait-on résoudre la question sociale, ou seulement les problèmes moraux les plus simples, en assemblant dans la courte étendue d'un roman ou d'une pièce de théâtre certains traits tendancieux, ou en com- binant une situation en vue d'une conclusion qui ne repré- sentera jamais que l'opinion d'une personne? Qu'est-ce que cela prouverait? Cela fait penser aux romanciers militaires qui, composant des batailles imaginaires, disposent selon leur fantaisie des armées et des flottes, arrangent des campagnes entières à leur gré. Qui penserait sérieusement à tirer de ces récits une conclusion relative aux guerres futures? Au point de vue moral, il en va de même. Une péripétie imaginée en vue de l'effet esthétique ne saurait recevoir la valeur d'une preuve; un exemple inventé pour illustrer une thèse morale ou sociale, si saisissant que vous le supposiez, ne peut tenir lieu d'un fait. Donc l'art ne peut en aucune façon se mettre au service de la morale sans mentir à sa propre destination et sans perdre en qualité. La poésie, dit Baudelaire, ne peut pas, sous peine de mort et de déchéance, s'assimiler à la science ou à la morale.... Les modes de démonstration des vérités sont autres et sont ailleurs. 1. Flaubert. Preface aux Dernières channx de Bouilhet. 2. Baudelaire, Art maulique, Kimdr sur Th. Ganber, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 218 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. D'autre part l'art, l'art vrai n'est pas immoral. La première raison en est que la vérité, qu'il vise exclusi vement, ne peut être elle-même immorale. C'est une idée qu'on trouve assez souvent exprimée chez Flaubert, chez Baudelaire, chez les Goncourt, que le spec tacle de la vie sociale, en l'état de civilisation où nous sommes parvenus, quand il est présenté en toute impartia- lité et sincérité, avec un strict souci de vérité, n'est jamais immoral, ne doit pas, ne peut pas l'être. La conscience du lecteur suffit à faire justice de ce qui doit être condamné, a condition, bien entendu, que l'auteur ne cherche pas à l'égarer. Si le lecteur, dit Flaubert, ne tire pas d'un livre la moralité qui doit s'y trouver, c'est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l'exac titude. Car du moment qu'une chose est vrase, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu'ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas comme ça dans la vie. Et Baudelaire dit dans le même sens Y a-t-il un art pernicieux? Oui, c'est celui qui dérange les conditions de la vie. N'est-ce pas dire que la vie, en soi, n'est pas immo rale, et qu'il suffit de la représenter avec sérieux, avec exac- titude, pour que l'œuvre non seulement ne mérite pas d'être taxée d'immoralité, mais encore ne puisse pas produire sur le lecteur un effet inmoral? Une œuvre comme Mademoiselle de Maupin ne doit pas, par exemple, être considérée comme sérieuse, et servir de type à toutes les œuvres de l'art pur. C'est une œuvre bruyante et excessive dont l'exagération s'explique par les circonstances et un besoin de réagir vigon- reusement contre ceux qui prétendaient, bruyamment eux aussi, pénétrer l'art de morale et de politique. L'intention polémique y est visible, et pas seulement dans la Préface. La vérité représentée avec sérieux et avec un souci exclusif de 1. Flaubert, Correxp., IV, 230, 2. Baudelaire, Art rownabique, thames et romans hommétes, p. 267. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 249 l'art n'a pas ce caractère. Or dans la vie réelle, l'immoralité, la faute, se punit elle-même le plus souvent, comme une déro- gation à l'instinct social. Elle se punit par le remords, qui n'est pas une invention des moralistes, et en outre la conspi- ration des membres de la société contre l'individu qui trans- gresse ses lois intervient encore généralement pour rétablir T'harmonie un instant troublée. Sans doute, il y a des criminels assez endurcis pour être peu sensibles au remords, ou assez habiles pour endormir la défiance perpétuelle de la société et éluder les diverses péna- lités qu'elle a instituées pour se défendre, depuis les chati- ments légaux jusqu'aux différents degrés de la déconsidé- ration, mais ceux-là sont en somme l'exception. Ils peuvent être, cela va sans dire, représentés par l'art comme les. autres, mais si la peinture est vraie, elle sera telle qu'on sen- tira le caractère exceptionnel de leur impunité, de sorte que la moralité générale n'en recevra aucune atteinte. Enfin, il ne faut pas croire que l'artiste soit indifferent au spectacle du vice, parce qu'il se refuse à le condamner expli- citement dans son œuvre. Il y verra, et cela d'autant mieux qu'il sera plus délicat, quelque chose comme une faute de goût, une discordance fàcheuse, une laideur, établissant comme les Anciens entre le Bien et le Beau une identité qui tourne ici au profit de la morale. C'est un point de vue que I'on trouve très bien exposé chez Flaubert et chez Baude- laire: Ce qui exaspère surtout l'homme de goût dans le spectacle du vice, dit Baudelaire, c'est sa difformité, sa dis- proportion. Le vice porte atteinte au Juste et au Vrai, révolte l'intellect et la conscience. Mais comme outrage à l'harmonie, comme dissonance, il blessera plus particulièrement certains esprits poétiques, et je ne crois pas qu'il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels'.. 1. Baudelaire, Art romantique, Etole our Th. Gautier, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 250 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. Voilà comment, chez un artiste qui réfléchit, sans étre pour cela un penseur, ni un philosophe, l'art parvient à satisfaire par ses propres moyens aux exigences de la morale; c'est la délicatesse du sentiment esthétique qui garantit la pureté de la conscience. Le Beau et le Vrai deviennent les fondements du Bien. Une autre garantie de la moralité de l'art pur nous est fournie par la moralité personnelle du véritable artiste. On sait qu'en fait Flaubert, comme Bouilhet, comme Renan, comme Leconte de Lisle, comme Théophile Gautier, comme Baudelaire, ont été des hommes parfaitement hon- nêtes. On ne cite d'eux aucun trait de bassesse ou de cupi dité, aucune trahison, pas la moindre dérogation à l'honneur ou à la délicatesse la plus scrupuleuse. Au contraire ils ont donné sans démonstration et sans bruit de nombreux exemples de désintéressement, de fidélité, de dévouement à leurs amis, de vertu familiale. Flaubert a été le plus respectueux des fils, ne cessant. tout absorbé qu'il était par son art, d'entourer sa vieille mère des soins les plus tendres. Vers la fin de sa vie il fait généreusement le sacrifice de sa fortune en faveur de sa nièce ruinée par des affaires malheureuses. C'était pourtant la garantie de son indépendance d'artiste, son bien le plus cher. Il est le plus dévoué des amis, comme l'éprouva Bouilhet; le plus incapable d'une bassesse. Sous l'Empire, dans le salon de la princesse Mathilde, il proclame son admiration pour V. Hugo avec une fidélité farouche, ainsi que Th. Gau- tier. Leronte de Lisle, dont nous avons déjá cité le désinté ressement, rédige en 1818 une pétition en faveur de l'affran- chissement des noirs, mesure qui devait ruiner et qui ruina sa famille et lui-même. La vie simple et toute de travail de Renan est connue. De même la bonté et le dévouement aux siens de Théophile Gantier. De même la tendre affection Digitized by Google Original from LINIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 251 fraternelle d'Edmond et de Jules de Goncourt. De même la droiture et la noblesse de caractère de Bouilhet. On peut dire sans exagération qu'en eux-mêmes et dans leur vie, ils ont été en général non seulement moraux, mais même bien au-dessus de la moralité moyenne'. Il importe assez peu que cette moralité ait été quelquefois méconnue, et que, par exemple, Flaubert, les Goncourt et Baudelaire aient été traduits en police correctionnelle comme des malfaiteurs. Elle est réelle et ils en ont eu d'ailleurs parfaitement cons- cience: Mauvais temps pour nous que ce temps, disent les Goncourt; la prétendue immoralité de nos œuvres nous dessert auprès de l'hypocrisie du public, et la moralité de nos personnes nous rend suspects au pouvoir. Ils le disent avec une certaine amertume, mais ils parlent de cette mora- lité méconnue sans orgueil. Comme l'art est pour eux plus que la vie, ils ne sont pas autrement fiers de cette moralité usuelle qui fait d'eux des hommes de cœur et d'honnèles gens. Ne pas mentir, ne pas trahir, ne pas tromper dans les rela tions ordinaires de la vie, être fidèle ami, bon fils, est pour cux peu de chose, ou du moins chose toute naturelle. Ce qui importe, ce qui est vraiment bien, c'est de ne pas tromper les autres et soi-même sur la qualité de ce qu'on écrit, d'aller droit son chemin à la recherche du Beau et du Vrai, de suivre sans faiblesse la voie difficile de l'art. C'est cela qui leur donne de l'orgueil, et même, nous l'avons vu, intiniment d'orgueil. C'est d'ailleurs cette application désintéressée et consciencieuse qui les rend moraux dans le sens ordinaire, et ils s'en rendent compte. C'est l'art qui les élève au-dessus des bassesses de la vie. Flaubert compare quelque part l'influence morale de l'art à la contemplation de la mer. II dit avoir remarqué que l'homme de mer est généralement 1. Voir sur les qualités d'homme de Baulelaire, sincerite, delicatesse, fierle, franchise, filelite en amitié, Tappevriation tres favorable de M. J. Lemaitre, pourtant severe pour le poele (Dantewe. W.) 2. Gonconet. Journal, 180 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 252 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. plus généreux, d'âme plus haute que le terrien homme qui a toujours sous les yeux autant d'étendue que l'œil humain en peut parcourir doit retirer de cette fréquen- tation une sérénité dédaigneuse.... Je crois que c'est dans ce sens-là qu'il faut chercher la moralité de l'art. Comme la nature il sera moralisant par son élévation virtuelle et par le sublime'.. Quoi qu'il en soit de cette comparaison, il en résulte qu'aux yeux de Flaubert et aux yeux de tous ceux qui pensent et sentent comme lui, l'art contient en soi un principe excellent de moralité. En offrant à l'imagination un idéal de perfection dont la réalisation toujours imparfaite exige des efforts infinis, il élève l'âme au-dessus des peti tesses auxquelles la plupart des hommes accordent une importance disproportionnée, et dans lesquelles ils se perdent. En effet il y a encore un élément de moralité, et non le moindre, dans la probité intellectuelle qui caractérise le véritable artiste. Il est impossible que le soin, l'application scrupuleuse, la délicatesse avec laquelle il exerce sa fonction essentielle n'ait pas son influence sur toutes ses actions et sur T'ensemble de sa vie. Chez des hommes pour qui l'art est tout, et qui se sont voués à lui entièrement, il y a trop d'unité de caractère pour qu'ils puissent être honnêtes dans l'art et malhonnêtes en dehors de l'art. Tout se tient étroitement: Cette rectitude du cœur dont tu parles, écrit Flaubert. n'est que la même justesse d'esprit que je porte, je crois, dans les questions d'art. Je n'adopte pas, quant à moi, toutes ces distinctions de cœur, d'esprit, de forme, de fond, d'âme et de corps. Tout est lié dans l'homme. Ainsi, à eux appliquée, l'expression de conscience artistique n'a rien de métaphorique. La qualité de leur art a passé dans leur vie. et la moralité de leur vie se sent en retour dans leur art. 1. Flaubert, Corresp.. 1. 29%, 2. 11, 97, Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 253 Ils peuvent dire tantôt que l'honnêteté est la première condi- tion de l'esthétique, et tantôt, tout aussi justement, que l'esthétique est une justice supérieure. L'homme qui consacre à la réalisation d'un idéal élevé, artistisque ou scientifique, des facultés que la plupart emploient à la poursuite de fins intéressées et mesquines, est un être moral et même religieux. C'était, comme on le sait, l'opinion de Renan, chez qui on la trouve développée tout au long. C'était celle de tous. Admettra-t-on maintenant que la moralité de l'artiste puisse ne pas passer dans son œuvre, que le lecteur ne puisse l'y sentir et en faire, s'il le veut, son profit! Cela se pour- rait, s'il s'agissait d'œuvres d'occasion ou de passe-temps, ou encore d'un art vénal dont la condition essentielle serait de répondre au goût du jour, moral ou non. Ce n'est guère possible, quand on est en présence d'œuvres conçues en dehors de toute considération de ce genre, où toute l'appli- cation consciencieuse de l'auteur n'est dépensée que pour y infuser ce qu'il y a en lui de meilleur et de plus élevé, avec l'unique préoccupation du beau et du vrai. Une œuvre qui est le reflet aussi parfait et aussi complet d'un cœur et d'un esprit d'élite, peut-elle ne pas répondre, si on la considère avec intelligence, et en se plaçant au-dessus de préjugés étroits, à la pureté de son origine? Comme, en somme, écrit Th. de Banville, maintes fois taxé pourtant de frivolité et de légèreté, la poésie exprimera ton âme, on y verra se refléter clairement les vices, les faiblesses, les lâchetés et les défaillances de ton âme. Tu tromperas les hommes peut-être, mais non la Muse, que ne saurait duper ton hypocrisie. Aussi ne s'en tient-on pas là, el sontient-on que non seule- 1. Flaubert, Carroep TV, 290, 3. Cf. la Prefave da Elades d'histoire religieno Th. de Banville, Petit tenue de zeropcation Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. ment l'art pur, l'art vrai n'est pas immoral, mais même qu'il est d'une moralité supérieure. L'effort pour parvenir à une représentation sincère des choses, même si le spectacle qu'elles offrent est triste ou peu flatteur, est plus moral que l'art complaisant qui vise, soit à amuser et à distraire, soit à composer des tableaux ou des récits en vue de détourner l'attention de toute laideur morale ou physique, et de faire croire à une universelle et fausse bienfaisance. George Sand remarque dans une de ses lettres à Flaubert que ses récits, à lui, rendent plus tristes les gens qui les lisent, tandis qu'elle, au contraire, voudrait les rendre moins malheureux. Rien n'est plus charitable que son inten- tion, mais est-il sûr qu'il n'y ait pas moins de courage et de dignité dans ce parti pris d'illusion optimiste, que dans l'art sincère qui oblige à regarder le mal en face, bien que la vue n'en soit pas toujours réjouissante. Le vrai moraliste, dit en ce sens Leconte de Lisle, applique à l'étude des mœurs, dans leur noblesse et dans leur dépravation, des facultés diversement compréhensives, fines, énergiques, et profondes. Son œuvre est un miroir dont la netteté fait le prix. Ainsi il n'est pas très bon que la vertu nous soit repré- sentée comme appelant toujours une récompense, quand bien même cette récompense consisterait seulement dans l'estime des honnêtes gens. Baudelaire a beau jeu à se moquer des récits à la façon de Berquin, où, par le parti pris ingenu de F'auteur, la vertu est toujours honorée, le vice toujours haï et puni. C'est d'abord un art hypocrite, faux et trompeur. puisque la vie n'est pas toujours ainsi. C'est aussi une morale médiocre, puisqu'elle repose tout entière sur un continuel appel à l'intérêt, et tend à faire du succès matériel ou moral la condition de la verlu. Nous aimons, dit Renan, que 1. G. Sanderup Lettre du 18 décembre 1975. 2. Lre, de Lisle, Etude our Barbier dans Irs Etudes sur les poètes contes 3. Baudelaire, Arl romantique, trames et romans konadler. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 256 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. n'existe d'enseignement efficace que dans l'art qui n'a d'autre but que lui-même. L'art moralisateur fait penser, quand ses enseignements prennent une forme trop directe, aux images que les sociétés de tempérance font quelquefois afficher dans les écoles ou autres lieux publics pour com- battre le penchant à l'alcoolisme. On y voit d'une part des intérieurs modestes, mais confortables, où respirent le bien- ètre et la gaieté, avec un air de propreté séduisant, des fleurs sur la table et autres agréments, et en regard des man- sardes misérables, des haillons, des enfants malades ou mal- sains, des faces sombres, des traits convulsés par l'ivresse. Cela veut dire: Soyez tempérant; vous aurez ce bien-être et vous éviterez cette infortune. Dans la pensée des auteurs, cette exhortation muette s'adresse au spectateur qui, d'après eux, devra évidemment se dire: Dans ces conditions, com- ment ne serai-je pas tempérant? On ne peut soutenir que ces représentations soient absolument inutiles malgré leur ingé- nuité, car l'imagination de l'enfant qui n'a pas encore vécu peut en être frappée assez fortement pour qu'il en conserve longtemps au fond du cœur une secrète et salutaire épou- vante. Mais le passant qui, lui, a vécu, qui connait pour T'avoir éprouvée, y avoir résisté ou succombé, toute la sedue- tion du poison, celui-là hausse les épaules: Bonne intention, représentation puérile. Il sait que, dans la vie, le vice ne s'offre pas sous cet aspect simplifié et repoussant, par lequel la faute serait rendue incompréhensible. Il en veut connaitre l'attrait, c'est-à-dire l'élément à la fois le plus intéressant et le plus instructif. Or c'est l'art indépendant qui lui fera com- prendre ce que l'homme cherche et trouve dans l'alcool, et par suite l'attirance terrible du vice. Quand les Goncourt lui auront montré Thomme du peuple à qui ses rêves étaient servis sur le comptoir . et qui, pour trois sous, était sür 1. Ler. de Lisle, Etude sur lex portes contemporains (Barbieri Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. d'avoir un petit verre de bonheur, et pour douze un litre d'idéal; quand Baudelaire lui aura fait entendre le chant consolateur que l'âme du vin adresse du fond des bouteilles aux déshérités de la vie, il comprendra la séduction et en même temps il sera averti du danger. Là est la leçon sérieuse et vraiment efficace, car, si un être jeune et naïf peut être pour longtemps détourné du vice par ces imageries grossières, il peut aussi n'en étre que distrait jusqu'au jour où la tentation se présentera pour la première fois sous sa forme attrayante. Alors il sera plus exposé qu'un autre à succomber, défiant de l'enseignement qu'il aura reçu, s'apercevant qu'on lui a menti, n'étant pas préparé à la résis- tance contre un péril qui se présente sous un aspect inconnu. Autrement efficace sera la peinture de celui qui aura mis en lumière toute la puissance séductrice du vice, en montrant en même temps qu'il est souvent, non toujours, puni par la loi naturelle et la loi humaine. Souvent, non toujours; car essayer de montrer, contre la vérité, que le vice est toujours puni, c'est encore s'exposer à être démenti par la réalité, et à donner un de ces enseignements que la vie frappe tot ou fard de stérilité. Ainsi se réalise de lui-même, sans qu'on le cherche, et même, doit-on dire, à la condition qu'on ne le cherche pas, l'accord de l'esthétique et de la morale. Voila ce qui fait que la vertu d'un grand artiste, c'est son geniete la mora- lité de l'artiste est dans la force et la vérité de sa peinture que la morale de l'art consiste dans sa beauté même. Ce n'est done plus seulement au nom de l'art qu'on inter dira de déformer la vérité dans le sens du Bien, c'est aussi au nom d'une moralité supérieure. L'art et la morale, chacun bien compris, s'accorderont finalement. 1. Leconte de Lisle, Avant-Propos des Etudes sur les puetes contempurains. 2. Barbey d'Aurevilly. Prefare d'Une rieille maitress 3. Flaubert, Corresp., HI, it. 17 Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. De tout cela il résulte que, dans l'œuvre d'art comme dans la vie, la moralité doit se dégager d'elle-même. Ce n'est pas à l'artiste, c'est au lecteur de conclure, et sa conclusion dépendra de sa propre moralité. Si on conclut, dit Barbey d'Aurevilly, d'une œuvre d'art vivante et vraie; si on en con clut des choses mauvaises, tant pis pour les coupables rai- sonneurs. L'artiste n'est pour rien dans la conclusion'.. Il se peut que ce soit là le point faible d'une doctrine non seulement soutenable, mais très haute. Pour dégager la moralité qui est contenue dans la vie, ou dans une œuvre que l'on peut presque assimiler au spectacle de la vie pour l'im- partialité et l'absence de tout parti pris, il faut que le lecteur soit lui-même moral et intelligent. Tout, dit-on, est moral aux hommes moraux, omnia sana sanis, mais tous les hommes ne sont pas moraux, et à supposer que le lecteur soit moral d'instinct, il n'est pas sûr qu'il soit toujours assez intelligent pour comprendre la leçon implicite des choses. Il y a eu des époques où l'art était vraiment populaire, s'adressait à tous, répondait aux sentiments de la foule, et où, par suite, les œuvres qu'il produisait étaient facilement com- prises. Leconte de Lisle, Louis Ménard, Renan, vous diront que c'était le cas de la Grèce ancienne. Alors la poésie pou- vait avoir, sans sortir des conditions de l'art, une action morale qui s'exerçait naturellement. Aujourd'hui, ces temps ne sont plus. L'art, la littérature, ne s'adressent plus à l'en- semble de notre société, ne pénètrent plus les masses popu- laires ou bourgeoises qu'à la condition de s'altérer et de subir une fåcheuse déchéance. L'infériorité de la société con- temporaine, dit Renan, vient de ce que la culture intellec- tuelle n'y est point entendue comme une chose religieuse, de 1. B. d'Aurevilly, Preface d'Une cicille maitresse. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 259 ce que la poésie, la science, la littérature, y sont envisagées comme des arts de luxe qui ne s'adressent guère qu'aux - classes privilégiées de la fortune.... Le peuple est chez nous déshérité de la vie intellectuelle. D'autre part, Flaubert a certainement raison quand il dit que la gloire d'un écrivain ne relève pas du suffrage uni- versel, mais d'un petit groupe d'intelligences qui à la longue impose son jugement». Dans ces conditions, l'art, ou du moins l'art pur, ne s'adresse qu'à des groupes restreints; ses œuvres seront tou- jours ignorées du grand nombre, et même pour ceux qui en prendront connaissance, en quantité relativement faible, la signification morale en restera incertaine, si elle n'est tout à fait inaperçue. • Tous les personnages de ce livre, écrit George Sand à Flaubert en parlant de l'Education sentimentale, sont faibles ou avortent, sauf ceux qui ont de mauvais instincts; voilà le reproche qu'on te fait, parce qu'on n'a pas compris que tu voulais précisément peindre une société déplorable qui encou- rage ces mauvais instincts et ruine les nobles efforts; quand on ne nous comprend pas, c'est toujours notre faute. Ce que le lecteur veut avant tout, c'est de pénétrer notre pensée, et c'est ce que tu lui refuses avec hauteur. Flaubert répondait à cela que dévoiler et préciser sa pensée à lui eût été con- traire à l'impartialité qu'exigeait une représentation exacte, qu'en prenant parti dans un sens ou dans l'autre, il cat immanquablement altéré la vérité objective, et que c'était au lecteur de comprendre. Mais le lecteur, ou du moins le lec- leur moyen, ne comprenait pas. L'artiste devra donc, s'il veut exercer une action, laisser léchir la rigidité des principes de l'art pour l'art, comme le 1. Renan, Questions to stemporaines: Refterious sur Félat des expuits, 1850. 2. Flaubert, Preface aux becséres chensane de Bouilhet. 3. G. Sand, Corresp., Lettre du 12 janvier 1956. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN 260 LA THEORIE DE L'ART POUR L'ART. firent les premiers romantiques, entraînés par les exhorta- tions qu'on leur adressait de tous les côtés; ou, s'il refuse de rien céder sur les principes, il faudra qu'il reconnaisse que le temps de l'action est passé pour le poète. C'est le point de vue de Leconte de Lisle ou de Renan. Moins absolus que Flaubert ou Théophile Gautier, pour qui l'antithèse entre J'art et l'action est inconditionnelle et de tout temps, ils esti- ment que l'action par la poésie n'est pas impossible en elle- même, et qu'elle s'est même exercée autrefois dans certaines conditions, mais que ces conditions ayant aujourd'hui dis paru, elle est devenue illusoire, si l'art reste ce qu'il doit être. ou dangereuse pour lui, s'il s'écarte de son but propre pour la tenter. La poésie, réalisée dans l'art, dit Leconte de Lisle, n'enfantera plus d'actions héroïques, elle n'inspirera plus de vertus sociales. Elle en a inspiré autrefois, chez les Grecs par exemple; elle n'en inspirera plus aujourd'hui. au moins tant que subsisteront les circonstances qui rendent son action impossible, mais elle pourrait peut-être en inspirer de nouveau si la forme de la civilisation se modifiait. En attendant, pour l'artiste digne de ce nom, l'art pour l'art seul est le vrai. C'est ainsi que l'intention morale sera écartée des œuvres de l'art qu'elle compromettrait, et que l'artiste pourra, devra se consacrer exclusivement à l'art sans se laisser détourner de son objet propre par la préoccupation d'enseigner le bien, qui ne le concerne pas. La vie de l'artiste est done tout entière orientée vers l'art uniquement. Tout est pour lui moyen en vue de cette seule fin. C'est l'art qui lui donnera toute la joie et tout le conten- tement qu'il peut espérer. Son désintéressement sera absolu. Il vivra à l'écart de la vie contemporaine, assez près pour 1. Lev. de Liste, Préface des Ramos untrynes. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN L'ART POUR L'ART ET LA MORALE. 261 l'observer, assez loin pour ne pas être contraint de s'y mèler. Toutes les formes de l'action lui seront inférieures; l'ambi- tion comme l'amour lui sont interdits. S'il observe ces règles, par l'effet de leur seule observance, il jouira d'une moralité excellente. Ce qui est immoral, c'est l'art industriel et l'artiste vénal. Immoral aussi celui qui meralise sans sin- cérité, sans conviction vraie, par simple appétit de succès. Mais le contemplateur désintéressé n'a guère de chances de l'être. Sa propre moralité passe dans ses œuvres. Il peut dédaigner les formules consacrées qui servent d'enseigne à tant d'autres. Ses œuvres sont sauvées par leur vérité. Et même, à condition que l'on sache dégager la moralité qu'elles contiennent, elles comportent, sans le chercher, plus d'aver- tissement et une utilité supérieure. Digitized by Google Original from UNIVERSITY OF MICHIGAN